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2.

Il réfléchit une minute, tout en s’efforçant de dominer sonangoisse, et se dit qu’après tout, comme Mme Kesselbach ne semblaitcourir aucun danger immédiat, il n’y avait pas lieu de s’alarmer.Mais une rage soudaine le secoua, et il se précipita sur lesbandits, distribua quelques coups de botte aux blessés quis’agitaient, chercha et reprit ses billets de banque, puisbâillonna des bouches, lia des mains avec tout ce qu’il trouva,cordons de rideaux, embrasses, couvertures et draps réduits enbandelettes, et finalement aligna sur le tapis, devant le canapé,sept paquets humains, serrés les uns contre les autres, et ficeléscomme des colis.

– Brochette de momies sur canapé, ricana-t-il. Mets succulentpour un amateur ! Tas d’idiots, comment avez-vous fait votrecompte ? Vous voilà comme des noyés à la Morgue Mais aussi ons’attaque à Lupin, à Lupin défenseur de la veuve et del’orphelin ! Vous tremblez ? Faut pas, les agneaux !Lupin n’a jamais fait de mal à une mouche… Seulement, Lupin est unhonnête homme qui n’aime pas la fripouille, et Lupin connaît sesdevoirs. Voyons, est-ce qu’on peut vivre avec des chenapans commevous ? Alors quoi ? plus de respect pour la vie duprochain ? plus de respect pour le bien d’autrui ? plusde lois ? plus de société ? plus de conscience ?plus rien ? Où allons-nous, Seigneur, oùallons-nous ?

Sans même prendre la peine de les enfermer, il sortit de lachambre, gagna la rue, et marcha jusqu’à ce qu’il eût rejoint sontaxi-auto. Il envoya le chauffeur à la recherche d’une autreautomobile, et ramena les deux voitures devant la maison de MmeKesselbach.

Un bon pourboire, donné d’avance, évita les explicationsoiseuses. Avec l’aide des deux hommes il descendit les septprisonniers et les installa dans les voitures, pêle-mêle, sur lesgenoux les uns des autres. Les blessés criaient, gémissaient. Ilferma les portes.

– Gare les mains, dit-il.

Il monta sur le siège de la première voiture.

– En route !

– Où va-t-on ? demanda le chauffeur.

– 36, quai des Orfèvres, à la Sûreté.

Les moteurs ronflèrent un bruit de déclenchements, et l’étrangecortège se mit à dévaler par les pentes du Trocadéro.

Dans les rues on dépassa quelques charrettes de légumes. Deshommes, armés de perches, éteignaient des réverbères.

Il y avait des étoiles au ciel. Une brise fraîche flottait dansl’espace.

Lupin chantait.

La place de la Concorde, le Louvre… Au loin, la masse noire deNotre-Dame…

Il se retourna et entrouvrit la portière :

– Ça va bien, les camarades ? Moi aussi, merci. La nuit estdélicieuse, et on respire un air !

On sauta sur les pavés plus inégaux des quais. Et aussitôt, cefut le Palais de Justice et la porte de la Sûreté.

– Restez-là, dit Lupin aux deux chauffeurs, et surtout soignezbien vos sept clients.

Il franchit la première cour et suivit le couloir de droite quiaboutissait aux locaux du service central. Des inspecteurs s’ytrouvaient en permanence.

– Du gibier, messieurs, dit-il en entrant et du gros. M. Weberest là ? Je suis le nouveau commissaire de policed’Auteuil.

– M. Weber est dans son appartement. Faut-il leprévenir ?

– Une seconde. Je suis pressé. Je vais lui laisser un mot. Ils’assit devant une table et écrivit :

« Mon cher Weber,

« Je t’amène les sept bandits qui composaient la banded’Altenheim, ceux qui ont tué Gourel et bien d’autres, qui m’onttué également sous le nom de M. Lenormand.

« Il ne reste plus que leur chef. Je vais procéder à sonarrestation immédiate. Viens me rejoindre. Il habite à Neuilly, rueDelaizement, et se fait appeler Léon Massier.

« Cordiales salutations.

« Arsène LUPIN, Chef de la Sûreté. »

Il cacheta.

– Voici pour M. Weber. C’est urgent. Maintenant, il me faut septhommes pour prendre livraison de la marchandise. Je l’ai laisséesur le quai.

Devant les autos, il fut rejoint par un inspecteurprincipal.

– Ah ! c’est vous, monsieur Lebœuf, lui dit-il. J’ai faitun beau coup de filet Toute la bande d’Altenheim Ils sont là dansles autos.

– Où donc les avez-vous pris ?

– En train d’enlever Mme Kesselbach et de piller sa maison. Maisj’expliquerai tout cela, en temps opportun.

L’inspecteur principal le prit à part, et, d’un air étonné :

– Mais, pardon, on est venu me chercher de la part ducommissaire d’Auteuil. Et il ne me semble pas… À qui ai-jel’honneur de parler ?

– À la personne qui vous fait le joli cadeau de sept apaches dela plus belle qualité.

– Encore voudrais-je savoir ?

– Mon nom ?

– Oui.

– Arsène Lupin.

Il donna vivement un croc-en-jambe à son interlocuteur, courutjusqu’à la rue de Rivoli, sauta dans une automobile qui passait etse fit conduire à la porte des Ternes.

Les immeubles de la route de la Révolte étaient proches ;il se dirigea vers le numéro 3.

Malgré tout son sang-froid, et l’empire qu’il avait surlui-même, Arsène Lupin ne parvenait pas à dominer l’émotion quil’envahissait. Retrouverait-il Dolorès Kesselbach ? Louis deMalreich avait-il ramené la jeune femme, soit chez lui, soit dansla remise du Brocanteur ?

Lupin avait pris au Brocanteur la clef de cette remise, de sortequ’il lui fut facile, après avoir sonné et après avoir traversétoutes les cours, d’ouvrir la porte et de pénétrer dans le magasinde bric-à-brac.

Il alluma sa lanterne et s’orienta. Un peu à droite, il y avaitl’espace libre où il avait vu les complices tenir un dernierconciliabule.

Sur le canapé désigné par le Brocanteur, il aperçut une formenoire.

Enveloppée de couvertures, bâillonnée, Dolorès gisait là…

Il la secourut.

– Ah ! vous voilà… vous voilà, balbutia-t-elle… Ils ne vousont rien fait ?

Et aussitôt, se dressant et montrant le fond du magasin :

– Là, il est parti de ce côté… j’ai entendu… je suis sûre.. Ilfaut aller, je vous en prie…

– Vous d’abord, dit-il.

– Non, lui… frappez-le je vous en prie, frappez-le.

La peur, cette fois, au lieu de l’abattre, semblait lui donnerdes forces inusitées, et elle répéta, dans un immense désir delivrer l’effroyable ennemi qui la torturait :

– Lui d’abord… Je ne peux plus vivre, il faut que vous mesauviez de lui… il le faut, je ne peux plus vivre…

Il la délia, retendit soigneusement sur le canapé et lui dit:

– Vous avez raison… D’ailleurs, ici vous n’avez rien à craindre…Attendez-moi, je reviens…

Comme il s’éloignait, elle saisit sa main vivement :

– Mais vous ?

– Eh bien ?

– Si cet homme…

On eût dit qu’elle appréhendait pour Lupin ce combat suprêmeauquel elle l’exposait, et que, au dernier moment, elle eût étéheureuse de le retenir.

Il murmura :

– Merci, soyez tranquille. Qu’ai-je à redouter ? Il estseul.

Et, la laissant, il se dirigea vers le fond. Comme il s’yattendait, il découvrit une échelle dressée contre le mur, et quile conduisit au niveau de la petite lucarne grâce à laquelle ilavait assisté à la réunion des bandits. C’était le chemin queMalreich avait pris pour rejoindre sa maison de la rueDelaizement.

Il refit ce chemin, comme il l’avait fait quelques heures plustôt, passa dans l’autre remise et descendit dans le jardin. Il setrouvait derrière le pavillon même occupé par Malreich.

Chose étrange, il ne douta pas une seconde que Malreich ne fûtlà.

Inévitablement il allait le rencontrer, et le duel formidablequ’ils soutenaient l’un contre l’autre touchait à sa fin. Quelquesminutes encore, et tout serait terminé.

Il fut confondu ! Ayant saisi la poignée d’une porte, cettepoignée tourna et la porte céda sous son effort. Le pavillonn’était même pas fermé.

Il traversa une cuisine, un vestibule, et monta un escalier, etil avançait délibérément, sans chercher à étouffer le bruit de sespas.

Sur le palier, il s’arrêta. La sueur coulait de son front et sestempes battaient sous l’afflux du sang.

Pourtant, il restait calme, maître de lui et conscient de sesmoindres pensées.

Il déposa sur une marche ses deux revolvers.

– Pas d’armes, se dit-il, mes mains seules, rien que l’effort demes deux mains ça suffit… ça vaut mieux.

En face de lui, trois portes. Il choisit celle du milieu, et fitjouer la serrure. Aucun obstacle. Il entra.

Il n’y avait point de lumière dans la chambre, mais, par lafenêtre grande ouverte, pénétrait la clarté de la nuit, et dansl’ombre il apercevait les draps et les rideaux blancs du lit.

Et là quelqu’un se dressait.

Brutalement, sur cette silhouette, il lança le jet de salanterne.

– Malreich !

Le visage blême de Malreich, ses yeux sombres, ses pommettes decadavre, son cou décharné…

Et tout cela était immobile, à cinq pas de lui, et il n’auraitsu dire si ce visage inerte, si ce visage de mort exprimait lamoindre terreur ou même seulement un peu d’inquiétude.

Lupin fit un pas, et un deuxième, et un troisième.

L’homme ne bougeait point.

Voyait-il ? Comprenait-il ? On eût dit que ses yeuxregardaient dans le vide et qu’il se croyait obsédé par unehallucination plutôt que frappé par une image réelle.

Encore un pas…

« Il va se défendre, pensa Lupin, il faut qu’il se défende.»

Et Lupin avança le bras vers lui.

L’homme ne fit pas un geste, il ne recula point, ses paupièresne battirent pas. Le contact eut lieu.

Et ce fut Lupin qui, bouleversé, épouvanté, perdit la tête. Ilrenversa l’homme, le coucha sur son lit, le roula dans ses draps,le sangla dans ses couvertures, et le tint sous son genou comme uneproie sans que l’homme eût tenté le moindre geste derésistance.

– Ah ! clama Lupin, ivre de joie et de haine assouvie, jet’ai enfin écrasée, bête odieuse ! Je suis le maîtreenfin !

Il entendit du bruit dehors, dans la rue Delaizement, des coupsque l’on frappait contre la grille. Il se précipita vers la fenêtreet cria :

– C’est toi, Weber ! Déjà ! À la bonne heure ! Tues un serviteur modèle ! Force la grille, mon bonhomme, etaccours, tu seras le bienvenu. En quelques minutes, il fouilla lesvêtements de son prisonnier, s’empara de son portefeuille, raflales papiers qu’il put trouver dans les tiroirs du bureau et dusecrétaire, les jeta tous sur la table et les examina.

Il eut un cri de joie : le paquet de lettres était là, le paquetdes fameuses lettres qu’il avait promis de rendre à l’Empereur.

Il remit les papiers à leur place et courut à la fenêtre.

– Voilà qui est fait, Weber ! Tu peux entrer ! Tutrouveras l’assassin de Kesselbach dans son lit, tout préparé ettout ficelé… Adieu, Weber…

Et Lupin, dégringolant rapidement l’escalier, courut jusqu’à laremise et, tandis que Weber s’introduisait dans la maison, ilrejoignit Dolorès Kesselbach.

À lui seul, il avait arrêté les sept compagnonsd’Altenheim ! Et il avait livré à la justice le chefmystérieux de la bande, le monstre infâme, Louis deMalreich !

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