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Chapitre 7La redingote olive

1.

Midi et quart. Un restaurant près de la Madeleine. Le princedéjeune. À la table voisine, deux jeunes gens s’assoient. Il lessalue, et se met à leur parler comme à des amis de rencontre.

– Vous êtes de l’expédition, hein ?

– Oui.

– Combien d’hommes en tout ?

– Six, paraît-il. Chacun y va de son côté. Rendez-vous à uneheure trois quarts avec M. Weber près de la maison de retraite.

– Bien, j’y serai.

– Quoi ?

– N’est-ce pas moi qui dirige l’expédition ? Et ne faut-ilpas que ce soit moi qui retrouve M. Lenormand puisque je l’aiannoncé publiquement ?

– Vous croyez donc, patron, que M. Lenormand n’est pasmort ?

– J’en suis sûr. Oui, depuis hier, j’ai la certitudequ’Altenheim et sa bande ont conduit M. Lenormand et Gourel sur lepont de Bougival et qu’ils les ont jetés par-dessus bord. Gourel acoulé, M. Lenormand s’en est tiré. Je fournirai toutes les preuvesnécessaires quand le moment sera venu.

– Mais alors, s’il est vivant, pourquoi ne se montre-t-ilpas ?

– Parce qu’il n’est pas libre.

– Ce serait donc vrai ce que vous avez dit ? Il se trouvedans les caves de la villa des Glycines ?

– J’ai tout lieu de le croire.

– Mais comment savez-vous ? Quel indice ?

– C’est mon secret. Ce que je puis vous annoncer, c’est que lecoup de théâtre sera… comment dirais-je… sensationnel. Vous avezfini ?

– Oui.

– Mon auto est derrière la Madeleine. Rejoignez-moi. À Garches,Sernine renvoya la voiture, et ils marchèrent jusqu’au sentier quiconduisait à l’école de Geneviève. Là, il s’arrêta.

– Ecoutez-moi bien, les enfants. Voici qui est de la plus hauteimportance. Vous allez sonner à la maison de retraite. Commeinspecteurs, vous avez vos entrées, n’est-ce pas ? Vous irezau pavillon Hortense, celui qui est inoccupé. Là, vous descendrezdans le sous-sol, et vous trouverez un vieux volet qu’il suffit desoulever pour dégager l’orifice d’un tunnel que j’ai découvert cesjours-ci, et qui établit une communication directe avec la villades Glycines. C’est par là que Gertrude et que le baron Altenheimse retrouvaient. Et c’est par là que M. Lenormand a passé pour, enfin de compte, tomber entre les mains de ses ennemis.

– Vous croyez, patron ?

– Oui, je le crois. Et maintenant, voilà de quoi il s’agit. Vousallez vous assurer que le tunnel est exactement dans l’état où jel’ai laissé cette nuit, que les deux portes qui le barrent sontouvertes, et qu’il y a toujours, dans un trou situé près de ladeuxième porte, un paquet enveloppé de serge noire que j’y aidéposé moi-même.

– Faudra-t-il défaire le paquet ?

– Inutile, ce sont des vêtements de rechange. Allez, et qu’on nevous remarque pas trop. Je vous attends.

Dix minutes plus tard, ils étaient de retour.

– Les deux portes sont ouvertes, fit Doudeville.

– Le paquet de serge noire ?

– À sa place, près de la deuxième porte.

– Parfait ! Il est une heure vingt-cinq. Weber va débarqueravec ses champions. On surveille la villa. On la cerne dèsqu’Altenheim y est entré. Moi, d’accord avec Weber, je sonne. Là,j’ai mon plan. Allons, j’ai idée qu’on ne s’ennuiera pas.

Et Sernine, les ayant congédiés, s’éloigna par le sentier del’école, tout en monologuant.

« Tout est pour le mieux. La bataille va se livrer sur leterrain choisi par moi. Je la gagne fatalement, et je me débarrassede mes deux adversaires, et je me trouve seul engagé dans l’affaireKesselbach… seul, avec deux beaux atouts : Pierre Leduc etSteinweg… En plus, le roi, c’est-à-dire Bibi. Seulement, il y a uncheveu… Qu’est-ce que peut bien faire Altenheim ? Evidemment,il a, lui aussi, son plan d’attaque. Par où m’attaque-t-il ?Et comment admettre qu’il ne m’ait pas encore attaqué ? C’estinquiétant. M’aurait-il dénoncé à la police ? »

Il longea le petit préau de l’école, dont les élèves étaientalors en classe, et il heurta la porte d’entrée.

– Tiens, te voilà ! dit Mme Ernemont, en ouvrant. Tu asdonc laissé Geneviève à Paris ?

– Pour cela il eût fallu que Geneviève fût à Paris,répondit-il.

– Mais elle y a été, puisque tu l’as fait venir.

– Qu’est-ce que tu dis ? s’exclama-t-il, en lui empoignantle bras.

– Comment ? mais tu le sais mieux que moi !

– Je ne sais rien… je ne sais rien… Parle !

– N’as-tu pas écrit à Geneviève de te rejoindre à la gareSaint-Lazare ?

– Et elle est partie ?

– Mais oui… Vous deviez déjeuner ensemble à l’hôtel Ritz…

– La lettre fais voir la lettre.

Elle monta la chercher et la lui donna.

– Mais, malheureuse, tu n’as donc pas vu que c’était unfaux ? L’écriture est bien imitée mais c’est un faux… Celasaute aux yeux.

Il se colla les poings contre les tempes avec rage :

– Le voilà le coup que je demandais. Ah ! lemisérable ! C’est par elle qu’il m’attaque… Mais commentsait-il ? Eh ! non, il ne sait pas… Voilà deux fois qu’iltente l’aventure et c’est pour Geneviève, parce qu’il s’est pris debéguin pour elle… Oh ! cela non, jamais ! Ecoute,Victoire… Tu es sûre qu’elle ne l’aime pas ? Ah ça ! maisje perds la tête ! Voyons… voyons il faut que je réfléchissece n’est pas le moment…

Il consulta sa montre.

– Une heure trente-cinq, j’ai le temps… Imbécile ! le tempsde quoi faire ? Est-ce que je sais où elle est ? Ilallait et venait, comme un fou, et sa vieille nourrice semblaitstupéfaite de le voir aussi agité, aussi peu maître de lui.

– Après tout, dit-elle, rien ne prouve qu’elle n’ait pas flairéle piège, au dernier instant…

– Où serait-elle ?

– Je l’ignore peut-être chez Mme Kesselbach…

– C’est vrai, c’est vrai, tu as raison, s’écria-t-il, pleind’espoir soudain.

Et il partit en courant vers la maison de retraite.

Sur la route, près de la porte, il rencontra les frèresDoudeville qui entraient chez la concierge, dont la loge avait vuesur la route, ce qui leur permettait de surveiller les abords desGlycines. Sans s’arrêter, il alla droit au pavillon del’Impératrice, appela Suzanne, et se fit conduire chez MmeKesselbach.

– Geneviève ? dit-il.

– Geneviève ?

– Oui, elle n’est pas venue ?

– Non, voici même plusieurs jours.

– Mais elle doit venir, n’est-ce pas ?

– Vous croyez ?

– Mais j’en suis sûr. Où voulez-vous qu’elle soit ?Rappelez-vous ?

– J’ai beau chercher. Je vous assure que Geneviève et moi nousne devions pas nous voir.

Et subitement effrayée :

– Mais vous n’êtes pas inquiet ? Il n’est rien arrivé àGeneviève ?

– Non, rien.

Il était parti déjà. Une idée l’avait heurté. Si le baronAltenheim n’était pas à la villa des Glycines ? Si l’heure durendez-vous avait été changée ?

« Il faut que je le voie, se disait-il, il le faut, à tout prix.»

Et il courait, l’allure désordonnée, indifférent à tout. Mais,devant la loge, il recouvra instantanément son sang-froid : ilavait aperçu le sous-chef de la Sûreté, qui parlait dans le jardinavec les frères Doudeville. S’il avait eu sa clairvoyancehabituelle, il eût surpris le petit tressaillement qui agita M.Weber à son approche, mais il ne vit rien.

– Monsieur Weber, n’est-ce pas ? dit-il.

– Oui… À qui ai-je l’honneur ?

– Le prince Sernine.

– Ah ! très bien, M. le Préfet de police m’a averti duservice considérable que vous nous rendiez, monsieur.

– Ce service ne sera complet que quand j’aurai livré lesbandits.

– Cela ne va pas tarder. Je crois que l’un de ces bandits vientd’entrer… un homme assez fort, avec un monocle.

– En effet, c’est le baron Altenheim. Vos hommes sont là,monsieur Weber ?

– Oui, cachés sur la route, à deux cents mètres de distance.

– Eh bien, monsieur Weber, il me semble que vous pourriez lesréunir et les amener devant cette loge. De là nous irons jusqu’à lavilla. Je sonnerai. Comme le baron Altenheim me connaît, je supposeque l’on m’ouvrira, et j’entrerai avec vous.

– Le plan est excellent, dit M. Weber. Je reviens tout de suite.Il sortit du jardin et s’en alla par la route, du côté opposé auxGlycines. Rapidement, Sernine empoigna l’un des frères Doudevillepar le bras.

– Cours après lui, Jacques… Occupe-le le temps que j’entre auxGlycines… Et puis retarde l’assaut le plus possible, invente desprétextes… Il me faut dix minutes… Qu’on entoure la villa maisqu’on n’y entre pas. Et toi, Jean, va te poster dans le pavillonHortense, à l’issue du souterrain. Si le baron veut sortir par là,casse-lui la tête.

Les Doudeville s’éloignèrent. Le prince se glissa dehors, etcourut jusqu’à une haute grille, blindée de fer, qui était l’entréedes Glycines.

Sonnerait-il ?

Autour de lui, personne. D’un bond il s’élança sur la grille, enposant son pied au rebord de la serrure, et, s’accrochant auxbarreaux, s’arc-boutant avec ses genoux, se hissant à la force despoignets, il parvint, au risque de retomber sur la pointe aiguë desbarreaux, à franchir la grille et à sauter.

Il y avait une cour pavée qu’il traversa rapidement, et il montales marches d’un péristyle à colonnes sur lequel donnaient desfenêtres qui, toutes, étaient recouvertes, jusqu’aux impostes, devolets pleins.

Comme il réfléchissait au moyen de s’introduire dans la maison,la porte fut entrebâillée avec un bruit de fer qui lui rappela laporte de la villa Dupont, et Altenheim apparut.

– Dites donc, prince, c’est comme cela que vous pénétrez dansles propriétés particulières ? Je vais être contraint derecourir aux gendarmes, mon cher.

Sernine le saisit à la gorge, et le renversant contre unebanquette :

– Geneviève… Où est Geneviève ? Si tu ne me dis pas ce quetu as fait d’elle, misérable !

– Je te prie de remarquer, bégaya le baron, que tu me coupes laparole.

Sernine le lâcha.

– Au fait ! Et vite ! Réponds… Geneviève ?

– Il y a une chose, répliqua le baron, qui est beaucoup plusurgente, surtout quand il s’agit de gaillards de notre espèce,c’est d’être chez soi…

Et, soigneusement, il repoussa la porte qu’il barricada deverrous. Puis, conduisant Sernine dans le salon voisin, un salonsans meubles, sans rideaux, il lui dit :

– Maintenant, je suis ton homme. Qu’y a-t-il pour ton service,prince ?

– Geneviève ?

– Elle se porte à merveille.

– Ah ! tu avoues ?

– Parbleu ! Je te dirai même que ton imprudence à cet égardm’a étonné. Comment n’as-tu pas pris quelques précautions ? Ilétait inévitable…

– Assez ! Où est-elle ?

– Tu n’es pas poli.

– Où est-elle ?

– Entre quatre murs, libre…

– Libre ?

– Oui, libre d’aller d’un mur à l’autre.

– Villa Dupont, sans doute ? Dans la prison que tu asimaginée pour Steinweg ?

– Ah ! tu sais… Non, elle n’est pas là.

– Mais où alors ? Parle, sinon…

– Voyons, mon prince, crois-tu que je serai assez bête pour telivrer le secret par lequel je te tiens ? Tu aimes lapetite…

– Tais-toi ! s’écria Sernine, hors de lui… Je tedéfends…

– Et après ? c’est donc un déshonneur ? Je l’aimebien, moi, et j’ai bien risqué…

Il n’acheva pas, intimidé par la colère effrayante de Sernine,colère contenue, silencieuse, qui lui bouleversait les traits.

Ils se regardèrent longtemps, chacun d’eux cherchant le pointfaible de l’adversaire. À la fin, Sernine s’avança et, d’une voixnette, en homme qui menace plutôt qu’il ne propose un pacte :

– Ecoute-moi. Tu te rappelles l’offre d’association que tu m’asfaite ? L’affaire Kesselbach pour nous deux… on marcheraitensemble… on partagerait les bénéfices… J’ai refusé… J’accepteaujourd’hui…

– Trop tard.

– Attends. J’accepte mieux que cela : j’abandonne l’affaire… jene me mêle plus de rien… tu auras tout… Au besoin je t’aiderai.

– La condition ?

– Dis-moi où se trouve Geneviève ?

L’autre haussa les épaules.

– Tu radotes, Lupin. Ça me fait de la peine à ton âge…

Une nouvelle pause entre les deux ennemis, terrible. Le baronricana :

– C’est tout de même une sacrée jouissance de te voir ainsipleurnicher et demandant l’aumône. Dis donc, j’ai idée que lesimple soldat est en train de flanquer une pile à son général.

– Imbécile, murmura Sernine.

– Prince, je t’enverrai mes témoins ce soir si tu es encore dece monde.

– Imbécile ! répéta Sernine avec un mépris infini.

– Tu aimes mieux en finir tout de suite ? À ta guise, monprince, ta dernière heure est venue. Tu peux recommander ton âme àDieu. Tu souris ? C’est un tort. J’ai sur toi un avantageimmense : je tue au besoin…

– Imbécile ! redit encore une fois Sernine.

Il tira sa montre.

– Deux heures, baron. Tu n’as plus que quelques minutes. À deuxheures cinq, deux heures dix au plus tard, M. Weber et unedemi-douzaine d’hommes solides, sans scrupules, forceront l’entréede ton repaire et te mettront la main au collet… Ne souris pas, toinon plus. L’issue sur laquelle tu comptes est découverte, je laconnais, elle est gardée. Tu es donc bel et bien pris. C’estl’échafaud, mon vieux.

Altenheim était livide. Il balbutia :

– Tu as fait ça ? Tu as eu l’infamie ?

– La maison est cernée. L’assaut est imminent. Parle et je tesauve.

– Comment ?

– Les hommes qui gardent l’issue du pavillon sont à moi. Je tedonne un mot pour eux, et tu es sauvé.

Altenheim réfléchit quelques secondes, parut hésiter, mais,soudain résolu, déclara :

– C’est de la blague. Tu n’auras pas été assez naïf pour tejeter toi-même dans la gueule du loup.

– Tu oublies Geneviève. Sans elle, crois-tu que je seraislà ? Parle.

– Non.

– Soit. Attendons, dit Sernine. Une cigarette ?

– Volontiers.

– Tu entends ? dit Sernine après quelques secondes.

– Oui… oui, fit Altenheim en se levant.

Des coups retentissaient à la grille. Sernine prononça :

– Même pas les sommations d’usage… aucun préliminaire… Tu estoujours décidé ?

– Plus que jamais.

– Tu sais que, avec les instruments qu’ils ont, il n’y en a paspour longtemps ?

– Ils seraient dans cette pièce que je te refuserais.

La grille céda. On entendit le grincement des gonds.

– Se laisser pincer, reprit Sernine, je l’admets, mais qu’ontende soi-même les mains aux menottes, c’est trop idiot. Voyons, net’entête pas. Parle, et file.

– Et toi ?

– Moi je reste. Qu’ai-je à craindre ?

– Regarde.

Le baron lui désignait une fente à travers les volets. Sernine yappliqua son œil et recula avec un sursaut.

– Ah ! bandit, toi aussi, tu m’as dénoncé ! Ce n’estpas dix hommes, c’est cinquante, cent, deux cents hommes que Weberamène…

Le baron riait franchement :

– Et s’il y en a tant, c’est qu’il s’agit de Lupin, évidemment.Une demi-douzaine suffisait pour moi.

– Tu as prévenu la police ?

– Oui.

– Quelle preuve as-tu donnée ?

– Ton nom Paul Sernine, c’est-à-dire Arsène Lupin.

– Et tu as découvert ça tout seul, toi ? ce à quoi personnen’a jamais pensé ? Allons donc ! C’est l’autre,avoue-le.

Il regardait par la fente. Des nuées d’agents se répandaientautour de la villa, et ce fut à la porte maintenant que des coupsrésonnèrent.

Il fallait cependant songer, ou bien à la retraite, ou bien àl’exécution du projet qu’il avait imaginé. Mais, s’éloigner, nefût-ce qu’un instant, c’était laisser Altenheim, et qui pouvaitassurer que le baron n’avait pas à sa disposition une autre issuepour s’enfuir ? Cette idée bouleversa Sernine. Le baronlibre ! le baron maître de retourner auprès de Geneviève, etde la torturer, et de l’asservir à son odieux amour !

Entravé dans ses desseins, contraint d’improviser un nouveauplan, à la seconde même, et en subordonnant tout au danger quecourait Geneviève. Sernine passa là un moment d’indécision atroce.Les yeux fixés aux yeux du baron, il eût voulu lui arracher sonsecret et partir, et il n’essayait même plus de le convaincre,tellement toute parole lui semblait inutile. Et, tout enpoursuivant ses réflexions, il se demandait ce que pouvaient êtrecelles du baron, quels étaient ses armes, son espoir de salut. Laporte du vestibule, quoique fortement verrouillée, quoique blindéede fer, commençait à s’ébranler. Les deux hommes étaient devantcette porte, immobiles. Le bruit des voix, le sens des mots leurparvenaient.

– Tu parais bien sûr de toi, dit Sernine.

– Parbleu ! s’écria l’autre en lui donnant un croc-en-jambequi le fit tomber, et en prenant la fuite.

Sernine se releva aussitôt, franchit sous le grand escalier unepetite porte par où Altenheim avait disparu, et, dégringolant lesmarches de pierre, descendit au sous-sol

Un couloir, une salle vaste et basse, presque obscure, le baronétait à genoux, soulevant le battant d’une trappe.

– Idiot, s’écria Sernine en se jetant sur lui, tu sais bien quenous trouverons mes hommes au bout de ce tunnel, et ils ont l’ordrede te tuer comme un chien… À moins que… à moins que tu n’aies uneissue qui s’amorce sur celle-là… Eh ! voilà, pardieu !j’ai deviné et tu t’imagines…

La lutte était acharnée. Altenheim, véritable colosse doué d’unemusculature exceptionnelle, avait ceinturé son adversaire, luiparalysant les bras et cherchant à l’étouffer.

– Evidemment… évidemment, articulait celui-ci avec peine,évidemment, c’est bien combiné… Tant que je ne pourrai pas meservir de mes mains pour te casser quelque chose, tu aurasl’avantage… Mais seulement pourras-tu ?

Il eut un frisson. La trappe, qui s’était refermée, et sur lebattant de laquelle ils pesaient de tout leur poids, la trappeparaissait bouger sous eux. Il sentait les efforts que l’on faisaitpour la soulever, et le baron devait le sentir aussi, car ilessayait désespérément de déplacer le terrain du combat pour que latrappe pût s’ouvrir.

« C’est l’autre ! » pensa Sernine avec la sorte d’épouvanteirraisonnée que lui causait cet être mystérieux « C’est l’autre…S’il passe, je suis perdu. »

Par des gestes insensibles, Altenheim avait réussi à sedéplacer, et il tâchait d’entraîner son adversaire. Mais celui-cis’accrochait par les jambes aux jambes du baron, en même temps que,peu à peu, il s’ingéniait à dégager une de ses mains.

Au-dessus d’eux, de grands coups, comme des coups de bélier.

« J’ai cinq minutes, pensa Sernine Dans une minute, il faut quece gaillard-là… »

Et tout haut :

– Attention, mon petit. Tiens-toi bien.

Il rapprocha ses genoux l’un de l’autre avec une énergieincroyable. Le baron hurla, l’une de ses cuisses tordue.

Alors, Sernine, mettant à profit la souffrance de sonadversaire, fit un effort, dégagea sa main droite et le prit à lagorge.

– Parfait ! Comme cela, nous sommes bien mieux à notreaise… Non, pas la peine de chercher ton couteau sans quoi jet’étrangle comme un poulet. Tu vois, j’y mets des formes… Je neserre pas trop, juste assez pour que tu n’aies même pas envie degigoter.

Tout en parlant, il sortait de sa poche une cordelette très fineet, d’une seule main, avec une habileté extrême, il lui attachaitles poignets. À bout de souffle, d’ailleurs, le baron n’opposaitplus aucune résistance. En quelques gestes précis, Sernine leficela solidement.

– Comme tu es sage ! À la bonne heure ! Je ne tereconnais plus. Tiens, au cas où tu voudrais t’échapper, voilà unrouleau de fil de fer qui va compléter mon petit travail Lespoignets d’abord Les chevilles, maintenant Ça y est Dieu ! quetu es gentil !

Le baron s’était remis peu à peu. Il bégaya :

– Si tu me livres, Geneviève mourra.

– Vraiment ! Et comment ? Explique-toi…

– Elle est enfermée. Personne ne connaît sa retraite. Moisupprimé, elle mourra de faim… Comme Steinweg…

Sernine frissonna. Il reprit :

– Oui, mais tu parleras.

– Jamais.

– Si, tu parleras. Pas maintenant, c’est trop tard, mais cettenuit. Il se pencha sur lui et tout bas, à l’oreille, il prononça:

– Ecoute, Altenheim, et comprends-moi bien. Tout à l’heure tuvas être pincé. Ce soir tu coucheras au Dépôt. Cela est fatal,irrévocable. Moi-même je ne puis plus rien y changer. Et demain, ont’emmènera à la Santé, et plus tard, tu sais où ? Eh bien, jete donne encore une chance de salut. Cette nuit, tu entends, cettenuit, je pénétrerai dans ta cellule, au Dépôt, et tu me diras oùest Geneviève. Deux heures après, si tu n’as pas menti, tu seraslibre. Sinon c’est que tu ne tiens pas beaucoup à ta tête.

L’autre ne répondit pas. Sernine se releva et écouta. Là-haut,un grand fracas. La porte d’entrée cédait. Des pas martelèrent lesdalles du vestibule et le plancher du salon. M. Weber et ses hommescherchaient.

– Adieu, baron, réfléchis jusqu’à ce soir. La cellule est bonneconseillère.

Il poussa son prisonnier, de façon à dégager la trappe et ilsouleva celle-ci. Comme il s’y attendait, il n’y avait pluspersonne en dessous, sur les marches de l’escalier.

Il descendit, en ayant soin de laisser la trappe ouvertederrière lui, comme s’il avait eu l’intention de revenir.

Il y avait vingt marches, puis, en bas, c’était le commencementdu couloir que M. Lenormand et Gourel avaient parcouru en sensinverse.

Il s’y engagea et poussa un cri. Il lui avait semblé deviner laprésence de quelqu’un.

Il alluma sa lanterne de poche. Le couloir était vide.

Alors, il arma son revolver et dit à haute voix :

– Tant pis pour toi… Je fais feu. Aucune réponse. Aucunbruit.

« C’est une illusion sans doute, pensa-t-il. Cet être-làm’obsède. Allons, si je veux réussir et gagner la porte, il faut mehâter… Le trou, dans lequel j’ai mis le paquet de vêtements, n’estpas loin. Je prends le paquet et le tour est joué… Et queltour ! un des meilleurs de Lupin »

Il rencontra une porte qui était ouverte et tout de suites’arrêta. À droite il y avait une excavation, celle que M.Lenormand avait pratiquée pour échapper à l’eau qui montait.

Il se baissa et projeta sa lumière dans l’ouverture.

« Oh ! fit-il en tressaillant Non, ce n’est pas possibleC’est Doudeville qui aura poussé le paquet plus loin. »

Mais il eut beau chercher, scruter les ténèbres. Le paquetn’était plus là, et il ne douta pas que ce fût encore l’êtremystérieux qui l’eût dérobé.

« Dommage ! la chose était si bien arrangée !l’aventure reprenait son cours naturel, et j’arrivais au bout plussûrement… Maintenant il s’agit de me trotter au plus vite…Doudeville est au pavillon… Ma retraite est assurée… Plus deblagues, il faut se dépêcher et remettre la chose sur pied, sipossible… Et après, on s’occupera de lui… Ah ! qu’il se garede mes griffes, celui-là. »

Mais une exclamation de stupeur lui échappa ; il arrivait àl’autre porte, et cette porte, la dernière avant le pavillon, étaitfermée. Il se rua contre elle. À quoi bon ? Que pouvait-ilfaire ?

« Cette fois-ci, murmura-t-il, je suis bien fichu. »

Et, pris d’une sorte de lassitude, il s’assit. Il avaitl’impression de sa faiblesse en face de l’être mystérieux.Altenheim ne comptait guère. Mais l’autre, ce personnage deténèbres et de silence, l’autre le dominait, bouleversait toutesses combinaisons, et l’épuisait par ses attaques sournoises etinfernales.

Il était vaincu.

Weber le trouverait là, comme une bête acculée, au fond de sacaverne.

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