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Chapitre 7L’homme noir

1.

En cet instant, Arsène Lupin eut l’impression, la certitude,qu’il avait été attiré dans un guet-apens, par des moyens qu’iln’avait pas le loisir de discerner, mais dont il devinaitl’habileté et l’adresse prodigieuses.

Tout était combiné, tout était voulu : l’éloignement de seshommes, la disparition ou la trahison des domestiques, sa présencemême dans la maison de Mme Kesselbach.

Evidemment tout cela avait réussi au gré de l’ennemi, grâce àdes circonstances heureuses jusqu’au miracle – car enfin il auraitpu survenir avant que le faux message ne fît partir ses amis. Maisalors c’était la bataille de sa bande à lui contre la bandeAltenheim. Et Lupin, se rappelant la conduite de Malreich,l’assassinat d’Altenheim, l’empoisonnement de la folle à Veldenz,Lupin se demanda si le guet-apens était dirigé contre lui seul, etsi Malreich n’avait pas entrevu comme possibles une mêlée généraleet la suppression de complices qui, maintenant, le gênaient.

Intuition plutôt chez lui, idée fugitive qui l’effleura. L’heureétait à l’action. Il fallait défendre Dolorès dont l’enlèvement, entoute hypothèse, était la raison même de l’attaque.

Il entrebâilla la fenêtre de la rue, et braqua son revolver. Uncoup de feu, l’alarme donnée dans le quartier, et les banditss’enfuiraient.

« Eh bien ! non, murmura-t-il, non. Il ne sera pas dit quej’aurai esquivé la lutte. L’occasion est trop belle… Et puis quisait s’ils s’enfuiraient ! Ils sont en nombre et se moquentdes voisins. »

Il rentra dans la chambre de Dolorès. En bas, du bruit. Ilécouta, et, comme cela provenait de l’escalier, il ferma la serrureà double tour.

Dolorès pleurait et se convulsait sur le divan.

Il la supplia :

– Avez-vous la force ? Nous sommes au premier étage. Jepourrais vous aider à descendre… Des draps à la fenêtre…

– Non, non, ne me quittez pas… Ils vont me tuer…Défendez-moi.

Il la prit dans ses bras et la porta dans la chambre voisine.Et, se penchant sur elle :

– Ne bougez pas et soyez calme. Je vous jure que, moi vivant,aucun de ces hommes ne vous touchera.

La porte de la première chambre fut ébranlée. Dolorès s’écria,en s’accrochant à lui :

– Ah ! les voilà… les voilà Ils vous tueront, vous êtesseul…

Il lui dit ardemment :

– Je ne suis pas seul : vous êtes là… vous êtes là près demoi.

Il voulut se dégager. Elle lui saisit la tête entre ses deuxmains, le regarda profondément dans les yeux, et murmura :

– Où allez-vous ? Qu’allez-vous faire ? Non ne mourezpas, je ne veux pas, il faut vivre… il le faut…

Elle balbutia des mots qu’il n’entendit pas et qu’elle semblaitétouffer entre ses lèvres pour qu’il ne les entendît point, et, àbout d’énergie, exténuée, elle retomba sans connaissance.

Il se pencha sur elle, et la contempla un instant. Doucement ileffleura ses cheveux d’un baiser.

Puis il retourna dans la première chambre, ferma soigneusementla porte qui séparait les deux pièces et alluma l’électricité.

– Minute, les enfants ! cria-t-il. Vous êtes donc bienpressés de vous faire démolir ? Vous savez que c’est Lupin quiest là ? Gare la danse !

Tout en parlant il avait déplié un paravent de façon à cacher lesofa où reposait tout à l’heure Mme Kesselbach, et il avait jetésur ce sofa des robes et des couvertures.

La porte allait se briser sous l’effort des assaillants.

– Voilà ! j’accours ! Vous êtes prêts ? Ehbien ! au premier de ces messieurs !

Rapidement, il tourna la clef et tira le verrou.

Des cris, des menaces, un grouillement de brutes haineuses dansl’encadrement de la porte ouverte.

Et pourtant nul n’osait avancer. Avant de se ruer sur Lupin, ilshésitaient, saisis d’inquiétude, de peur…

C’est là ce qu’il avait prévu.

Debout au milieu de la pièce, bien en lumière, le bras tendu, iltenait entre ses doigts une liasse de billets de banque aveclesquels il faisait, en les comptant un à un, sept parts égales. Ettranquillement, il déclarait :

– Trois mille francs de prime pour chacun si Lupin est envoyé adpatres ? C’est bien ça, n’est-ce pas, qu’on vous apromis ? En voilà le double.

Il déposa les paquets sur une table, à portée des bandits.

Le Brocanteur hurla :

– Des histoires ! Il cherche à gagner du temps. Tironsdessus !

Il leva le bras. Ses compagnons le retinrent. Et Lupincontinuait :

– Bien entendu, cela ne change rien à votre plan de campagne.Vous vous êtes introduit ici : 1° pour enlever MmeKesselbach ; 2° et accessoirement, pour faire main basse surses bijoux. Je me considérerais comme le dernier des misérables sije m’opposais à ce double dessein.

– Ah ! ça, où veux-tu en venir ? grogna le Brocanteurqui écoutait malgré lui.

– Ah ! ah ! le Brocanteur, je commence à t’intéresser.Entre donc, mon vieux… Entrez donc tous… Il y a des courants d’airau haut de cet escalier et des mignons comme vous risqueraient des’enrhumer… Eh quoi ! nous avons peur ? Je suis pourtanttout seul… Allons, du courage, mes agneaux.

Ils pénétrèrent dans la pièce, intrigués et méfiants.

– Pousse la porte, le Brocanteur on sera plus à l’aise. Merci,mon gros. Ah ! je vois, en passant, que les billets de millese sont évanouis. Par conséquent, on est d’accord. Comme ons’entend tout de même entre honnêtes gens !

– Après ?

– Après ? eh bien ! puisque nous sommes associés…

– Associés !

– Dame ! n’avez-vous pas accepté mon argent ? Ontravaille ensemble, mon gros, et c’est ensemble que nous allons :1° enlever la jeune personne ; 2° enlever les bijoux.

Le Brocanteur ricana :

– Pas besoin de toi.

– Si mon gros.

– En quoi ?

– En ce que vous ignorez où se trouve la cachette aux bijoux, etque, moi, je la connais.

– On la trouvera.

– Demain. Pas cette nuit.

– Alors, cause. Qu’est-ce que tu veux ?

– Le partage des bijoux.

– Pourquoi n’as-tu pas tout pris, puisque tu connais lacachette ?

– Impossible de l’ouvrir seul. Il y a un secret, mais jel’ignore. Vous êtes là, je me sers de vous.

Le Brocanteur hésitait.

– Partager… partager… Quelques cailloux et un peu de cuivrepeut-être…

– Imbécile ! Il y en a pour plus d’un million.

Les hommes frémirent, impressionnés.

– Soit, dit le Brocanteur, mais si la Kesselbach fiche lecamp ? Elle est dans l’autre chambre, n’est-ce pas ?

– Non, elle est ici.

Lupin écarta un instant l’une des feuilles du paravent et laissaentrevoir l’amas de robes et de couvertures qu’il avait préparé surle sofa.

– Elle est ici, évanouie. Mais je ne la livrerai qu’après lepartage.

– Cependant…

– C’est à prendre ou à laisser. J’ai beau être seul. Vous savezce que je vaux. Donc…

Les hommes se consultèrent et le Brocanteur dit :

– Où est la cachette ?

– Sous le foyer de la cheminée. Mais il faut, quand on ignore lesecret, soulever d’abord toute la cheminée, la glace, les marbres,et tout cela d’un bloc, paraît-il. Le travail est dur.

– Bah ! nous sommes d’attaque. Tu vas voir ça. En cinqminutes…

Il donna des ordres, et aussitôt ses compagnons se mirent àl’œuvre avec un entrain et une discipline admirables. Deux d’entreeux, montés sur des chaises, s’efforçaient de soulever la glace.Les quatre autres s’attaquèrent à la cheminée elle-même. LeBrocanteur, à genoux, surveillait le foyer et commandait :

– Hardi, les gars ! Ensemble, s’il vous plaîtAttention ! une, deux Ah ! tenez, ça bouge.

Immobile, derrière eux, les mains dans ses poches, Lupin lesconsidérait avec attendrissement, et, en même temps, il savouraitde tout son orgeuil, en artiste et en maître, cette épreuve siviolente de son autorité, de sa force, de l’empire incroyable qu’ilexerçait sur les autres. Comment ces bandits avaient-ils puadmettre une seconde cette invraisemblable histoire, et perdretoute notion des choses, au point de lui abandonner toutes leschances de la bataille ?

Il tira de ses poches deux grands revolvers, massifs etformidables, tendit les deux bras, et, tranquillement, choisissantles deux premiers hommes qu’il abattrait, et les deux autres quitomberaient à la suite, il visa comme il eût visé sur deux cibles,dans un stand. Deux coups de feu à la fois, et deux encore…

Des hurlements… Quatre hommes s’écroulèrent les uns après lesautres, comme des poupées au jeu de massacre.

– Quatre ôtés de sept, reste trois, dit Lupin. Faut-ilcontinuer ?

Ses bras demeuraient tendus, ses deux revolvers braqués sur legroupe que formaient le Brocanteur et ses deux compagnons.

– Salaud ! gronda le Brocanteur, tout en cherchant unearme.

– Haut les pattes ! cria Lupin, ou je tire… Parfait !maintenant, vous autres, désarmez-le sinon…

Les deux bandits, tremblants de peur, paralysaient leur chef, etl’obligeaient à la soumission.

– Ligotez-le ! Ligotez-le, sacré nom ! Qu’est-ce queça peut vous faire ? Moi parti, vous êtes tous libres… Allons,nous y sommes ? Les poignets d’abord avec vos ceintures… Etles chevilles. Plus vite que ça…

Désemparé, vaincu, le Brocanteur ne résistait plus. Tandis queses compagnons l’attachaient, Lupin se baissa sur eux et leurassena deux terribles coups de crosse sur la tête. Ilss’affaissèrent.

– Voilà de la bonne besogne, dit-il en respirant. Dommage qu’iln’y en ait pas encore une cinquantaine… J’étais en train… Et toutcela avec une aisance, le sourire aux lèvres… Qu’en penses-tu, leBrocanteur ?

Le bandit maugréait. Il lui dit :

– Sois pas mélancolique, mon gros. Console-toi en te disant quetu coopères à une bonne action, le salut de Mme Kesselbach. Elle vate remercier elle-même de ta galanterie.

Il se dirigea vers la porte de la seconde chambre etl’ouvrit.

– Ah ! fit-il, en s’arrêtant sur le seuil, interdit,bouleversé.

La chambre était vide. Il s’approcha de la fenêtre, et vit uneéchelle appuyée au balcon, une échelle d’acier démontable.

– Enlevée enlevée, murmura-t-il. Louis de Malreich Ah ! leforban…

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