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Chapitre 5M. Lenormand succombe

1.

À six heures du soir, M. Lenormand rentrait dans son cabinet dela Préfecture de police. Tout de suite il manda Dieuzy.

– Ton bonhomme est là ?

– Oui.

– Où en es-tu avec lui ?

– Pas bien loin. Il ne souffle pas mot. Je lui ai dit que,d’après une nouvelle ordonnance, les étrangers étaient tenus à unedéclaration de séjour à la Préfecture et je l’ai conduit ici, dansle bureau de votre secrétaire.

– Je vais l’interroger.

Mais à ce moment un garçon survint.

– C’est une dame, chef, qui demande à vous parler tout desuite.

– Sa carte ?

– Voici.

– Mme Kesselbach ! Fais entrer.

Lui-même il alla au-devant de la jeune femme et la pria des’asseoir. Elle avait toujours son même regard désolé, sa minemaladive et cet air d’extrême lassitude où se révélait la détressede sa vie.

Elle tendit le numéro du Journal, en désignant à l’endroit de lapetite correspondance la ligne où il était question du sieurSteinweg.

– Le père Steinweg était un ami de mon mari, dit-elle, et je nedoute pas qu’il ne sache beaucoup de choses.

– Dieuzy, fit Lenormand, amène la personne qui attend… Votrevisite, madame, n’aura pas été inutile. Je vous prie seulement,quand cette personne entrera, de ne pas dire un mot.

La porte s’ouvrit. Un homme apparut, un vieillard à collier debarbe blanche, à figure striée de rides profondes, pauvrement vêtu,l’air traqué de ces misérables qui roulent à travers le monde enquête de la pitance quotidienne.

Il resta sur le seuil, les paupières clignotantes, regarda M.Lenormand, sembla gêné par le silence qui l’accueillait, et tournason chapeau entre ses mains avec embarras. Mais soudain il parutstupéfait, ses yeux s’agrandirent, et il bégaya :

– Madame… madame Kesselbach.

Il avait vu la jeune femme.

Et rasséréné, souriant, sans plus de timidité, il s’approchad’elle avec un mauvais accent :

– Ah ! je suis content… enfin ! je croyais bien quejamais… j’étais étonné… pas de nouvelles là-bas… pas de télégramme…Et comment va ce bon Rudolf Kesselbach ?

La jeune femme eut un geste de recul, comme frappée en pleinvisage, et, d’un coup, elle tomba sur une chaise et se mit àsangloter.

– Quoi ! eh bien, quoi ? fit Steinweg.

M. Lenormand s’interposa aussitôt.

– Je vois, monsieur, que vous ignorez certains événements quiont eu lieu récemment. Il y a donc longtemps que vous êtes envoyage ?

– Oui, trois mois J’étais remonté jusqu’aux mines. Ensuite, jesuis revenu à Capetown, d’où j’ai écrit à Rudolf. Mais en routej’ai accepté du travail à Port-Saïd. Rudolf a reçu ma lettre, jesuppose ?

– Il est absent. Je vous expliquerai les raisons de cetteabsence. Mais. auparavant, il est un point sur lequel nousvoudrions quelques renseignements. Il s’agit d’un personnage quevous avez connu, et que vous désigniez dans vos entretiens avec M.Kesselbach sous le nom de Pierre Leduc

– Pierre Leduc ! Quoi ! Qui vous a dit ? Levieillard fut bouleversé. Il balbutia de nouveau :

– Qui vous a dit ? Qui vous a révélé ?

– M. Kesselbach.

– Jamais ! c’est un secret que je lui ai révélé, et Rudolfgarde ses secrets surtout celui-ci…

– Cependant il est indispensable que vous nous répondiez. Nousfaisons actuellement sur Pierre Leduc une enquête qui doit aboutirsans retard, et vous seul pouvez nous éclairer, puisque M.Kesselbach n’est plus là.

Enfin, quoi, s’écria Steinweg, paraissant se décider, que vousfaut-il ?

– Vous connaissez Pierre Leduc ?

– Je ne l’ai jamais vu, mais depuis longtemps je suis possesseurd’un secret qui le concerne. À la suite d’incidents inutiles àraconter, et grâce à une série de hasards, j’ai fini par acquérirla certitude que celui dont la découverte m’intéressait vivait àParis dans le désordre, et qu’il se faisait appeler Pierre Leduc,ce qui n’est pas son véritable nom.

– Mais le connaît-il, lui, son véritable nom ?

– Je le suppose.

– Et vous ?

– Moi, je le connais.

– Eh bien, dites-le-nous.

Il hésita, puis violemment :

– Je ne le peux pas… je ne le peux pas…

– Mais pourquoi ?

– Je n’en ai pas le droit. Tout le secret est là. Or, ce secret,quand je l’ai dévoilé à Rudolf, il y a attaché tant d’importancequ’il m’a donné une grosse somme d’argent pour acheter mon silence,et qu’il m’a promis une fortune, une vraie fortune, pour le jour oùil parviendrait, d’abord à retrouver Pierre Leduc, et ensuite àtirer parti du secret.

Il sourit amèrement :

– La grosse somme d’argent est déjà perdue. Je venais prendredes nouvelles de ma fortune.

– M. Kesselbach est mort, prononça le chef de la Sûreté.

Steinweg bondit.

– Mort ! est-ce possible ! non, c’est un piège. MadameKesselbach, est-il vrai ?

Elle baissa la tête.

Il sembla écrasé par cette révélation imprévue, et, en mêmetemps, elle devait lui être infiniment douloureuse, car il se mit àpleurer.

– Mon pauvre Rudolf, je l’avais vu tout petit… il venait joueravec moi à Augsbourg… Je l’aimais bien. Et invoquant le témoignagede Mme Kesselbach :

– Et lui aussi, n’est-ce pas, madame, il m’aimait bien ? ila dû vous le dire son vieux père Steinweg, comme il m’appelait.

M. Lenormand s’approcha de lui, et, de sa voix la plus nette:

– Ecoutez-moi. M. Kesselbach est mort assassiné Voyons, soyezcalme, les cris sont inutiles Il est mort assassiné, et toutes lescirconstances du crime prouvent que le coupable était au courant dece fameux projet. Y aurait-il quelque chose dans la nature de ceprojet qui vous permettrait de deviner ?

Steinweg restait interdit. Il balbutia :

– C’est de ma faute Si je ne l’avais pas lancé sur cettevoie

Mme Kesselbach s’avança suppliante.

– Vous croyez… vous avez une idée Oh ! je vous en prie,Steinweg..

– Je n’ai pas d’idée… je n’ai pas réfléchi, murmura-t-il, ilfaudrait que je réfléchisse…

– Cherchez dans l’entourage de M. Kesselbach, lui ditLenormand

Personne n’a été mêlé à vos conférences à ce moment-là ?Lui-même n’a pu se confier à personne ?

– À personne.

– Cherchez bien.

Tous deux, Dolorès et M. Lenormand, penchés sur lui, attendaientanxieusement sa réponse.

– Non, fit-il, je ne vois pas.

– Cherchez bien, reprit le chef de la Sûreté, le prénom et lenom de l’assassin ont comme initiale un L et un M.

– Un L, répéta-t-il je ne vois pa…s un L un M…

– Oui, les lettres sont en or et marquent le coin d’un étui àcigarettes qui appartenait à l’assassin.

– Un étui à cigarettes ? fit Steinweg avec un effort demémoire.

– En acier bruni… et l’un des compartiments intérieurs estdivisé en deux parties, la plus petite pour le papier à cigarettes,l’autre pour le tabac.

– En deux parties, en deux parties, redisait Steinweg, dont lesouvenirs semblaient réveillés par ce détail. Ne pourriez-vous memontrer cet objet ?

– Le voici, ou plutôt en voici une reproduction exacte, ditLenormand en lui donnant un étui à cigarettes.

– Hein ! Quoi ! fit Steinweg en prenant l’étui.

Il le contemplait d’un œil stupide, l’examinait, le retournaiten tous sens, et soudain il poussa un cri, le cri d’un homme queheurte une effroyable idée. Et il resta là, livide, les mainstremblantes, les yeux hagards.

– Parlez, mais parlez donc, ordonna M. Lenormand.

– Oh ! fit-il comme aveuglé de lumière, touts’explique.

– Parlez, mais parlez donc

Il les repoussa tous deux, marcha jusqu’aux fenêtres entitubant, puis revint sur ses pas, et se jetant sur le chef de laSûreté :

– Monsieur, monsieur l’assassin de Rudolf, je vais vous le dire…Eh bien…

Il s’interrompit.

– Eh bien ? firent les autres.

Une minute de silence. Dans la grande paix du bureau, entre cesmurs qui avaient entendu tant de confessions, tant d’accusations,le nom de l’abominable criminel allait-il résonner ? Ilsemblait à M. Lenormand qu’il était au bord de l’abîme insondable,et qu’une voix montait, montait jusqu’à lui. Quelques secondesencore et il saurait.

– Non, murmura Steinweg, non, je ne peux pas…

– Qu’est-ce que vous dites ? s’écria le chef de la Sûreté,furieux.

– Je dis que je ne peux pas.

– Mais vous n’avez pas le droit de vous taire ! La justiceexige.

– Demain, je parlerai, demain il faut que je réfléchisse… Demainje vous dirai tout ce que je sais sur Pierre Leduc tout ce que jesuppose à propos de cet étui… Demain, je vous le promets…

On sentait en lui cette sorte d’obstination à laquelle seheurtent vainement les efforts les plus énergiques. M. Lenormandcéda.

– Soit. Je vous donne jusqu’à demain, mais je vous avertis quesi demain vous ne parlez pas, je serai obligé d’avertir le juged’instruction.

Il sonna, et prenant l’inspecteur Dieuzy à part :

– Accompagne-le jusqu’à son hôtel et restes-y… je vais t’envoyerdeux camarades Et surtout, ouvre l’œil et le bon. On pourraitessayer de nous le prendre.

L’inspecteur emmena Steinweg, et M. Lenormand, revenant vers MmeKesselbach que cette scène avait violemment émue, s’excusa :

– Croyez à tous mes regrets, madame je comprends à quel pointvous devez être affectée.

Il l’interrogea sur l’époque où M. Kesselbach était rentré enrelations avec le vieux Steinweg et sur la durée de ces relations.Mais elle était si lasse qu’il n’insista pas.

– Dois-je revenir demain ? demanda-t-elle.

– Mais non, mais non. Je vous tiendrai au courant de tout ce quedira Steinweg. Voulez-vous me permettre de vous offrir mon brasjusqu’à votre voiture Ces trois étages sont si durs àdescendre.

Il ouvrit la porte et s’effaça devant elle. Au même moment desexclamations se firent entendre dans le couloir, et des gensaccoururent, des inspecteurs de service, des garçons de bureau

– Chef ! Chef !

– Qu’y a-t-il ?

– Dieuzy !

– Mais il sort d’ici…

– On l’a trouvé dans l’escalier.

– Mort ?

– Non, assommé, évanoui…

– Mais l’homme ? l’homme qui était avec lui ? le vieuxSteinweg ?

– Disparu…

– Tonnerre !

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