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Chapitre 2Une page de l’histoire moderne

1.

Lupin lança violemment ses deux poings de droite et de gauche,puis les ramena sur sa poitrine, puis les lança de nouveau, et denouveau les ramena.

Ce mouvement, qu’il exécuta trente fois de suite, fut remplacépar une flexion du buste en avant et en arrière, laquelle flexionfut suivie d’une élévation alternative des jambes, puis d’unmoulinet alternatif des bras.

Cela dura un quart d’heure, le quart d’heure qu’il consacraitchaque matin, pour dérouiller ses muscles, à des exercices degymnastique suédoise.

Ensuite, il s’installa devant sa table, prit des feuilles depapier blanc qui étaient disposées en paquets numérotés, et, pliantl’une d’elles, il en fit une enveloppe – ouvrage qu’il recommençaavec une série de feuilles successives.

C’était la besogne qu’il avait acceptée et à laquelle ils’astreignait tous les jours, les détenus ayant le droit de choisirles travaux qui leur plaisaient : collage d’enveloppes, confectiond’éventails en papier, de bourses en métal, etc.

Et de la sorte, tout en occupant ses mains à un exercicemachinal, tout en assouplissant ses muscles par des flexionsmécaniques. Lupin ne cessait de songer à ses affaires.

Le grondement des verrous, le fracas de la serrure…

– Ah ! c’est vous, excellent geôlier. Est-ce la minute dela toilette suprême, la coupe de cheveux qui précède la grandecoupe finale ?

– Non, fit l’homme.

– L’instruction, alors ? La promenade au Palais ? Çam’étonne, car ce bon M. Formerie m’a prévenu ces jours-ci que,dorénavant, et par prudence, il m’interrogerait dans ma cellulemême – ce qui, je l’avoue, contrarie mes plans.

– Une visite pour vous, dit l’homme d’un ton laconique.

« Ça y est », pensa Lupin.

Et tout en se rendant au parloir, il se disait :

« Nom d’un chien, si c’est ce que je crois, je suis un rudetype ! En quatre jours, et du fond de mon cachot, avoir miscette affaire-là debout, quel coup de maître ! »

Munis d’une permission en règle, signée par le Directeur de lapremière division à la Préfecture de police, les visiteurs sontintroduits dans les étroites cellules qui servent de parloirs. Cescellules, coupées au milieu par deux grillages, que sépare unintervalle de cinquante centimètres, ont deux portes, qui donnentsur deux couloirs différents. Le détenu entre par une porte, levisiteur par l’autre. Ils ne peuvent donc ni se toucher, ni parlerà voix basse, ni opérer entre eux le moindre échange d’objets. Enoutre, dans certains cas, un gardien peut assister àl’entrevue.

En l’occurrence, ce fut le gardien-chef qui eut cet honneur.

– Qui diable a obtenu l’autorisation de me faire visite ?s’écria Lupin en entrant. Ce n’est pourtant pas mon jour deréception.

Pendant que le gardien fermait la porte, il s’approcha dugrillage et examina la personne qui se tenait derrière l’autregrillage et dont les traits se discernaient confusément dans lademi-obscurité.

– Ah ! fit-il avec joie, c’est vous, monsieurStripani ! Quelle heureuse chance !

– Oui, c’est moi, mon cher prince.

– Non, pas de titre, je vous en supplie, cher monsieur. Ici,j’ai renoncé à tous ces hochets de la vanité humaine. Appelez-moiLupin, c’est plus de situation.

– Je veux bien, mais c’est le prince Sernine que j’ai connu,c’est le prince Sernine qui m’a sauvé de la misère et qui m’a rendule bonheur et la fortune, et vous comprendrez que, pour moi, vousresterez toujours le prince Sernine.

– Au fait ! monsieur Stripani Au fait ! Les instantsdu gardien-chef sont précieux, et nous n’avons pas le droit d’enabuser. En deux mots, qu’est-ce qui vous amène ?

– Ce qui m’amène ? Oh ! mon Dieu, c’est bien simple.Il m’a semblé que vous seriez mécontent de moi si je m’adressais àun autre qu’à vous pour compléter l’œuvre que vous avez commencée.Et puis, seul, vous avez eu en mains tous les éléments qui vous ontpermis, à cette époque, de reconstituer la vérité et de concourir àmon salut. Par conséquent, seul, vous êtes à même de parer aunouveau coup qui me menace. C’est ce que M. le Préfet de police acompris lorsque je lui ai exposé la situation…

– Je m’étonnais, en effet, qu’on vous eût autorisé…

– Le refus était impossible, mon cher prince. Votre interventionest nécessaire dans une affaire où tant d’intérêts sont en jeu, etdes intérêts qui ne sont pas seulement les miens, mais quiconcernent les personnages haut placés que vous savez…

Lupin observait le gardien du coin de l’œil. Il écoutait avecune vive attention, le buste incliné, avide de surprendre lasignification secrète des paroles échangées.

– De sorte que ? demanda Lupin.

– De sorte que, mon cher prince, je vous supplie de rassemblertous vos souvenirs au sujet de ce document imprimé, rédigé enquatre langues, et dont le début tout au moins avait rapport…

Un coup de poing sur la mâchoire, un peu en dessous de l’oreillele gardien-chef chancela deux ou trois secondes, et, comme unemasse, sans un gémissement, tomba dans les bras de Lupin.

– Bien touché, Lupin, dit celui-ci. C’est de l’ouvrageproprement « faite ». Dites donc, Steinweg, vous avez lechloroforme ?

– Etes-vous sûr qu’il est évanoui ?

– Tu parles ! Il en a pour trois ou quatre minutes mais çane suffirait pas.

L’Allemand sortit de sa poche un tube de cuivre qu’il allongeacomme un télescope, et au bout duquel était fixé un minusculeflacon.

Lupin prit le flacon, en versa quelques gouttes sur un mouchoir,et appliqua ce mouchoir sous le nez du gardien-chef.

– Parfait ! Le bonhomme a son compte… J’écoperai pour mapeine huit ou quinze jours de cachot… Mais ça, ce sont les petitsbénéfices du métier.

– Et moi ?

– Vous ? Que voulez-vous qu’on vous fasse ?

– Dame ! le coup de poing…

– Vous n’y êtes pour rien.

– Et l’autorisation de vous voir ? C’est un faux, toutsimplement.

– Vous n’y êtes pour rien.

– J’en profite.

– Pardon ! Vous avez déposé avant-hier une demanderégulière au nom de Stripani. Ce matin, vous avez reçu une réponseofficielle. Le reste ne vous regarde pas. Mes amis seuls, qui ontconfectionné la réponse, peuvent être inquiétés. Va-t’en voir s’ilsviennent !

– Et si l’on nous interrompt ?

– Pourquoi ?

– On a eu l’air suffoqué, ici, quand j’ai sorti mon autorisationde voir Lupin. Le directeur m’a fait venir et l’a examinée danstous les sens. Je ne doute pas que l’on téléphone à la Préfecturede police.

– Et moi j’en suis sûr.

– Alors ?

– Tout est prévu, mon vieux. Ne te fais pas de bile, et causons.Je suppose que, si tu es venu ici, c’est que tu sais ce dont ils’agit ?

– Oui. Vos amis m’ont expliqué…

– Et tu acceptes ?

– L’homme qui m’a sauvé de la mort peut disposer de moi comme ill’entend. Quels que soient les services que je pourrai lui rendre,je resterai encore son débiteur.

– Avant de livrer ton secret, réfléchis à la position où je metrouve… prisonnier… impuissant…

Steinweg se mit à rire :

– Non, je vous en prie, ne plaisantons pas. J’avais livré monsecret à Kesselbach parce qu’il était riche et qu’il pouvait, mieuxqu’un autre, en tirer parti ; mais, tout prisonnier que vousêtes, et tout impuissant, je vous considère comme cent fois plusfort que Kesselbach avec ses cent millions.

– Oh ! oh !

– Et vous le savez bien ! Cent millions n’auraient passuffi pour découvrir le trou où j’agonisais, pas plus que pourm’amener ici, pendant une heure, devant le prisonnier impuissantque vous êtes. Il faut autre chose. Et cette autre chose, vousl’avez.

– En ce cas, parle. Et procédons par ordre. Le nom del’assassin ?

– Cela, impossible.

– Comment, impossible ? Mais puisque tu le connais et quetu dois tout me révéler.

– Tout, mais pas cela.

– Cependant…

– Plus tard.

– Tu es fou ! mais pourquoi ?

– Je n’ai pas de preuves. Plus tard, quand vous serez libre,nous chercherons ensemble. À quoi bon d’ailleurs ! Et puis,vraiment, je ne peux pas.

– Tu as peur de lui ?

– Oui.

– Soit, dit Lupin. Après tout, ce n’est pas cela le plus urgent.Pour le reste, tu es résolu à parler ?

– Sur tout.

– Eh bien ! réponds. Comment s’appelle PierreLeduc ?

– Hermann IV, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz, prince deBerncastel, comte de Fistingen, seigneur de Wiesbaden et autreslieux.

Lupin eut un frisson de joie, en apprenant que, décidément, sonprotégé n’était pas le fils d’un charcutier.

– Fichtre ! murmura-t-il, nous avons du titre ! Autantque je sache, le grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz est enPrusse ?

– Oui, sur la Moselle. La maison de Veldenz est un rameau de lamaison Palatine de Deux-Ponts. Le grand-duché fut occupé par lesFrançais après la paix de Lunéville, et fit partie du départementdu Mont-Tonnerre. En 1814, on le reconstitua au profit d’Hermann1er, bisaïeul de notre Pierre Leduc. Le fils, Hermann II, eut unejeunesse orageuse, se ruina, dilapida les finances de son pays, serendit insupportable à ses sujets qui finirent par brûler en partiele vieux château de Veldenz et par chasser leur maître de sesEtats. Le grand-duché fut alors administré et gouverné par troisrégents, au nom de Hermann II, qui, anomalie assez curieuse,n’abdiqua pas et garda son titre de grand-duc régnant. Il vécutassez pauvre à Berlin, plus tard fit la campagne de France, auxcôtés de Bismarck dont il était l’ami, fut emporté par un éclatd’obus au siège de Paris, et, en mourant, confia à Bismarck sonfils Hermann… Hermann III.

– Le père, par conséquent, de notre Leduc, dit Lupin.

– Oui. Hermann III fut pris en affection par le chancelier qui,à diverses reprises, se servit de lui comme envoyé secret auprès depersonnalités étrangères. À la chute de son protecteur, Hermann IIIquitta Berlin, voyagea et revint se fixer à Dresde. Quand Bismarckmourut, Hermann III était là. Lui-même mourait deux ans plus tard.Voilà les faits publics, connus de tous en Allemagne, voilàl’histoire des trois Hermann, grands-ducs de Deux-Ponts-Veldenz auXIXe siècle.

– Mais le quatrième, Hermann IV, celui qui nousoccupe ?

– Nous en parlerons tout à l’heure. Passons maintenant aux faitsignorés.

– Et connus de toi seul, dit Lupin.

– De moi seul, et de quelques autres.

– Comment, de quelques autres ? Le secret n’a donc pas étégardé ?

– Si, si, le secret est bien gardé par ceux qui le détiennent.Soyez sans crainte, ceux-là ont tout intérêt, je vous en réponds, àne pas le divulguer.

– Alors ! Comment le connais-tu ?

– Par un ancien domestique et secrétaire intime du grand-ducHermann, dernier du nom. Ce domestique, qui mourut entre mes brasau Cap, me confia d’abord que son maître s’était mariéclandestinement et qu’il avait laissé un fils. Puis il me livra lefameux secret.

– Celui-là même que tu dévoilas plus tard àKesselbach ?

– Oui.

– Parle.

À l’instant même où il disait cette parole, on entendit un bruitde clef dans la serrure.

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