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2.

« Ah ! non, non ! fit-il en se redressant d’un coup.S’il n’y avait que moi, peut-être ! mais il y a Geneviève,Geneviève, qu’il faut sauver cette nuit… Après tout, rien n’estperdu… Si l’autre s’est éclipsé tout à l’heure, c’est qu’il existeune seconde issue dans les parages. Allons, allons, Weber et sabande ne me tiennent pas encore. »

Déjà il explorait le tunnel, et, sa lanterne en main, étudiaitles briques dont les parois étaient formées, quand un cri parvintjusqu’à lui, un cri horrible, abominable, qui le fit frémird’angoisse.

Cela provenait du côté de la trappe. Et il se rappela soudainqu’il avait laissé cette trappe ouverte alors qu’il avaitl’intention de remonter dans la villa des Glycines. Il se hâta deretourner, franchit la première porte. En route, sa lanterne étantéteinte, il sentit quelque chose, quelqu’un plutôt qui frôlait sesgenoux, quelqu’un qui rampait le long du mur. Et aussitôt, il eutl’impression que cet être disparaissait, s’évanouissait, il nesavait pas où. À cet instant, il heurta une marche.

« C’est là l’issue, pensa-t-il, la seconde issue par où ilpasse. »

En haut, le cri retentit de nouveau, moins fort, suivi degémissements, de râles… Il monta l’escalier en courant, surgit dansla salle basse et se précipita sur le baron. Altenheim agonisait,la gorge en sang. Ses liens étaient coupés, mais les fils de ferqui attachaient ses poignets et ses chevilles étaient intacts. Nepouvant le délivrer, son complice l’avait égorgé.

Sernine contemplait ce spectacle avec effroi. Une sueur leglaçait. Il songeait à Geneviève emprisonnée, sans secours, puisquele baron, seul, connaissait sa retraite.

Distinctement il entendit que les agents ouvraient la petiteporte dérobée du vestibule. Distinctement, il les entendit quidescendaient l’escalier de service.

Il n’était plus séparé d’eux que par une porte, celle de lasalle basse où il se trouvait. Il la verrouilla au moment même oùles agresseurs empoignaient le loquet. La trappe était ouverte àcôté de lui… C’était le salut possible, puisqu’il y avait encore laseconde issue.

« Non, se dit-il, Geneviève d’abord. Après, si j’ai le temps, jesongerai à moi »

Et, s’agenouillant, il posa la main sur la poitrine du baron. Lecœur palpitait encore. Il s’inclina davantage :

– Tu m’entends, n’est-ce pas ?

Les paupières battirent faiblement.

Il y avait un souffle de vie dans le moribond. De ce semblantd’existence, pouvait-on tirer quelque chose ?

La porte, dernier rempart, fut attaquée par les agents. Serninemurmura :

– Je te sauverai j’ai des remèdes infaillibles… Un mot,seulement… Geneviève ?

On eût dit que cette parole d’espoir suscitait de la force.Altenheim essaya d’articuler.

– Réponds, exigeait Sernine, réponds et je te sauve… C’est lavie aujourd’hui, la liberté demain… Réponds !

La porte tremblait sous les coups.

Le baron ébaucha des syllabes inintelligibles. Penché sur lui,effaré, toute son énergie, toute sa volonté tendues, Serninehaletait d’angoisse. Les agents, sa capture inévitable, la prison,il n’y songeait même pas, mais Geneviève… Geneviève mourant defaim, et qu’un mot de ce misérable pouvait délivrer !

– Réponds, il le faut…

Il ordonnait, il suppliait. Altenheim bégaya, comme hypnotisé,vaincu par cette autorité indomptable :

– Ri… Rivoli

– Rue de Rivoli, n’est-ce pas ? Tu l’as enfermée dans unemaison de cette rue… Quel numéro ? Un vacarme, des hurlementsde triomphe, la porte s’était abattue.

– Sautez dessus, cria M. Weber, qu’on l’empoigne ! qu’onles empoigne tous les deux !

– Le numéro, réponds… Si tu l’aimes, réponds… Pourquoi te tairemaintenant ?

– Vingt… Vingt-sept, souffla le baron.

Des mains touchaient Sernine. Dix revolvers le menaçaient. Ilfit face aux agents, qui reculèrent avec une peur instinctive.

– Si tu bouges, Lupin, cria M. Weber, l’arme braquée, je tebrûle.

– Ne tire pas, dit Sernine gravement, c’est inutile, je merends.

– Des blagues ! C’est encore un truc de ta façon…

– Non, reprit Sernine, la bataille est perdue. Tu n’as pas ledroit de tirer. Je ne me défends pas.

Il exhiba deux revolvers qu’il jeta sur le sol.

– Des blagues ! reprit M. Weber implacable. Droit au cœur,les enfants ! Au moindre geste : feu ! Au moindre mot :feu !

Dix hommes étaient là. Il en posta quinze. Il dirigea les quinzebras vers la cible. Et, rageur, tremblant de joie et de crainte, ilgrinçait :

– Au cœur ! À la tête ! Et pas de pitié ! S’ilremue, s’il parle à bout portant, feu !

Les mains dans ses poches, impassible, Sernine souriait. À deuxpouces de ses tempes, la mort le guettait. Des doigts se crispaientaux détentes.

– Ah ! ricana M. Weber, ça fait plaisir de voir ça… Etj’imagine que cette fois nous avons mis dans le mille, et d’unesale façon pour toi, monsieur Lupin…

Il fit écarter les volets d’un vaste soupirail, par où la clartédu jour pénétra brusquement, et il se retourna vers Altenheim.Mais, à sa grande stupéfaction, le baron qu’il croyait mort ouvritles yeux, des yeux ternes, effroyables, déjà remplis de néant. Ilregarda M. Weber. Puis il sembla chercher, et, apercevant Sernine,il eut une convulsion de colère. On eût dit qu’il se réveillait desa torpeur, et que sa haine soudain ranimée lui rendait une partiede ses forces.

Il s’appuya sur ses deux poignets et tenta de parler.

– Vous le reconnaissez, hein ? dit M. Weber.

– Oui.

– C’est Lupin, n’est-ce pas ?

– Oui Lupin…

Sernine, toujours souriant, écoutait.

– Dieu ! que je m’amuse ! déclara-t-il.

– Vous avez d’autres choses à dire ? demanda M. Weber quivoyait les lèvres du baron s’agiter désespérément.

– Oui.

– À propos de M. Lenormand, peut-être ?

– Oui.

– Vous l’avez enfermé ? Où cela ? Répondez…

De tout son être soulevé, de tout son regard tendu, Altenheimdésigna un placard, au coin de la salle.

– Là… là, dit-il.

– Ah ! ah ! nous brûlons, ricana Lupin.

M. Weber ouvrit. Sur l’une des planches, il y avait un paquetenveloppé de serge noire. Il le déplia et trouva un chapeau, unepetite boîte, des vêtements… Il tressaillit. Il avait reconnu laredingote olive de M. Lenormand.

– Ah ! les misérables ! s’écria-t-il, ils l’ontassassiné.

– Non, fit Altenheim, d’un signe.

– Alors ?

– C’est lui… lui…

– Comment, lui ? c’est Lupin qui a tué le chef ?

– Non.

Avec une obstination farouche, Altenheim se raccrochait àl’existence, avide de parler et d’accuser Le secret qu’il voulaitdévoiler était au bout de ses lèvres, et il ne pouvait pas, il nesavait plus le traduire en mots.

– Voyons, insista le sous-chef, M. Lenormand est bien mort,pourtant ?

– Non.

– Il vit ?

– Non.

– Je ne comprends pas… Voyons, ces vêtements ? Cetteredingote ?

Altenheim tourna les yeux du côté de Sernine. Une idée frappa M.Weber.

– Ah ! je comprends ! Lupin avait dérobé les vêtementsde M. Lenormand, et il comptait s’en servir pour échapper.

– Oui… Oui…

– Pas mal, s’écria le sous-chef. C’est bien un coup de sa façon.Dans cette pièce, on aurait trouvé Lupin déguisé en M. Lenormand,enchaîné sans doute. C’était le salut pour lui… Seulement, il n’apas eu le temps. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

– Oui… Oui…

Mais, au regard du mourant, M. Weber sentit qu’il y avait autrechose, et que ce n’était pas encore tout à fait cela, le secret.Qu’était-ce alors ? Qu’était-ce, l’étrange et indéchiffrableénigme que le mourant voulait révéler avant de mourir ? Ilinterrogea :

– Et M. Lenormand, où est-il ?

– Là…

– Comment là ?

– Oui.

– Mais il n’y a que nous dans cette pièce !

– Il y a… il y a…

– Mais parlez donc…

– Il y a Ser… Sernine…

– Sernine ! Hein ! Quoi ?

– Sernine Lenormand

M. Weber bondit. Une lueur subite le heurtait.

– Non, non, ce n’est pas possible, murmura-t-il, c’est de lafolie. Il épia son prisonnier. Sernine semblait s’amuser beaucoupet assister à la scène en amateur qui se divertit et qui voudraitbien connaître le dénouement.

Epuisé, Altenheim était retombé tout de son long. Allait-ilmourir avant d’avoir donné le mot de l’énigme que posaient sesobscures paroles ? M. Weber, secoué par une hypothèse absurde,invraisemblable, dont il ne voulait pas, et qui s’acharnait aprèslui, M. Weber se précipita de nouveau.

– Expliquez-vous… Qu’y a-t-il là-dessous ? Quelmystère ?

L’autre ne semblait pas entendre, inerte, les yeux fixes. M.Weber se coucha contre lui et scanda nettement, de façon que chaquesyllabe pénétrât au fond même de cette âme noyée d’ombre déjà :

– Ecoute… J’ai bien compris, n’est-ce pas ? Lupin et M.Lenormand…

Il lui fallut un effort pour continuer, tellement la phrase luiparaissait monstrueuse. Pourtant les yeux ternes du baronsemblaient le contempler avec angoisse. Il acheva, palpitantd’émotion, comme s’il eût prononcé un blasphème :

– C’est cela, n’est-ce pas ? Tu en es sûr ? Tous lesdeux, ça ne fait qu’un ?

Les yeux ne bougeaient pas. Un filet de sang suintait au coin dela bouche… Deux ou trois hoquets… Une convulsion suprême. Ce futtout. Dans la salle basse, encombrée de monde, il y eut un longsilence. Presque tous les agents qui gardaient Sernine s’étaientdétournés, et stupéfaits, sans comprendre ou se refusant àcomprendre, ils écoutaient encore l’incroyable accusation que lebandit n’avait pu formuler.

M. Weber prit la boîte trouvée dans le paquet de serge noire etl’ouvrit. Elle contenait une perruque grise, des lunettes àbranches d’argent, un foulard marron, et, dans un double fond, despots de maquillage et un casier avec de menues boucles de poilsgris – bref, de quoi se faire la tête exacte de M. Lenormand.

Il s’approcha de Sernine et, l’ayant contemplé quelques instantssans mot dire, pensif, reconstituant toutes les phases del’aventure, il murmura : « Alors, c’est vrai ? » Sernine, quine s’était pas départi de son calme souriant, répliqua :

– L’hypothèse ne manque ni d’élégance ni de hardiesse. Mais,avant tout, dis à tes hommes de me ficher la paix avec leursjoujoux.

– Soit, accepta M. Weber, en faisant un signe à ses hommes. Etmaintenant, réponds.

– À quoi ?

– Es-tu M. Lenormand ?

– Oui.

Des exclamations s’élevèrent. Jean Doudeville, qui était làpendant que son frère surveillait l’issue secrète, Jean Doudeville,le complice même de Sernine, le regardait avec ahurissement. M.Weber, suffoqué, restait indécis.

– Ça t’épate, hein ? dit Sernine. J’avoue que c’est assezrigolo Dieu, que tu m’as fait rire quelquefois, quand ontravaillait ensemble, toi et moi, le chef et le sous-chef ! Etle plus drôle, c’est que tu le croyais mort, ce brave M. Lenormandmort comme ce pauvre Gourel. Mais non, mais non, mon vieux, petitbonhomme vivait encore…

Il montra le cadavre d’Altenheim.

– Tiens, c’est ce bandit-là qui m’a fichu à l’eau, dans un sac,un pavé autour de la taille. Seulement, il avait oublié dem’enlever mon couteau Et, avec un couteau, on crève les sacs et oncoupe les cordes. Voilà ce que c’est, malheureux Altenheim… Si tuavais pensé à cela, tu n’en serais pas où tu en es… Mais assezcausé… Paix à tes cendres !

M. Weber écoutait, ne sachant que penser. À la fin, il eut ungeste de désespoir, comme s’il renonçait à se faire une opinionraisonnable.

– Les menottes, dit-il, soudain alarmé.

– C’est tout ce que tu trouves ? dit Sernine… Tu manquesd’imagination… Enfin, si ça t’amuse…

Et, avisant Doudeville au premier rang de ses agresseurs, il luitendit les mains :

– Tiens, l’ami, à toi l’honneur, et pas la peine de t’éreinter…Je joue franc jeu puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement…

Il disait cela d’un ton qui fit comprendre à Doudeville que lalutte était finie pour l’instant, et qu’il n’y avait qu’à sesoumettre. Doudeville lui passa les menottes. Sans remuer leslèvres, sans une contraction du visage, Sernine chuchota : « 27,rue de Rivoli… Geneviève. »

M. Weber ne put réprimer un mouvement de satisfaction à la vued’un tel spectacle.

– En route ! dit-il, à la Sûreté !

– C’est cela, à la Sûreté, s’écria Sernine. M. Lenormand vaécrouer Arsène Lupin, lequel va écrouer le prince Sernine.

– Tu as trop d’esprit, Lupin.

– C’est vrai, Weber, nous ne pouvons pas nous entendre. Durantle trajet, dans l’automobile que trois autres automobiles chargéesd’agents escortaient, il ne souffla pas mot. On ne fit que passer àla Sûreté. M. Weber, se rappelant les évasions organisées parLupin, le fit monter aussitôt à l’anthropométrie, puis l’amena auDépôt d’où il fut dirigé sur la prison de la Santé. Prévenu partéléphone, le directeur attendait. Les formalités de l’écrou et lepassage dans la chambre de la fouille furent rapides.

À sept heures du soir, le prince Paul Sernine franchissait leseuil de la cellule 14, deuxième division.

– Pas mal, votre appartement pas mal du tout, déclara-t-il. Lalumière électrique, le chauffage central, les water-closets… Bref,tout le confort moderne… C’est parfait, nous sommes d’accordMonsieur le Directeur, c’est avec le plus grand plaisir quej’arrête cet appartement.

Il se jeta tout habillé sur le lit.

– Ah ! Monsieur le Directeur, j’ai une petite prière à vousadresser.

– Laquelle ?

– Qu’on ne m’apporte pas mon chocolat demain matin avant dixheures je tombe de sommeil. Il se retourna vers le mur. Cinqminutes après, il dormait profondément.

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