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Chapitre 1Le suicide

1.

– À cheval, dit l’Empereur.

Il se reprit :

– À âne plutôt, fit-il en voyant le magnifique baudet qu’on luiamenait. Waldemar, es-tu sûr que cet animal soit docile ?

– J’en réponds comme de moi-même, Sire, affirma le comte.

– En ce cas, je suis tranquille, dit l’Empereur en riant.

Et, se retournant vers son escorte d’officiers :

– Messieurs, à cheval.

Il y avait là, sur la place principale du village de Capri,toute une foule que contenaient des carabiniers italiens, et, aumilieu, tous les ânes du pays réquisitionnés pour faire visiter àl’Empereur l’île merveilleuse.

– Waldemar, dit l’Empereur, en prenant la tête de la caravane,nous commençons par quoi ?

– Par la villa de Tibère, Sire.

On passa sous une porte, puis on suivit un chemin mal pavé quis’élève peu à peu sur le promontoire oriental de l’île.

L’Empereur était de mauvaise humeur et se moquait du colossalcomte de Waldemar dont les pieds touchaient terre, de chaque côtédu malheureux âne qu’il écrasait.

Au bout de trois quarts d’heure, on arriva d’abord auSaut-de-Tibère, rocher prodigieux, haut de trois cents mètres, d’oùle tyran précipitait ses victimes à la mer

L’Empereur descendit, s’approcha de la balustrade, et jeta uncoup d’œil sur le gouffre. Puis il voulut marcher à pied jusqu’auxruines de la villa de Tibère, où il se promena parmi les salles etles corridors écroulés.

Il s’arrêta un instant.

La vue était magnifique sur la pointe de Sorrente et sur toutel’île de Capri. Le bleu ardent de la mer dessinait la courbeadmirable du golfe, et les odeurs fraîches se mêlaient au parfumdes citronniers.

– Sire, dit Waldemar, c’est encore plus beau, de la petitechapelle de l’ermite, qui est au sommet.

– Allons-y.

Mais l’ermite descendait lui-même, le long d’un sentier abrupt.C’était un vieillard, à la marche hésitante, au dos voûté. Ilportait le registre où les voyageurs inscrivaient d’ordinaire leursimpressions.

Il installa ce registre sur un banc de pierre.

– Que dois-je écrire ? dit l’Empereur.

– Votre nom, Sire, et la date de votre passage et ce qu’il vousplaira.

L’Empereur prit la plume que lui tendait l’ermite et sebaissa.

– Attention, Sire, attention !

Des hurlements de frayeur, un grand fracas du côté de lachapelle, l’Empereur se retourna. Il eut la vision d’un rocherénorme qui roulait en trombe au-dessus de lui.

Au même moment il était empoigné à bras-le-corps par l’ermite etprojeté à dix mètres de distance.

Le rocher vint se heurter au banc de pierre devant lequel setenait l’Empereur un quart de seconde auparavant, et brisa le bancen morceaux.

Sans l’intervention de l’ermite, l’Empereur était perdu.

Il lui tendit la main, et dit simplement :

– Merci.

Les officiers s’empressaient autour de lui.

– Ce n’est rien, messieurs Nous en serons quitte pour la peur,mais une jolie peur, je l’avoue Tout de même, sans l’interventionde ce brave homme…

Et, se rapprochant de l’ermite :

– Votre nom, mon ami ?

L’ermite avait gardé son capuchon. Il l’écarta un peu, et toutbas, de façon à n’être entendu que de son interlocuteur, il dit:

– Le nom d’un homme qui est très heureux que vous lui ayez donnéla main, Sire.

L’Empereur tressaillit et recula. Puis, se dominant aussitôt:

– Messieurs, dit-il aux officiers, je vous demanderai de monterjusqu’à la chapelle. D’autres rocs peuvent se détacher, et ilserait peut-être prudent de prévenir les autorités du pays. Vous merejoindrez ensuite. J’ai à remercier ce brave homme.

Il s’éloigna, accompagné de l’ermite. Et quand ils furent seuls,il dit :

– Vous ! Pourquoi ?

– J’avais à vous parler, Sire. Une demande d’audience mel’auriez-vous accordée ? J’ai préféré agir directement, et jepensais me faire reconnaître pendant que Votre Majesté signait leregistre quand ce stupide accident…

– Bref ? dit l’Empereur.

– Les lettres que Waldemar vous a remises de ma part, Sire, ceslettres sont fausses.

L’Empereur eut un geste de vive contrariété.

– Fausses ? Vous en êtes certain ?

– Absolument, Sire.

– Pourtant, ce Malreich…

– Le coupable n’était pas Malreich.

– Qui, alors ?

– Je demande à Votre Majesté de considérer ma réponse commesecrète. Le vrai coupable était Mme Kesselbach.

– La femme même de Kesselbach ?

– Oui, Sire. Elle est morte maintenant. C’est elle qui avaitfait ou fait faire les copies qui sont en votre possession. Ellegardait les vraies lettres.

– Mais où sont-elles ? s’écria l’Empereur. C’est làl’important ! Il faut les retrouver à tout prix !J’attache à ces lettres une valeur considérable

– Les voilà, Sire.

L’Empereur eut un moment de stupéfaction. Il regarda Lupin, ilregarda les lettres, leva de nouveau les yeux sur Lupin, puisempocha le paquet sans l’examiner.

Evidemment, cet homme, une fois de plus, le déconcertait. D’oùvenait donc ce bandit qui, possédant une arme aussi terrible, lalivrait de la sorte, généreusement, sans condition ? Il luieût été si simple de garder les lettres et d’en user à saguise ! Non, il avait promis. Il tenait sa parole.

Et l’Empereur songeait à toutes les choses étonnantes que cethomme avait accomplies.

Il lui dit :

– Les journaux ont donné la nouvelle de votre mort…

– Oui, Sire. En réalité, je suis mort. Et la justice de monpays, heureuse de se débarrasser de moi, a fait enterrer les restescalcinés et méconnaissables de mon cadavre.

– Alors, vous êtes libre ?

– Comme je l’ai toujours été.

– Plus rien ne vous attache à rien ?

– Plus rien.

– En ce cas…

L’Empereur hésita, puis, nettement :

– En ce cas, entrez à mon service. Je vous offre le commandementde ma police personnelle. Vous serez le maître absolu. Vous aureztous pouvoirs, même sur l’autre police.

– Non, Sire.

– Pourquoi ?

– Je suis Français.

Il y eut un silence. La réponse déplaisait à l’Empereur. Il dit:

– Cependant, puisqu’aucun lien ne vous attache plus…

– Celui-là ne peut pas se dénouer, Sire.

Et il ajouta en riant :

– Je suis mort comme homme, mais vivant comme Français. Jem’étonne que Votre Majesté ne comprenne pas.

L’Empereur fit quelques pas de droite et de gauche. Et il reprit:

– Je voudrais pourtant m’acquitter. J’ai su que les négociationspour le grand-duché de Veldenz étaient rompues.

– Oui, Sire. Pierre Leduc était un imposteur. Il est mort.

– Que puis-je faire pour vous ? Vous m’avez rendu ceslettres… Vous m’avez sauvé la vie… Que puis-je faire ?

– Rien, Sire.

– Vous tenez à ce que je reste votre débiteur ?

– Oui, Sire.

L’Empereur regarda une dernière fois cet homme étrange qui seposait devant lui en égal. Puis il inclina légèrement la tête et,sans un mot de plus, s’éloigna.

– Eh ! la Majesté, je t’en ai bouché un coin, dit Lupin enle suivant des yeux.

Et, philosophiquement :

– Certes, la revanche est mince, et j’aurais mieux aiméreprendre l’Alsace-Lorraine Mais, tout de même…

Il s’interrompit et frappa du pied.

– Sacré Lupin ! tu seras donc toujours le même, jusqu’à laminute suprême de ton existence, odieux et cynique ! De lagravité, bon sang ! l’heure est venue, ou jamais, d’êtregrave !

Il escalada le sentier qui conduisait à la chapelle et s’arrêtadevant l’endroit d’où le roc s’était détaché.

Il se mit à rire.

– L’ouvrage était bien fait, et les officiers de Sa Majesté n’yont vu que du feu. Mais comment auraient-ils pu deviner que c’estmoi-même qui ai travaillé ce roc, que, à la dernière seconde, j’aidonné le coup de pioche définitif, et que ledit roc a roulé suivantle chemin que j’avais tracé entre lui et un Empereur dont je tenaisà sauver la vie ?

Il soupira :

– Ah ! Lupin, que tu es compliqué ! Tout cela parceque tu avais juré que cette Majesté te donnerait la main ! Tevoilà bien avancé « La main d’un Empereur n’a pas plus de cinqdoigts », comme eût dit Victor Hugo.

Il entra dans la chapelle et ouvrit, avec une clef spéciale, laporte basse d’une petite sacristie.

Sur un tas de paille gisait un homme, les mains et les jambesliées, un bâillon à la bouche.

– Eh bien ! l’ermite, dit Lupin, ça n’a pas été trop long,n’est-ce pas ? Vingt-quatre heures au plus… Mais ce que j’aibien travaillé pour ton compte ! Figure-toi que tu viens desauver la vie de l’Empereur… Oui, mon vieux. Tu es l’homme qui asauvé la vie de l’Empereur. C’est la fortune. On va te construireune cathédrale et t’élever une statue jusqu’au jour où l’on temaudira… Ça peut faire tant de mal, les individus de cettesorte ! surtout celui-là à qui l’orgueil finira par tourner latête. Tiens, l’ermite, prends tes habits.

Abasourdi, presque mort de faim, l’ermite se releva entitubant.

Lupin se rhabilla vivement et lui dit :

– Adieu, digne vieillard. Excuse-moi pour tous ces petitstracas. Et prie pour moi. Je vais en avoir besoin. L’éternitém’ouvre ses portes toutes grandes. Adieu !

Il resta quelques secondes sur le seuil de la chapelle. C’étaitl’instant solennel où l’on hésite, malgré tout, devant le terribledénouement. Mais sa résolution était irrévocable et, sans plusréfléchir, il s’élança, redescendit la pente en courant, traversala plate-forme du Saut-de-Tibère et enjamba la balustrade.

– Lupin, je te donne trois minutes pour cabotiner. À quoibon ? diras-tu, il n’y a personne… Et toi, tu n’es donc paslà ? Ne peux-tu jouer ta dernière comédie pour toi-même ?Bigre, le spectacle en vaut la peine… Arsène Lupin, piècehéroï-comique en quatre-vingts tableaux… La toile se lève sur letableau de la mort et le rôle est tenu par Lupin en personne…Bravo, Lupin ! Touchez mon cœur, mesdames et messieurssoixante-dix pulsations à la minute… Et le sourire auxlèvres ! Bravo ! Lupin ! Ah ! le drôle, ena-t-il du panache ! Eh ! bien, saute marquis… Tu esprêt ? C’est l’aventure suprême, mon bonhomme. Pas deregrets ? Des regrets ? Et pourquoi, mon Dieu ! Mavie fut magnifique. Ah ! Dolorès ! Si tu n’étais pasvenue, monstre abominable ! Et toi, Malreich, pourquoi n’as-tupas parlé ? Et toi, Pierre Leduc… Me voici ! Mes troismorts, je vais vous rejoindre… Oh ! ma Geneviève, ma chèreGeneviève… Ah ! ça, mais est-ce fini, vieux cabot ?Voilà ! Voilà ! j’accours

Il passa l’autre jambe, regarda au fond du gouffre la merimmobile et sombre, et relevant la tête :

– Adieu, nature immortelle et bénie ! Moriturus tesalutat ! Adieu, tout ce qui est beau ! Adieu,splendeur des choses ! Adieu, la vie !

Il jeta des baisers à l’espace, au ciel, au soleil… Et, croisantles bras, il sauta.

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