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2.

À une heure exactement, un cavalier franchissait la grille de lavilla Dupont, paisible rue provinciale dont l’unique issue donnesur la rue Pergolèse, à deux pas de l’avenue du Bois.

Des jardins et de jolis hôtels la bordent. Et tout au bout elleest fermée par une sorte de petit parc où s’élève une vieille etgrande maison contre laquelle passe le chemin de fer deCeinture.

C’est là, au numéro 29, qu’habitait le baron Altenheim.

Sernine jeta la bride de son cheval à un valet de pied qu’ilavait envoyé d’avance, et lui dit :

– Tu le ramèneras à deux heures et demie.

Il sonna. La porte du jardin s’étant ouverte, il se dirigea versle perron où l’attendaient deux grands gaillards en livrée quil’introduisirent dans un immense vestibule de pierre, froid et sansle moindre ornement. La porte se referma derrière lui avec un bruitsourd, et, quel que fût son courage indomptable, il n’en eut pasmoins une impression pénible à se sentir seul, environné d’ennemis,dans cette prison isolée.

– Vous annoncerez le prince Sernine.

Le salon était proche. On l’y fit entrer aussitôt.

– Ah ! vous voilà, mon cher prince, fit le baron en venantau-devant de lui… Eh bien ! figurez-vous… Dominique, ledéjeuner dans vingt minutes… D’ici là qu’on nous laisse.Figurez-vous, mon cher prince, que je ne croyais pas beaucoup àvotre visite.

– Ah ! pourquoi ?

– Dame, votre déclaration de guerre, ce matin, est si nette quetoute entrevue est inutile.

– Ma déclaration de guerre ?

Le baron déplia un numéro du Grand Journal et signala du doigtun article ainsi conçu : Communiqué.

« La disparition de M. Lenormand n’a pas été sans émouvoirArsène Lupin. Après une enquête sommaire, et, comme suite à sonprojet d’élucider l’affaire Kesselbach, Arsène Lupin a décidé qu’ilretrouverait M. Lenormand vivant ou mort, et qu’il livrerait à lajustice le ou les auteurs de cette abominable série de forfaits.»

– C’est bien de vous, ce communiqué, mon cher prince ?

– C’est de moi, en effet.

– Par conséquent, j’avais raison, c’est la guerre.

– Oui.

Altenheim fit asseoir Sernine, s’assit, et lui dit d’un tonconciliant :

– Eh bien, non, je ne puis admettre cela. Il est impossible quedeux hommes comme nous se combattent et se fassent du mal. Il n’y aqu’à s’expliquer, qu’à chercher les moyens : nous sommes faits pournous entendre.

– Je crois au contraire que deux hommes comme nous ne sont pasfaits pour s’entendre.

L’autre réprima un geste d’impatience et reprit :

– Écoute, Lupin… À propos, tu veux bien que je t’appelleLupin ?

– Comment t’appellerai-je, moi ? Altenheim, Ribeira, ouParbury ?

– Oh ! oh ! je vois que tu es encore plus documentéque je ne croyais ! Peste, tu es d’attaque… Raison de pluspour nous accorder.

Et, se penchant vers lui :

– Ecoute, Lupin, réfléchis bien à mes paroles, il n’en est pasune que je n’aie mûrement pesée. Voici… Nous sommes de force tousles deux… Tu souris ? C’est un tort… Il se peut que tu aiesdes ressources que je n’ai pas, mais j’en ai, moi, que tu ignores.En plus, comme tu le sais, pas beaucoup de scrupules… de l’adresseet une aptitude à changer de personnalité qu’un maître comme toidoit apprécier. Bref, les deux adversaires se valent. Mais il resteune question : Pourquoi sommes-nous adversaires ? Nouspoursuivons le même but, diras-tu ? Et après ? Sais-tu cequ’il en adviendra de notre rivalité ? C’est que chacun denous paralysera les efforts et détruira l’œuvre de l’autre, et quenous le raterons tous les deux, le but ! Au profit dequi ? D’un Lenormand quelconque, d’un troisième larron… C’esttrop bête.

– C’est trop bête, en effet, confessa Sernine, mais il y a unmoyen.

– Lequel ?

– Retire-toi.

– Ne blague pas. C’est sérieux. La proposition que je vais tefaire est de celles qu’on ne rejette pas sans les examiner. Bref,en deux mots, voici : Associons-nous.

– Oh ! oh !

– Bien entendu, nous resterons libres, chacun de notre côté,pour tout ce qui nous concerne. Mais pour l’affaire en questionnous mettons nos efforts en commun. Ça va-t-il ? La main dansla main, et part à deux.

– Qu’est-ce que tu apportes ?

– Moi ?

– Oui. Tu sais ce que je vaux, moi ; j’ai fait mes preuves.Dans l’union que tu me proposes, tu connais pour ainsi dire lechiffre de ma dot… Quelle est la tienne ?

– Steinweg.

– C’est peu.

– C’est énorme. Par Steinweg, nous apprenons la vérité surPierre Leduc. Par Steinweg, nous savons ce qu’est le fameux projetKesselbach.

Sernine éclata de rire.

– Et tu as besoin de moi pour cela ?

– Comment ?

– Voyons, mon petit, ton offre est puérile. Du moment queSteinweg est entre tes mains, si tu désires ma collaboration, c’estque tu n’as pas réussi à le faire parler. Sans quoi tu te passeraisde mes services.

– Et alors ?

– Alors, je refuse !

Les deux hommes se dressèrent de nouveau, implacables etviolents.

– Je refuse, articula Sernine. Lupin n’a besoin de personne,lui, pour agir. Je suis de ceux qui marchent seuls. Si tu étais monégal, comme tu le prétends, l’idée ne te serait jamais venue d’uneassociation. Quand on a la taille d’un chef, on commande. S’unir,c’est obéir. Je n’obéis pas !

– Tu refuses ? tu refuses ? répéta Altenheim, toutpâle sous l’outrage.

– Tout ce que je puis faire pour toi, mon petit, c’est det’offrir une place dans ma bande. Simple soldat, pour commencer.Sous mes ordres, tu verras comment un général gagne une bataille etcomment il empoche le butin, à lui tout seul, et pour lui toutseul. Ça colle, pioupiou ?

Altenheim grinçait des dents, hors de lui. Il mâchonna :

– Tu as tort, Lupin, tu as tort… Moi non plus je n’ai besoin depersonne, et cette affaire-là ne m’embarrasse pas plus qu’un tasd’autres que j’ai menées jusqu’au bout… Ce que j’en disais, c’étaitpour arriver plus vite au but, et sans se gêner.

– Tu ne me gênes pas, dit Lupin, dédaigneusement.

– Allons donc ! si l’on ne s’associe pas, il n’y en a qu’unqui arrivera.

– Ça me suffit.

– Et il n’arrivera qu’après avoir passé sur le corps de l’autre.Es-tu prêt à cette sorte de duel, Lupin ? duel à mort,comprends-tu ? Le coup de couteau, c’est un moyen que tuméprises, mais si tu le reçois là, Lupin, en pleinegorge ?

– Ah ! ah ! en fin de compte, voilà ce que tu meproposes ?

– Non, je n’aime pas beaucoup le sang, moi… Regarde mes poings…je frappe et l’on tombe… j’ai des coups à moi… Mais l’autre tue…rappelle-toi la petite blessure à la gorge… Ah ! celui-là.Lupin, prends garde à lui… Il est terrible et implacable Rien nel’arrête.

Il prononça ces mots à voix basse et avec une telle émotion queSernine frissonna au souvenir abominable de l’inconnu.

– Baron, ricana-t-il, on dirait que tu as peur de toncomplice !

– J’ai peur pour les autres, pour ceux qui nous barrent laroute, pour toi. Lupin. Accepte ou tu es perdu. Moi-même, s’il lefaut, j’agirai. Le but est trop près, j’y touche… Va-t’enLupin !

Il était puissant d’énergie et de volonté exaspérée, et sibrutal qu’on l’eût dit prêt à frapper l’ennemi sur-le-champ.

Sernine haussa les épaules.

– Dieu ! que j’ai faim ! dit-il en bâillant. Comme onmange tard chez toi ! La porte s’ouvrit.

– Monsieur est servi, annonça le maître d’hôtel.

– Ah ! que voilà une bonne parole ! Sur le pas de laporte, Altenheim lui agrippa le bras, et, sans se soucier de laprésence du domestique :

– Un bon conseil… accepte. L’heure est grave Et ça vaut mieux,je te jure, ça vaut mieux… accepte…

– Du caviar ! s’écria Sernine… ah ! c’est tout à faitgentil… Tu t’es souvenu que tu traitais un prince russe.

Ils s’assirent l’un en face de l’autre, et le lévrier du baron,une grande bête aux longs poils d’argent, prit place entre eux.

– Je vous présente Sirius, mon plus fidèle ami.

– Un compatriote, dit Sernine. Je n’oublierai jamais celui quevoulut bien me donner le tsar quand j’eus l’honneur de lui sauverla vie.

– Ah ! vous avez eu l’honneur… un complot terroriste, sansdoute ?

– Oui, complot que j’avais organisé. Figurez-vous que ce chien,qui s’appelait Sébastopol…

Le déjeuner se poursuivit gaiement, Altenheim avait repris sabonne humeur, et les deux hommes firent assaut d’esprit et decourtoisie. Sernine raconta des anecdotes auxquelles le baronriposta par d’autres anecdotes, et c’étaient des récits de chasse,de sport, de voyage, où revenaient à tout instant les plus vieuxnoms d’Europe, grands d’Espagne, lords anglais, magyars hongrois,archiducs autrichiens.

– Ah ! dit Sernine, quel joli métier que le nôtre ! Ilnous met en relation avec tout ce qu’il y a de bien sur terre.Tiens, Sirius, un peu de cette volaille truffée.

Le chien ne le quittait pas de l’œil, happant d’un coup degueule tout ce que Sernine lui tendait.

– Un verre de Chambertin, prince ?

– Volontiers, baron.

– Je vous le recommande, il vient des caves du roi Léopold.

– Un cadeau ?

– Oui, un cadeau que je me suis offert.

– Il est délicieux… Un bouquet ! Avec ce pâté de foie,c’est une trouvaille. Mes compliments, baron, votre chef est depremier ordre.

– Ce chef est une cuisinière, prince. Je l’ai enlevée à prixd’or à Levraud, le député socialiste. Tenez, goûtez-moi cechaud-froid de glace au cacao, et j’attire votre attention sur lesgâteaux secs qui l’accompagnent. Une invention de génie, cesgâteaux.

– Ils sont charmants de forme, en tout cas, dit Sernine, qui seservit. Si leur ramage répond à leur plumage… Tiens, Sirius, tudois adorer cela. Locuste n’aurait pas mieux fait.

Vivement il avait pris un des gâteaux et l’avait offert auchien. Celui-ci l’avala d’un coup, resta deux ou trois secondesimmobile, comme stupide, puis tournoya sur lui-même et tomba,foudroyé.

Sernine s’était jeté en arrière pour n’être pas pris en traîtrepar un des domestiques, et, se mettant à rire :

– Dis donc, baron, quand tu veux empoisonner un de tes amis,tâche que ta voix reste calme et que tes mains ne frémissent pas…Sans quoi on se méfie… Mais je croyais que tu répugnais àl’assassinat ?

– Au coup de couteau, oui, dit Altenheim sans se troubler. Maisj’ai toujours eu envie d’empoisonner quelqu’un. Je voulais savoirquel goût ça avait.

– Bigre ! mon bonhomme, tu choisis bien tes morceaux. Unprince russe !

Il s’approcha d’Altenheim et lui dit d’un ton confidentiel :

– Sais-tu ce qui serait arrivé si tu avais réussi, c’est-à-diresi mes amis ne m’avaient pas vu revenir à trois heures au plustard ? Eh bien, à trois heures et demie, le préfet de Policesavait exactement à quoi s’en tenir sur le compte du soi-disantbaron Altenheim, lequel baron était cueilli avant la fin de lajournée et coffré au Dépôt.

– Bah ! dit Altenheim, de prison on s’évade tandis qu’on nerevient pas du royaume où je t’envoyais.

– Evidemment, mais il eût d’abord fallu m’y envoyer, et cela cen’est pas facile.

– Il suffisait d’une bouchée d’un de ces gâteaux.

– En es-tu bien sûr ?

– Essaie.

– Décidément, mon petit, tu n’as pas encore l’étoffe d’un grandmaître de l’Aventure, et sans doute ne l’auras-tu jamais, puisquetu me tends des pièges de cette sorte. Quand on se croit digne demener la vie que nous avons l’honneur de mener, on doit aussi enêtre capable, et, pour cela, être prêt à toutes les éventualités,même à ne pas mourir si une fripouille quelconque tente de vousempoisonner… Une âme intrépide dans un corps inattaquable, voilàl’idéal qu’il faut se proposer et atteindre. Travaille, mon petit.Moi, je suis intrépide et inattaquable. Rappelle-toi le roiMithridate.

Et, se rasseyant :

– À table, maintenant ! Mais comme j’aime à prouver lesvertus que je me décerne, et comme, d’autre part, je ne veux pasfaire de peine à ta cuisinière, donne-moi donc cette assiette degâteaux.

Il en prit un, le cassa en deux, et tendit une moitié au baron:

– Mange !

L’autre eut un geste de recul.

– Froussard ! dit Sernine.

Et, sous les yeux ébahis du baron et de ses acolytes, il se mità manger la première, puis la seconde moitié du gâteau,tranquillement, consciencieusement, comme on mange une friandisedont on serait désolé de perdre la plus petite miette.

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