813

4.

Arsène Lupin !

Gourel répétait ces deux mots fatidiques d’un air absolumentpétrifié. Ils résonnaient en lui comme un glas. Arsène Lupin !le bandit-roi ! l’aventurier suprême ! Voyons, était-cepossible ?

– Mais non, mais non, murmura-t-il, ce n’est pas possible,puisqu’il est mort !

Seulement, voilà, était-il réellement mort ?

Arsène Lupin !

Debout près du cadavre, il demeurait stupide, abasourdi,tournant et retournant la carte avec une certaine crainte, commes’il venait de recevoir la provocation d’un fantôme. ArsèneLupin ! Qu’allait-il faire ? Agir ?

Engager la bataille avec ses propres ressources ? Non, nonil valait mieux ne pas agir… Les fautes étaient inévitables s’ilrelevait le défi d’un tel adversaire. Et puis le Chef n’allait-ilpas venir ? Le Chef va venir ! Toute la psychologie deGourel se résumait dans cette petite phrase. Habile et persévérant,plein de courage et d’expérience, d’une force herculéenne, il étaitde ceux qui ne vont de l’avant que lorsqu’ils sont dirigés et quin’accomplissent de bonne besogne que lorsqu’elle leur estcommandée.

Combien ce manque d’initiative s’était aggravé depuis que M.Lenormand avait pris la place de M. Dudouis au service de laSûreté ! Celui-là était un chef, M. Lenormand ! Aveccelui-là, on était sûr de marcher dans la bonne voie ! Si sûr,même, que Gourel s’arrêtait dès que l’impulsion du Chef ne luiétait plus donnée. Mais le Chef allait venir ! Sur sa montre,Gourel calculait l’heure exacte de cette arrivée. Pourvu que lecommissaire de police ne le précédât point et que le juged’instruction, déjà désigné sans doute, ou le médecin légiste, nevinssent pas faire d’inopportunes constatations avant que le Chefn’eût eu le temps de fixer dans son esprit les points essentiels del’affaire !

– Eh bien, Gourel, à quoi rêves-tu ?

– Le Chef !

M. Lenormand était un homme encore jeune, si l’on considéraitl’expression même de son visage, ses yeux qui brillaient sous seslunettes ; mais c’était presque un vieillard si l’on notaitson dos voûté, sa peau sèche comme jaunie à la cire, sa barbe etses cheveux grisonnants, toute son apparence brisée, hésitante,maladive.

Il avait péniblement passé sa vie aux colonies, commecommissaire du Gouvernement, dans les postes les plus périlleux. Ily avait gagné des fièvres, une énergie indomptable malgré sadéchéance physique, l’habitude de vivre seul, de parler peu etd’agir en silence, une certaine misanthropie et, soudain, verscinquante-cinq ans, à la suite de la fameuse affaire des troisEspagnols de Biskra, la grande, la juste notoriété. On réparaitalors l’injustice, et, d’emblée, on le nommait à Bordeaux, puissous-chef à Paris, puis, à la mort de M. Dudouis, chef de laSûreté. Et, en chacun de ces postes, il avait montré une inventionsi curieuse dans les procédés, de telles ressources, des qualitéssi neuves, si originales, et surtout il avait abouti à desrésultats si précis dans la conduite des quatre ou cinq derniersscandales qui avaient passionné l’opinion publique qu’on opposaitson nom à celui des plus illustres policiers. Gourel, lui, n’hésitapas. Favori du Chef, qui l’aimait pour sa candeur et pour sonobéissance passive, il mettait M. Lenormand au-dessus de tous.C’était l’idole, le dieu qui ne se trompe pas.

M. Lenormand, ce jour-là, semblait particulièrement fatigué. Ils’assit avec lassitude, écarta les pans de sa redingote, unevieille redingote célèbre par sa coupe surannée et par sa couleurolive, dénoua son foulard, un foulard marron également fameux, etmurmura :

– Parle.

Gourel raconta tout ce qu’il avait vu et tout ce qu’il avaitappris, et il le raconta sommairement, selon l’habitude que le Cheflui avait imposée.

Mais quand il exhiba la carte de Lupin, M. Lenormandtressaillit.

– Lupin ! s’écria-t-il.

– Oui, Lupin, le voilà revenu sur l’eau, cet animal-là.

– Tant mieux, tant mieux, fit M. Lenormand après un instant deréflexion.

– Evidemment, tant mieux, reprit Gourel, qui se plaisait àcommenter les rares paroles d’un supérieur auquel il ne reprochaitque d’être trop peu loquace, tant mieux, car vous allez enfin vousmesurer avec un adversaire digne de vous Et Lupin trouvera sonmaître… Lupin n’existera plus… Lupin…

– Cherche, fit M. Lenormand, lui coupant la parole. On eût ditl’ordre d’un chasseur à son chien. Et, de fait, ce fut à la manièred’un bon chien, vif, intelligent, fureteur, que chercha Gourel sousles yeux de son maître. Du bout de sa canne, M. Lenormand désignaittel coin, tel fauteuil, comme on désigne un buisson ou une touffed’herbe avec une conscience minutieuse.

– Rien, conclut le brigadier.

– Rien pour toi, grogna M. Lenormand.

– C’est ce que je voulais dire… Je sais que, pour vous, il y ades choses qui parlent comme des personnes, de vrais témoins.N’empêche que voilà un crime bel et bien établi à l’actif du sieurLupin.

– Le premier, observa M. Lenormand.

– Le premier, en effet… Mais c’était inévitable. On ne mène pascette vie-là, sans, un jour ou l’autre, être acculé au crime parles circonstances. M. Kesselbach se sera défendu…

– Non, puisqu’il était attaché.

– En effet, avoua Gourel déconcerté, et c’est même fort curieux…Pourquoi tuer un adversaire qui n’existe déjà plus ? Maisn’importe, si je lui avais mis la main au collet, hier, quand nousnous sommes trouvés l’un en face de l’autre, au seuil duvestibule…

M. Lenormand avait passé sur le balcon. Puis il visita lachambre de M. Kesselbach, à droite, vérifia la fermeture desfenêtres et des portes.

– Les fenêtres de ces deux pièces étaient fermées quand je suisentré, affirma Gourel.

– Fermées ou poussées ?

– Personne n’y a touché. Or, elles sont fermées, chef…

Un bruit de voix les ramena au salon. Ils y trouvèrent lemédecin légiste, en train d’examiner le cadavre, et M. Formerie,juge d’instruction.

Et M. Formerie s’exclamait :

– Arsène Lupin ! Enfin, je suis heureux qu’un hasardbienveillant me remette en face de ce bandit ! Le gaillardverra de quel bois je me chauffe ! Et cette fois il s’agitd’un assassin ! À nous deux, maître Lupin !

M. Formerie n’avait pas oublié l’étrange aventure du diadème dela princesse de Lamballe, et l’admirable façon dont Lupin l’avaitroulé, quelques années auparavant. La chose était restée célèbredans les annales du Palais. On en riait encore, et M. Formerie,lui, en conservait un juste sentiment de rancune et le désir deprendre une revanche éclatante.

– Le crime est évident, prononça-t-il de son air le plusconvaincu, le mobile nous sera facile à découvrir. Allons, tout vabien Monsieur Lenormand, je vous salue… Et je suis enchanté…

M. Formerie n’était nullement enchanté. La présence de M.Lenormand lui agréait au contraire fort peu, le chef de la Sûreténe dissimulant guère le mépris où il le tenait. Pourtant il seredressa, et toujours solennel :

– Alors, docteur, vous estimez que la mort remonte à unedouzaine d’heures environ, peut-être davantage ? C’est ce queje suppose nous sommes tout à fait d’accord… Et l’instrument ducrime ?

– Un couteau à lame très fine, monsieur le juge d’instruction,répondit le médecin… Tenez, on a essuyé la lame avec le mouchoirmême du mort…

– En effet… en effet… la trace est visible… Et maintenant nousallons interroger le secrétaire et le domestique de M. Kesselbach.Je ne doute pas que leur interrogatoire ne nous fournisse quelquelumière.

Chapman, que l’on avait transporté dans sa propre chambre, àgauche du salon, ainsi qu’Edwards, était déjà remis de sesépreuves. Il exposa par le menu les événements de la veille, lesinquiétudes de M. Kesselbach, la visite annoncée du soi-disantcolonel, et enfin raconta l’agression dont ils avaient étévictimes.

– Ah ! ah ! s’écria M. Formerie, il y a uncomplice ! et vous avez entendu son nom… Marco, dites-vous…Ceci est très important. Quand nous tiendrons le complice, labesogne sera avancée

– Oui, mais nous ne le tenons pas, risqua M. Lenormand.

– Nous allons voir chaque chose à son temps. Et alors, monsieurChapman, ce Marco est parti aussitôt après le coup de sonnette deM. Gourel ?

– Oui, nous l’avons entendu partir.

– Et après ce départ vous n’avez plus rien entendu ?

– Si, de temps à autre, mais vaguement… La porte étaitclose.

– Et quelle sorte de bruit ?

– Des éclats de voix. L’individu…

– Appelez-le par son nom, Arsène Lupin.

– Arsène Lupin a dû téléphoner.

– Parfait ! Nous interrogerons la personne de l’hôtel quiest chargée du service des communications avec la ville. Et plustard, vous l’avez entendu sortir, lui aussi ?

– Il a constaté que nous étions toujours bien attachés, et, unquart d’heure après, il partait en refermant sur lui la porte duvestibule.

– Oui, aussitôt son forfait accompli. Parfait… Parfait… Touts’enchaîne… Et après ?

– Après, nous n’avons plus rien entendu… la nuit s’est passée…la fatigue m’a assoupi, Edwards également… et ce n’est que cematin…

– Oui, je sais… Allons, ça ne va pas mal, tout s’enchaîne…

Et, marquant les étapes de son enquête, du ton dont il auraitmarqué autant de victoires sur l’inconnu, il murmura pensivement:

– Le complice… le téléphone… l’heure du crime… les bruitsperçus… Bien… Très bien… il nous reste à fixer le mobile du crime.En l’espèce, comme il s’agit de Lupin, le mobile est clair.Monsieur Lenormand, vous n’avez pas remarqué la moindre traced’effraction ?

– Aucune.

– C’est qu’alors le vol aura été effectué sur la personne mêmede la victime. A-t-on retrouvé son portefeuille ?

– Je l’ai laissé dans la poche de la jaquette, dit Gourel. Ilspassèrent tous dans le salon, où M. Formerie constata que leportefeuille ne contenait que des cartes de visite et des papiersd’identité.

– C’est bizarre. Monsieur Chapman, vous ne pourriez pas nousdire si M. Kesselbach avait sur lui une somme d’argent ?

– Oui, la veille, c’est-à-dire avant-hier lundi, nous sommesallés au Crédit Lyonnais, où M. Kesselbach a loué un coffre…

– Un coffre au Crédit Lyonnais ? Bien il faudra voir de cecôté.

– Et, avant de partir, M. Kesselbach s’est fait ouvrir uncompte, et il a emporté cinq ou six mille francs en billets debanque.

– Parfait nous sommes éclairés.

Chapman reprit :

– Il y a un autre point, monsieur le juge d’instruction. M.Kesselbach, qui depuis quelques jours était très inquiet – je vousen ai dit la cause : un projet auquel il attachait une importanceextrême -, M. Kesselbach semblait tenir particulière-ment à deuxchoses : d’abord une cassette d’ébène, et cette cassette il l’amise en sûreté au Crédit Lyonnais, et ensuite une petite enveloppede maroquin noir où il avait enfermé quelques papiers.

– Et cette enveloppe ?

– Avant l’arrivée de Lupin, il l’a déposée devant moi dans cesac de voyage.

M. Formerie prit le sac et fouilla. L’enveloppe ne s’y trouvaitpas. Il se frotta les mains.

– Allons, tout s’enchaîne Nous connaissons le coupable, lesconditions et le mobile du crime. Cette affaire-là ne traînera pas.Nous sommes bien d’accord sur tout, monsieur Lenormand ?

– Sur rien.

Il y eut un instant de stupéfaction. Le commissaire de policeétait arrivé et, derrière lui, malgré les agents qui gardaient laporte, la troupe des journalistes et le personnel de l’hôtelavaient forcé l’entrée et stationnaient dans l’antichambre.

Si notoire que fût la rudesse du bonhomme, rudesse qui n’allaitpas sans quelque grossièreté et qui lui avait déjà valu certainessemonces en haut lieu, la brusquerie de la réponse déconcerta. EtM. Formerie, tout spécialement, parut interloqué.

– Pourtant, dit-il, je ne vois rien là que de très simple :Lupin est le voleur…

– Pourquoi a-t-il tué ? lui jeta M. Lenormand.

– Pour voler.

– Pardon, le récit des témoins prouve que le vol a eu lieu avantl’assassinat. M. Kesselbach a d’abord été ligoté et bâillonné, puisvolé. Pourquoi Lupin qui, jusqu’ici, n’a jamais commis de crime,aurait-il tué un homme réduit à l’impuissance et déjàdépouillé ?

Le juge d’instruction caressa ses longs favoris blonds d’ungeste qui lui était familier quand une question lui paraissaitinsoluble. Il répondit d’un ton pensif :

– Il y a à cela plusieurs réponses…

– Lesquelles ?

– Cela dépend… cela dépend d’un tas d’éléments encore inconnus…Et puis, d’ailleurs, l’objection ne vaut que pour la nature desmotifs. Pour le reste, nous sommes d’accord.

– Non.

Cette fois encore, ce fut net, coupant, presque impoli, au pointque le juge, tout à fait désemparé, n’osa même pas protester etqu’il resta interdit devant cet étrange collaborateur. À la fin ilarticula :

– Chacun son système. Je serais curieux de connaître levôtre.

– Je n’en ai pas.

Le chef de la Sûreté se leva et fit quelques pas à travers lesalon en s’appuyant sur sa canne. Autour de lui, on se taisait etc’était assez curieux de voir ce vieil homme malingre et cassédominer les autres par la force d’une autorité que l’on subissaitsans l’accepter encore.

Après un long silence, il prononça :

– Je voudrais visiter les pièces qui touchent à cetapparte-ment. Le directeur lui montra le plan de l’hôtel. Lachambre de droite, celle de M. Kesselbach, n’avait point d’autreissue que le vestibule même de l’appartement. Mais la chambre degauche, celle du secrétaire, communiquait avec une autre pièce. Ildit :

– Visitons-la.

M. Formerie ne put s’empêcher de hausser les épaules et debougonner :

– Mais la porte de communication est verrouillée et la fenêtreclose.

– Visitons-la, répéta M. Lenormand.

On le conduisit dans cette pièce qui était la première des cinqchambres réservées à Mme Kesselbach. Puis, sur sa prière, on leconduisit dans les chambres qui suivaient. Toutes les portes decommunication étaient verrouillées des deux côtés.

Il demanda :

– Aucune de ces pièces n’est occupée ?

– Aucune.

– Les clefs ?

– Les clefs sont toujours au bureau.

– Alors, personne ne pouvait s’introduire ?

– Personne, sauf le garçon d’étage chargé d’aérer etd’épousseter.

– Faites-le venir.

Le domestique, un nommé Gustave Beudot, répondit que la veille,selon sa consigne, il avait fermé les fenêtres des cinqchambres.

– À quelle heure ?

– À six heures du soir.

– Et vous n’avez rien remarqué ?

– Non, rien.

– Et ce matin ?

– Ce matin, j’ai ouvert les fenêtres, sur le coup de huitheures.

– Et vous n’avez rien trouvé ?

– Non rien… Ah ! cependant…

Il hésitait. On le pressa de questions, et il finit par avouer:

– Eh bien, j’ai ramassé, près de la cheminée du 420, un étui àcigarettes que je me proposais de porter ce soir au bureau.

– Vous l’avez sur vous ?

– Non, il est dans ma chambre. C’est un étui en acier bruni.D’un côté, on met du tabac et du papier à cigarettes, de l’autredes allumettes. Il y a deux initiales en or Un L et un M.

– Que dites-vous ?

C’était Chapman qui s’était avancé. Il semblait très surpris,et, interpellant le domestique :

– Un étui en acier bruni, dites-vous ?

– Oui.

– Avec trois compartiments pour le tabac, le papier et lesallumettes… du tabac russe, n’est-ce pas, fin, blond ?

– Oui.

– Allez le chercher… Je voudrais voir ??? me rendre comptemoi-même…

Sur un signe du chef de la Sûreté, Gustave Beudot s’éloigna. M.Lenormand s’était assis, et, de son regard aigu, il examinait letapis, les meubles, les rideaux. Il s’informa :

– Nous sommes bien au 420, ici ?

– Oui.

Le juge ricana :

– Je voudrais bien savoir quel rapport vous établissez entre cetincident et le drame. Cinq portes fermées nous séparent de la pièceoù Kesselbach a été assassiné.

M. Lenormand ne daigna pas répondre.

Du temps passa. Gustave ne revenait pas.

– Où couche-t-il, monsieur le directeur ? demanda lechef.

– Au sixième, sur la rue de Judée, donc, au-dessus de nous. Ilest curieux qu’il ne soit pas encore là.

– Voulez-vous avoir l’obligeance d’envoyer quelqu’un ? Ledirecteur s’y rendit lui-même, accompagné de Chapman. Quelquesminutes après, il revenait seul, en courant, les traitsbouleversés.

– Eh bien ?

– Mort

– Assassiné ?

– Oui.

– Ah ! tonnerre, ils sont de force, les misérables !proféra M. Lenormand. Au galop, Gourel, qu’on ferme les portes del’hôtel… Veille aux issues… Et vous, monsieur le directeur,conduisez-nous dans la chambre de Gustave Beudot.

Le directeur sortit. Mais, au moment de quitter la chambre, M.Lenormand se baissa et ramassa une toute petite rondelle de papiersur laquelle ses yeux s’étaient déjà fixés.

C’était une étiquette encadrée de bleu. Elle portait le chiffre813. À tout hasard, il la mit dans son portefeuille et rejoignitles autres personnes.

– 5 –

Une fine blessure au dos, entre les deux omoplates… Le médecindéclara :

– Exactement la même blessure que M. Kesselbach.

– Oui, fit M. Lenormand, c’est la même main qui a frappé, etc’est la même arme qui a servi.

D’après la position du cadavre, l’homme avait été surpris àgenoux devant son lit, et cherchant sous son matelas l’étui àcigarettes qu’il y avait caché. Le bras était encore engagé entrele matelas et le sommier, mais on ne trouva pas l’étui.

– Il fallait que cet objet fût diablement compromettant, insinuaM. Formerie, qui n’osait plus avancer une opinion trop précise.

– Parbleu ! fit le chef de la Sûreté.

– Mais on connaît les initiales, un L et un M… et avec cela,d’après ce que M. Chapman a l’air de savoir, nous serons facilementrenseignés. M. Lenormand sursauta :

– Chapman ! Où est-il ?

On regarda dans le couloir parmi les groupes de gens qui s’yentassaient… Chapman n’était pas là.

– M. Chapman m’avait accompagné, fit le directeur.

– Oui, oui, je sais, mais il n’est pas redescendu avec vous.

– Non, je l’avais laissé près du cadavre.

– Vous l’avez laissé ! Seul ?

– Je lui ai dit : « Restez, ne bougez pas. »

– Et il n’y avait personne ? Vous n’avez vupersonne ?

– Dans le couloir, non.

– Mais dans les mansardes voisines ou bien, tenez, après cetournant personne ne se cachait là ?

M. Lenormand semblait très agité. Il allait, il venait, ilouvrait la porte des chambres. Et soudain il partit en courant,avec une agilité dont on ne l’aurait pas cru capable.

Il dégringola les six étages, suivi de loin par le directeur etpar le juge d’instruction. En bas, il retrouva Gourel devant lagrand-porte.

– Personne n’est sorti ?

– Personne.

– À l’autre porte, rue Orvieto ?

– J’ai mis Dieuzy de planton.

– Avec des ordres formels ?

– Oui, chef.

Dans le vaste hall de l’hôtel, la foule des voyageurs sepressait avec inquiétude, commentant les versions plus ou moinsexactes qui lui parvenaient sur le crime étrange. Tous lesdomestiques, convoqués par téléphone, arrivaient un à un. M.Lenormand les interrogeait aussitôt.

Aucun d’eux ne put donner le moindre renseignement. Mais unebonne du cinquième étage se présenta. Dix minutes auparavant,peut-être, elle avait croisé deux messieurs qui descendaientl’escalier de service entre le cinquième et le quatrième étage.

– Ils descendaient très vite. Le premier tenait l’autre par lamain. Ça m’a étonnée de voir ces deux messieurs dans l’escalier deservice.

– Vous pourriez les reconnaître ?

– Le premier, non. Il a tourné la tête. C’est un mince, blond.Il avait un chapeau mou, noir et des vêtements noirs.

– Et l’autre ?

– Ah ! l’autre, c’est un Anglais, avec une grosse figuretoute rasée et des vêtements à carreaux. Il avait la tête nue.

Le signalement se rapportait en toute évidence à Chapman. Lafemme ajouta :

– Il avait un air… un air tout drôle comme s’il était fou.L’affirmation de Gourel ne suffit pas à M. Lenormand. Ilquestionnait tour à tour les grooms qui stationnaient aux deuxportes.

– Vous connaissez M. Chapman ?

– Oui, monsieur, il causait toujours avec nous.

– Et vous ne l’avez pas vu sortir ?

– Pour ça, non. Il n’est pas sorti ce matin.

M. Lenormand se retourna vers le commissaire de police :

– Combien avez-vous d’hommes, monsieur le commissaire ?

– Quatre.

– Ce n’est pas suffisant. Téléphonez à votre secrétaire qu’ilvous expédie tous les hommes disponibles. Et veuillez organiservous-même la surveillance la plus étroite à toutes les issues.L’état de siège, monsieur le commissaire…

– Mais enfin, protesta le directeur, mes clients…

– Je me fiche de vos clients, monsieur. Mon devoir passe avanttout et mon devoir est d’arrêter, coûte que coûte…

– Vous croyez donc ? hasarda le juge d’instruction.

– Je ne crois pas, monsieur… je suis sûr que l’auteur du doubleassassinat se trouve encore dans l’hôtel.

– Mais alors, Chapman…

– À l’heure qu’il est, je ne puis répondre que Chapman soitencore vivant. En tout cas, c’est une question de minutes, desecondes… Gourel, prends deux hommes et fouille toutes les chambresdu quatrième étage… Monsieur le directeur, un de vos employés lesaccompagnera. Pour les autres étages, je marcherai quand nousaurons du renfort. Allons, Gourel, en chasse, et ouvre l’œil… C’estdu gros gibier.

Gourel et ses hommes se hâtèrent. M. Lenormand, lui, resta dansle hall et près des bureaux de l’hôtel. Cette fois, il ne pensaitpas à s’asseoir, selon son habitude. Il marchait de l’entréeprincipale à l’entrée de la rue Orvieto, et revenait à son point dedépart.

De temps à autre, il ordonnait :

– Monsieur le directeur, qu’on surveille les cuisines, onpourrait s’échapper par là… Monsieur le directeur, dites à votredemoiselle de téléphone qu’elle n’accorde la communication à aucunedes personnes de l’hôtel qui voudraient téléphoner avec la ville.Si on lui téléphone de la ville, qu’elle mette en communicationavec la personne demandée, mais alors qu’elle prenne note du nom dela personne. Monsieur le directeur, faites dresser la liste de vosclients dont le nom commence par un L ou par un M.

Il disait tout cela à haute voix, en général d’armée qui jette àses lieutenants des ordres dont dépendra l’issue de labataille.

Et c’était vraiment une bataille implacable et terrible quecelle qui se jouait dans le cadre élégant d’un palace parisien,entre le puissant personnage qu’est un chef de la Sûreté et cemystérieux individu poursuivi, traqué, presque captif déjà, mais siformidable de ruse et de sauvagerie.

L’angoisse étreignait les spectateurs, tous groupés au centre duhall, silencieux et pantelants, secoués de peur au moindre bruit,obsédés par l’image infernale de l’assassin. Où secachait-il ? Allait-il apparaître ? N’était-il pointparmi eux ? celui-ci peut-être ? ou cet autre ?

Les nerfs étaient si tendus que, sous un coup de révolte, on eûtforcé les portes et gagné la rue, si le maître n’avait pas été là,et sa présence avait quelque chose qui rassurait et qui calmait. Onse sentait en sécurité, comme des passagers sur un navire quedirige un bon capitaine.

Et tous les regards se portaient vers ce vieux monsieur àlunettes et à cheveux gris, à redingote olive et à foulard marron,qui se promenait, le dos voûté, les jambes vacillantes.

Parfois accourait, envoyé par Gourel, un des garçons quisuivaient l’enquête du brigadier.

– Du nouveau ? demandait M. Lenormand.

– Rien, monsieur, on ne trouve rien.

À deux reprises, le directeur essaya de faire fléchir laconsigne. La situation était intolérable. Dans les bureaux,plusieurs voyageurs, appelés par leurs affaires ou sur le point departir, protestaient.

– Je m’en fiche, répétait M. Lenormand.

– Mais je les connais tous.

– Tant mieux pour vous.

– Vous outrepassez vos droits.

– Je le sais.

– On vous donnera tort.

– J’en suis persuadé.

– M. le juge d’instruction lui-même.

– Que M. Formerie me laisse tranquille ! Il n’a pas mieux àfaire que d’interroger les domestiques comme il s’y emploieactuellement. Pour le reste, ce n’est pas de l’instruction. C’estde la police. Ça me regarde.

À ce moment une escouade d’agents fit irruption dans l’hôtel. Lechef de la Sûreté les répartit en plusieurs groupes qu’il envoya autroisième étage, puis, s’adressant au commissaire :

– Mon cher commissaire, je vous laisse la surveillance. Pas defaiblesse, je vous en conjure. Je prends la responsabilité de cequi surviendra.

Et, se dirigeant vers l’ascenseur, il se fit conduire au secondétage.

La besogne n’était pas facile. Elle fut longue, car il fallaitouvrir les portes des soixante chambres, inspecter toutes lessalles de bains, toutes les alcôves, tous les placards, tous lesrecoins. Elle fut aussi infructueuse. Une heure après, sur le coupde midi, M. Lenormand avait tout juste fini le second étage, lesautres agents n’avaient pas terminé les étages supérieurs, et nulledécouverte n’avait été faite.

M. Lenormand hésita : l’assassin était-il remonté vers lesmansardes ?

Il se décidait cependant à descendre, quand on l’avertit que MmeKesselbach venait d’arriver avec sa demoiselle de compagnie.Edwards, le vieux serviteur de confiance, avait accepté la tâche delui apprendre la mort de M. Kesselbach.

M. Lenormand la trouva dans un des salons, terrassée, sanslarmes, mais le visage tordu de douleur et le corps tout tremblant,comme agité par des frissons de fièvre.

C’était une femme assez grande, brune, dont les yeux noirs,d’une grande beauté, étaient chargés d’or, de petits points d’or,pareils à des paillettes qui brillent dans l’ombre. Son maril’avait connue en Hollande où Dolorès était née d’une vieillefamille d’origine espagnole : les Amonti.

Tout de suite il l’avait aimée, et, depuis quatre ans, leuraccord, fait de tendresse et de dévouement, ne s’était jamaisdémenti. M. Lenormand se présenta. Elle le regarda sans répondre etil se tut, car elle n’avait pas l’air, dans sa stupeur, decomprendre ce qu’il disait. Puis, tout à coup, elle se mit àpleurer abondamment et demanda qu’on la conduisît auprès de sonmari.

Dans le hall, M. Lenormand trouva Gourel, qui le cherchait, etqui lui tendit précipitamment un chapeau qu’il tenait à lamain.

– Patron, j’ai ramassé ça… Pas d’erreur sur la provenance,hein ?

C’était un chapeau mou, un feutre noir. À l’intérieur, il n’yavait pas de coiffe, pas d’étiquette.

– Où l’as-tu ramassé ?

– Sur le palier de l’escalier de service, au second.

– Aux autres étages, rien ?

– Rien. Nous avons tout fouillé. Il n’y a plus que le premier.Et ce chapeau prouve que l’homme est descendu jusque-là. Nousbrûlons, patron.

– Je le crois.

Au bas de l’escalier, M. Lenormand s’arrêta.

– Rejoins le commissaire et donne-lui la consigne : deux hommesau bas de chacun des quatre escaliers, revolver au poing. Et qu’ontire s’il le faut. Comprends ceci, Gourel, si Chapman n’est passauvé, et si l’individu s’échappe, je saute. Voilà deux heures queje fais de la fantaisie.

Il monta l’escalier. Au premier étage, il rencontra deux agentsqui sortaient d’une chambre, conduits par un employé.

Le couloir était désert. Le personnel de l’hôtel n’osait s’yaventurer, et certains pensionnaires s’étaient enfermés à doubletour dans leurs chambres, de sorte qu’il fallait frapper longtempset se faire reconnaître avant que la porte s’ouvrît.

Plus loin, M. Lenormand aperçut un autre groupe d’agents quivisitaient l’office et, à l’extrémité du long couloir, il enaperçut d’autres encore qui approchaient du tournant, c’est-à-diredes chambres situées sur la rue de Judée.

Et, soudain, il entendit ceux-là qui poussaient desexclamations, et ils disparurent en courant. Il se hâta.

Les agents s’étaient arrêtés au milieu du couloir. À leurspieds, barrant le passage, la face sur le tapis, gisait uncorps.

M. Lenormand se pencha et saisit entre ses mains la têteinerte.

– Chapman, murmura-t-il, il est mort.

Il l’examina. Un foulard de soie blanche, tricotée, serrait lecou. Il le défit. Des taches rouges apparurent, et il constata quece foulard maintenait, contre la nuque, un épais tampon d’ouatetout sanglant.

Cette fois encore, c’était la même petite blessure, nette,franche, impitoyable.

Tout de suite prévenus, M. Formerie et le commissaireaccoururent.

– Personne n’est sorti ? demanda le chef. Aucunealerte !

– Rien, fit le commissaire. Deux hommes sont en faction au basde chaque escalier.

– Peut-être est-il remonté ? dit M. Formerie.

– Non ! Non !

– Pourtant on l’aurait rencontré.

– Non Tout cela est fait depuis plus longtemps. Les mains sontfroides déjà… Le meurtre a dû être commis presque aussitôt aprèsl’autre, dès le moment où les deux hommes sont arrivés ici parl’escalier de service.

– Mais on aurait vu le cadavre ! Pensez donc, depuis deuxheures, cinquante personnes ont passé par là…

– Le cadavre n’était pas ici.

– Mais alors, où était-il ?

– Eh ! qu’est-ce que j’en sais ? riposta brusquementle chef de la Sûreté… Faites comme moi, cherchez ! Ce n’estpas avec des paroles que l’on trouve.

De sa main nerveuse, il martelait avec rage le pommeau de sacanne, et il restait là, les yeux fixés au cadavre, silencieux etpensif. Enfin il prononça :

– Monsieur le commissaire, ayez l’obligeance de faire porter lavictime dans une chambre vide. On appellera le médecin. Monsieur ledirecteur, voulez-vous m’ouvrir les portes de toutes les chambresde ce couloir.

Il y avait à gauche trois chambres et deux salons quicomposaient un appartement inoccupé, et que M. Lenormand visita. Àdroite, quatre chambres. Deux étaient habitées par un M. Reverdatet un Italien, le baron Giacomici, tous deux sortis à cetteheure-là. Dans la troisième chambre, on trouva une vieilledemoiselle anglaise, encore couchée, et dans la quatrième unAnglais qui lisait et fumait paisiblement et que les bruits ducorridor n’avaient pu distraire de sa lecture. Il s’appelait lemajor Parbury.

Perquisitions et interrogatoires, d’ailleurs, ne donnèrent aucunrésultat. La vieille demoiselle n’avait rien entendu avant lesexclamations des agents, ni bruit de lutte, ni cri d’agonie, niquerelle ; le major Parbury non plus.

En outre, on ne recueillit aucun indice équivoque, aucune tracede sang, rien qui laissât supposer que le malheureux Chapman eûtpassé par l’une de ces pièces.

– Bizarre, murmura le juge d’instruction Tout cela est vraimentbizarre…

Et il ajouta naïvement :

– Je comprends de moins en moins. Il y a là une série decirconstances qui m’échappent en partie. Qu’en pensez-vous,monsieur Lenormand ?

M. Lenormand allait lui décocher sans doute une de ces ripostesaiguës par quoi se manifestait sa mauvaise humeur ordinaire, quandGourel survint tout essoufflé.

– Chef on a trouvé ça en bas dans le bureau de l’hôtel sur unechaise…

C’était un paquet de dimensions restreintes, noué dans uneenveloppe de serge noire.

– On l’a ouvert ? demanda le chef.

– Oui, mais lorsqu’on a vu ce qu’il contenait, on a refait lepaquet exactement comme il était… serré très fort, vous pouvez levoir.

– Dénoue !

Gourel enleva l’enveloppe et découvrit un pantalon et une vesteen molleton noir, que l’on avait dû, les plis de l’étoffel’attestaient, empiler hâtivement.

Au milieu, il y avait une serviette toute tachée de sang, et quel’on avait plongée dans l’eau, sans doute, pour détruire la marquedes mains qui s’y étaient essuyées.

Dans la serviette, un stylet d’acier, au manche incrusté d’or.Il était rouge de sang, du sang de trois hommes égorgés, enquelques heures, par une main invisible, parmi la foule des troiscents personnes qui allaient et venaient dans le vaste hôtel.Edwards, le domestique, reconnut aussitôt le stylet commeappartenant à M. Kesselbach. La veille encore, avant l’agression deLupin, Edwards l’avait vu sur la table.

– Monsieur le directeur, fit le chef de la Sûreté, la consigneest levée. Gourel va donner l’ordre qu’on fasse les porteslibres.

– Vous croyez donc que ce Lupin a pu sortir ? interrogea M.Formerie.

– Non. L’auteur du triple assassinat que nous venons deconstater est dans l’hôtel, dans une des chambres, ou plutôt mêléaux voyageurs qui sont dans le hall ou dans les salons. Pour moi,il habitait l’hôtel.

– Impossible ! Et puis, où aurait-il changé devêtements ? et quels vêtements aurait-il maintenant ?

– Je l’ignore, mais j’affirme.

– Et vous lui livrez passage ? Mais il va s’en aller touttranquillement, les mains dans ses poches.

– Celui des voyageurs qui s’en ira ainsi, sans ses bagages, etqui ne reviendra pas, sera le coupable. Monsieur le directeur,veuillez m’accompagner au bureau. Je voudrais étudier de près laliste de vos clients.

Au bureau, M. Lenormand trouva quelques lettres à l’adresse deM. Kesselbach. Il les remit au juge d’instruction.

Il y avait aussi un colis que venait d’apporter le service descolis postaux parisiens. Comme le papier qui l’entourait était enpartie déchiré, M. Lenormand put voir une cassette d’ébène surlaquelle était gravé le nom de Rudolf Kesselbach.

Il ouvrit. Outre les débris d’une glace dont on voyait encorel’emplacement à l’intérieur du couvercle, la cassette contenait lacarte d’Arsène Lupin.

Mais un détail sembla frapper le chef de la Sûreté. Àl’extérieur, sous la boîte, il y avait une petite étiquette bordéede bleu, pareille à l’étiquette ramassée dans la chambre duquatrième étage où l’on avait trouvé l’étui à cigarettes, et cetteétiquette portait également le chiffre 813.

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