813

2.

Lupin la regarda longuement. Le comte dit :

– On croirait qu’elle sait ce qu’elle fait.

– Non, non, elle ne le sait pas. Seulement son grand-père a dûlui confier ce livre comme un trésor, un trésor que personne nedevait contempler, et, dans son instinct stupide, elle a mieux aiméle jeter aux flammes que de s’en dessaisir.

– Et alors ?

– Alors, quoi ?

– Vous n’arriverez pas à la cachette ?

– Ah ! ah ! mon cher comte, vous avez donc un instantenvisagé mon succès comme possible ? Et Lupin ne vous paraîtplus tout à fait un charlatan ? Soyez tranquille, Waldemar,Lupin a plusieurs cordes à son arc. J’arriverai.

– Avant la douzième heure, demain ?

– Avant la douzième heure, ce soir. Mais, je meurs d’inanition.Et si c’était un effet de votre bonté…

On le conduisit dans une salle des communs, affectée au mess dessous-officiers, et un repas substantiel lui fut servi, tandis quele comte allait faire son rapport à l’Empereur.

Ving minutes après, Waldemar revenait. Et ils s’installèrentl’un en face de l’autre, silencieux et pensifs.

– Waldemar, un bon cigare serait le bienvenu… Je vous remercie.Celui-là craque comme il sied aux havanes qui se respectent.

Il alluma son cigare, et, au bout d’une ou deux minutes :

– Vous pouvez fumer, comte, cela ne me dérange pas. Une heure sepassa ; Waldemar somnolait, et de temps à autre, pour seréveiller, avalait un verre de fine Champagne. Des soldats allaientet venaient, faisant le service.

– Du café, demanda Lupin.

On lui apporta du café.

– Ce qu’il est mauvais, grogna-t-il… Si c’est celui-là que boitCésar ! Encore une tasse, tout de même, Waldemar. La nuit serapeut-être longue. Oh ! quel sale café !

Il alluma un autre cigare et ne dit plus un mot.

Les minutes s’écoulèrent. Il ne bougeait toujours pas et neparlait point.

Soudain, Waldemar se dressa sur ses jambes et dit à Lupin d’unair indigné :

– Eh ! là, debout !

À ce moment, Lupin sifflotait. Il continua paisiblement àsiffloter.

– Debout, vous dit-on.

Lupin se retourna. Sa Majesté venait d’entrer. Il se leva.

– Où en sommes-nous ? dit l’Empereur.

– Je crois, Sire, qu’il me sera possible avant peu de donnersatisfaction à Votre Majesté.

– Quoi ? Vous connaissez…

– La cachette ? À peu près. Sire Quelques détails encorequi m’échappent mais sur place, tout s’éclaircira, je n’en doutepas.

– Nous devons rester ici ?

– Non, Sire, je vous demanderai de m’accompagner jusqu’au palaisRenaissance. Mais nous avons le temps, et, si Sa Majesté m’yautorise, je voudrais, dès maintenant, réfléchir à deux ou troispoints.

Sans attendre la réponse, il s’assit, à la grande indignation deWaldemar.

Un moment après, l’Empereur, qui s’était éloigné et conféraitavec le comte, se rapprocha.

– Monsieur Lupin est-il prêt, cette fois ?

Lupin garda le silence. Une nouvelle interrogation il baissa latête.

– Mais il dort, en vérité, on croirait qu’il dort.

Furieux, Waldemar le secoua vivement par l’épaule. Lupin tombade sa chaise, s’écroula sur le parquet, eut deux ou troisconvulsions, et ne remua plus.

– Qu’est-ce qu’il a donc ? s’écria l’Empereur Il n’est pasmort, j’espère !

Il prit une lampe et se pencha.

– Ce qu’il est pâle ! une figure de cire ! Regardedonc, Waldemar… Tâte le cœur… Il vit, n’est-ce pas ?

– Oui, Sire, dit le comte après un instant, le cœur bat trèsrégulièrement.

– Alors, quoi ? je ne comprends plus… Que s’est-ilproduit ?

– Si j’allais chercher le médecin ?

– Va, cours

Le docteur trouva Lupin dans le même état, inerte et paisible.Il le fit étendre sur un lit, l’examina longtemps et s’informa dece que le malade avait mangé.

– Vous craignez donc un empoisonnement, docteur ?

– Non, Sire, il n’y a pas de traces d’empoisonnement. Mais jesuppose… Qu’est-ce que c’est que ce plateau et cettetasse ?

– Du café, dit le comte.

– Pour vous ?

– Non, pour lui. Moi, je n’en ai pas bu.

Le docteur se versa du café, le goûta et conclut :

– Je ne me trompais pas : le malade a été endormi à l’aide d’unnarcotique.

– Mais par qui ? s’écria l’Empereur avec irritation…Voyons, Waldemar, c’est exaspérant tout ce qui se passeici !

– Sire…

– Eh ! oui, j’en ai assez ! Je commence à croirevraiment que cet homme a raison, et qu’il y a quelqu’un dans lechâteau… Ces pièces d’or, ce narcotique…

– Si quelqu’un avait pénétré dans cette enceinte, on le saurait,Sire… Voilà trois heures que l’on fouille de tous côtés.

– Cependant, ce n’est pas moi qui ai préparé le café, je tel’assure… Et à moins que ce ne soit toi…

– Oh ! Sire !

– Eh bien ! cherche perquisitionne… Tu as deux cents hommesà ta disposition, et les communs ne sont pas si grands ! Carenfin, le bandit rôde par là, autour de ces bâtiments… du côté dela cuisine… que sais-je ? Va ! Remue-toi !

Toute la nuit, le gros Waldemar se remua consciencieuse-ment,puisque c’était l’ordre du maître, mais sans conviction, puisqu’ilétait impossible qu’un étranger se dissimulât parmi des ruinesaussi bien surveillées. Et de fait, l’événement lui donna raison :les investigations furent inutiles, et l’on ne put découvrir lamain mystérieuse qui avait préparé le breuvage soporifique.

Cette nuit, Lupin la passa sur son lit, inanimé. Au matin ledocteur, qui ne l’avait pas quitté, répondit à un envoyé del’Empereur que le malade dormait toujours.

À neuf heures, cependant, il fit un premier geste, une sorted’effort pour se réveiller.

Un peu plus tard il balbutia :

– Quelle heure est-il ?

– Neuf heures trente-cinq.

Il fit un nouvel effort, et l’on sentait que, dans sonengourdissement, tout son être se tendait pour revenir à la vie.Une pendule sonna dix coups. Il tressaillit et prononça :

– Qu’on me porte qu’on me porte au palais.

Avec l’approbation du médecin, Waldemar appela ses hommes et fitprévenir l’Empereur. On déposa Lupin sur un brancard et l’on se miten marche vers le palais.

– Au premier étage, murmura-t-il.

On le monta.

– Au bout du couloir, dit-il, la dernière chambre à gauche.

On le porta dans la dernière chambre, qui était la douzième, eton lui donna une chaise sur laquelle il s’assit, épuisé.

L’Empereur arriva : Lupin ne bougea pas, l’air inconscient, leregard sans expression.

Puis, après quelques minutes, il sembla s’éveiller, regardaautour de lui les murs, le plafond, les gens, et dit :

– Un narcotique, n’est-ce pas ?

– Oui, déclara le docteur.

– On a trouvé l’homme ?

– Non.

Il parut méditer, et, plusieurs fois, il hocha la tête d’un airpensif, mais on s’aperçut bientôt qu’il dormait. L’Empereurs’approcha de Waldemar.

– Donne les ordres pour qu’on fasse avancer ton auto.

– Ah ? mais alors. Sire ?…

– Eh quoi ! je commence à croire qu’il se moque de nous, etque tout cela n’est qu’une comédie pour gagner du temps.

– Peut-être en effet, approuva Waldemar.

– Evidemment ! Il exploite certaines coïncidencescurieuses, mais il ne sait rien, et son histoire de pièces d’or,son narcotique, autant d’inventions ! Si nous nous prêtonsdavantage à ce petit jeu, il va nous filer entre les mains. Tonauto, Waldemar.

Le comte donna les ordres et revint. Lupin ne s’était pasréveillé. L’Empereur qui inspectait la salle, dit à Waldemar :

– C’est la salle de Minerve, ici, n’est-ce pas ?

– Oui, Sire.

– Mais alors, pourquoi ce N, à deux endroits ?

Il y avait en effet, deux N, l’un au-dessus de la cheminée,l’autre au-dessus d’une vieille horloge encastrée dans le mur,toute démolie, et dont on voyait le mécanisme compliqué, les poidsinertes au bout de leurs cordes.

– Ces deux N, dit Waldemar…

L’Empereur n’écouta pas la réponse. Lupin s’était encore agité,ouvrant les yeux et articulant des syllabes indistinctes. Il seleva, marcha à travers la salle, et retomba exténué.

Ce fut alors la lutte, la lutte acharnée de son cerveau, de sesnerfs, de sa volonté, contre cette torpeur affreuse qui leparalysait, lutte de moribond contre la mort, lutte de la viecontre le néant.

Et c’était un spectacle infiniment douloureux.

– Il souffre, murmura Waldemar.

– Ou du moins il joue la souffrance, déclara l’Empereur, et illa joue à merveille. Quel comédien !

Lupin balbutia :

– Une piqûre, docteur, une piqûre de caféine tout de suite…

– Vous permettez. Sire ? demanda le docteur.

– Certes… Jusqu’à midi, tout ce qu’il veut, on doit le faire. Ila ma promesse.

– Combien de minutes jusqu’à midi ? reprit Lupin.

– Quarante, lui dit-on.

– Quarante ? J’arriverai… il est certain que j’arriverai…Il le faut…

Il empoigna sa tête à deux mains.

– Ah ! si j’avais mon cerveau, le vrai, mon bon cerveau quipense ! ce serait l’affaire d’une seconde ! Il n’y a plusqu’un point de ténèbres… Mais je ne peux pas, ma pensée me fuit, jene peux pas la saisir… c’est atroce…

Ses épaules sursautaient. Pleurait-il ?

On l’entendit qui répétait :

– 813… 813…

Et, plus bas :

– 813… un 8 un l un 3… oui, évidemment… mais pourquoi ? çane suffit pas.

L’Empereur murmura :

– Il m’impressionne. J’ai peine à croire qu’un homme puisseainsi jouer un rôle… La demie… les trois quarts…

Lupin demeurait immobile, les poings plaqués aux tempes.

L’Empereur attendait, les yeux fixés sur un chronomètre quetenait Waldemar.

– Encore dix minutes… encore cinq…

– Waldemar, l’auto est là ? Tes hommes sontprêts ?

– Oui, Sire.

– Ton chronomètre est à sonnerie ?

– Oui, Sire.

– Au dernier coup de midi alors…

– Pourtant

– Au dernier coup de midi, Waldemar.

Vraiment la scène avait quelque chose de tragique, cette sortede grandeur et de solennité que prennent les heures à l’approched’un miracle possible. Il semble que c’est la voix même du destinqui va s’exprimer.

L’Empereur ne cachait pas son angoisse. Cet aventurier bizarrequi s’appelait Arsène Lupin, et dont il connaissait la vieprodigieuse, cet homme le troublait et, quoique résolu à en finiravec toute cette histoire équivoque, il ne pouvait s’empêcherd’attendre et d’espérer.

Encore deux minutes… encore une minute. Puis ce fut par secondesque l’on compta.

Lupin paraissait endormi.

– Allons, prépare-toi, dit l’Empereur au comte.

Celui-ci s’avança vers Lupin et lui mit la main surl’épaule.

La sonnerie argentine du chronomètre vibra… une, deux, trois,quatre, cinq…

– Waldemar, tire les poids de la vieille horloge.

Un moment de stupeur. C’était Lupin qui avait parlé, trèscalme.

Waldemar haussa les épaules, indigné du tutoiement.

– Obéis, Waldemar, dit l’Empereur.

– Mais oui, obéis, mon cher comte, insista Lupin qui retrouvaitson ironie, c’est dans tes cordes, et tu n’as qu’à tirer sur cellesde l’horloge alternativement une, deux… À merveille Voilà commentça se remontait dans l’ancien temps.

De fait le balancier fut mis en train, et l’on en perçut letic-tac régulier.

– Les aiguilles, maintenant, dit Lupin. Mets-les un peu avantmidi. Ne bouge plus laisse-moi faire…

Il se leva et s’avança vers le cadran, à un pas de distance toutau plus, les yeux fixes, tout son être attentif.

Les douze coups retentirent, douze coups lourds, profonds.

Un long silence. Rien ne se produisit. Pourtant l’Empereurattendait, comme s’il était certain que quelque chose allait seproduire. Et Waldemar ne bougeait pas, les yeux écarquillés.

Lupin, qui s’était penché sur le cadran, se redressa et murmura:

– C’est parfait… j’y suis…

Il retourna vers sa chaise et commanda :

– Waldemar, remets les aiguilles à midi moins deux minutes.Ah ! non, mon vieux, pas à rebrousse-poil dans le sens de lamarche Eh ! oui, ce sera un peu long mais queveux-tu ?

Toutes les heures et toutes les demies sonnèrent jusqu’à lademie de onze heures.

– Ecoute, Waldemar, dit Lupin…

Et il parlait, gravement, sans moquerie, comme ému lui-même etanxieux.

– Ecoute, Waldemar, tu vois sur le cadran une petite pointearrondie qui marque la première heure ? Cette pointe branle,n’est-ce pas ? Pose dessus l’index de la main gauche etappuie. Bien. Fais de même avec ton pouce sur la pointe qui marquela troisième heure. Bien. Avec ta main droite enfonce la pointe dela huitième heure. Bien. Je te remercie. Va t’asseoir, moncher.

Un instant, puis la grande aiguille se déplaça, effleura ladouzième pointe… Et midi sonna de nouveau.

Lupin se taisait, très pâle. Dans le silence, chacun des douzecoups retentit.

Au douzième coup, il y eut un bruit de déclenchement. L’horloges’arrêta net. Le balancier s’immobilisa.

Et soudain le motif de bronze qui dominait le cadran et quifigurait une tête de bélier, s’abattit, découvrant une sorte depetite niche taillée en pleine pierre.

Dans cette niche, il y avait une cassette d’argent, ornée deciselures.

– Ah ! fit l’Empereur vous aviez raison.

– Vous en doutiez, Sire ? dit Lupin.

Il prit la cassette et la lui présenta.

– Que Sa Majesté veuille bien ouvrir elle-même. Les lettresqu’elle m’a donné mission de chercher sont là.

L’Empereur souleva le couvercle, et parut très étonné Lacassette était vide.

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