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2.

Le voyage fut une véritable course à la mort.

Lupin, jugeant qu’Octave ne conduisait pas assez vite, avaitpris le volant, et c’était une allure désordonnée, vertigineuse.Sur les routes, à travers les villages, dans les rues populeusesdes villes, ils marchèrent à cent kilomètres à l’heure. Des gensfrôlés hurlaient de rage : le bolide était loin il avaitdisparu.

– Patron, balbutiait Octave, livide, nous allons y rester.

– Toi, peut-être, l’auto peut-être, mais moi j’arriverai, disaitLupin.

Il avait la sensation que ce n’était pas la voiture qui letransportait, mais lui qui transportait la voiture, et qu’iltrouait l’espace par ses propres forces, par sa propre volonté.Alors, quel miracle aurait pu faire qu’il n’arrivât point, puisqueses forces étaient inépuisables, et que sa volonté n’avait pas delimites ?

– J’arriverai parce qu’il faut que j’arrive, répétait-il.

Et il songeait à l’homme qui allait mourir s’il n’arrivait pas àtemps pour le sauver, au mystérieux Louis de Malreich, sidéconcertant avec son silence obstiné et son visage hermétique. Etdans le tumulte de la route, sous les arbres dont les branchesfaisaient un bruit de vagues furieuses, parmi le bourdonnement deses idées, tout de même Lupin s’efforçait d’établir une hypothèse.Et l’hypothèse se précisait peu à peu, logique, invraisemblable,certaine, se disait-il, maintenant qu’il connais-sait l’affreusevérité sur Dolorès, et qu’il entrevoyait toutes les ressources ettous les desseins odieux de cet esprit détraqué.

« Eh oui, c’est elle qui a préparé contre Malreich la plusépouvantable des machinations. Que voulait-elle ? EpouserPierre Leduc dont elle s’était fait aimer, et devenir la souverainedu petit royaume d’où elle avait été bannie. Le but étaitaccessible, à la portée de sa main. Un seul obstacle moi, moi, quidepuis des semaines et des semaines, inlassablement, lui barrais laroute ; moi qu’elle retrouvait après chaque crime, moi dontelle redoutait la clairvoyance, moi qui ne désarmerais pas avantd’avoir découvert le coupable et d’avoir retrouvé les lettresvolées à l’Empereur

« Eh bien ! puisqu’il me fallait un coupable, le coupablece serait Louis de Malreich ou plutôt Léon Massier. Qu’est-ce quece Léon Massier ? L’a-t-elle connu avant son mariage ?L’a-t-elle aimé ? C’est probable, mais sans doute ne lesaura-t-on jamais. Ce qui est certain, c’est qu’elle aura étéfrappée par la ressemblance de taille et d’allure qu’elle-mêmepouvait obtenir avec Léon Massier, en s’habillant comme lui devêtements noirs, et en s’affublant d’une perruque blonde. C’estqu’elle aura observé la vie bizarre de cet homme solitaire, sescourses nocturnes, sa façon de marcher dans les rues, et dedépister ceux qui pourraient le suivre. Et c’est en conséquence deces remarques, et en prévision d’une éventualité possible, qu’elleaura conseillé à M. Kesselbach de gratter sur les registres del’état civil le nom de Dolorès et de le remplacer par le nom deLouis, afin que les initiales fussent justement celles de LéonMassier.

« Le moment vient d’agir, et voilà qu’elle ourdit son complot,et voilà qu’elle l’exécute. Léon Massier habite la rueDelaizement ? Elle ordonne à ses complices de s’établir dansla rue parallèle. Et c’est elle-même qui m’indique l’adresse dumaître d’hôtel Dominique et me met sur la piste des sept bandits,sachant parfaitement que, une fois sur la piste, j’irai jusqu’aubout, c’est-à-dire au-delà des sept bandits, jusqu’à leur chef,jusqu’à l’individu qui les surveille et les dirige, jusqu’à l’hommenoir, jusqu’à Léon Massier, jusqu’à Louis de Malreich.

« Et de fait, j’arrive d’abord aux sept bandits. Et alors, quese passera-t-il ? Ou bien je serai vaincu, ou bien nous nousdétruirons tous les uns, les aures, comme elle a dû l’espérer lesoir de la rue des Vignes. Et, dans ces deux cas, Dolorès estdébarrassée de moi.

« Mais il advient ceci : c’est moi qui capture les sept bandits.Dolorès s’enfuit de la rue des Vignes. Je la retrouve dans laremise du Brocanteur. Elle me dirige vers Léon Massier,c’est-à-dire vers Louis de Malreich. Je découvre auprès de lui leslettres de l’Empereur, qu’elle-même y a placées, et je le livre àla justice, et je dénonce la communication secrète qu’elle-même afait ouvrir entre les deux remises, et je donne toutes les preuvesqu’elle-même a préparées, et je montre par des documents,qu’elle-même a maquillés, que Léon Massier a volé l’état civil deLéon Massier, et qu’il s’appelle réellement Louis de Malreich.

« Et Louis de Malreich mourra.

« Et Dolorès de Malreich, triomphante, enfin, à l’abri de toutsoupçon, puisque le coupable est découvert, affranchie de son passéd’infamies et de crimes, son mari mort, son frère mort, sa sœurmorte, ses deux servantes mortes, Steinweg mort, délivrée par moide ses complices, que je jette tout ficelés entre les mains deWeber ; délivrée d’elle-même enfin par moi, qui fais monter àl’échafaud l’innocent qu’elle substitue à elle-même, Dolorèsvictorieuse, riche à millions, aimée de Pierre Leduc, Dolorès serareine. »

– Ah ! s’écria Lupin hors de lui, cet homme ne mourra pas.Je le jure sur ma tête, il ne mourra pas.

– Attention, patron, dit Octave, effaré, nous approchons… C’estla banlieue, les faubourgs…

– Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?

– Mais nous allons culbuter… Et puis les pavés glissent, ondérape…

– Tant pis.

– Attention… Là-bas…

– Quoi ?

– Un tramway, au virage…

– Qu’il s’arrête !

– Ralentissez, patron.

– Jamais !

– Mais nous sommes fichus…

– On passera.

– On ne passera pas.

– Si.

– Ah ! nom d’un chien

Un fracas, des exclamations… La voiture avait accroché letramway, puis, repoussée contre une palissade, avait démoli dixmètres de planches, et, finalement s’était écrasée contre l’angled’un talus.

– Chauffeur, vous êtes libre ?

C’était Lupin, aplati sur l’herbe du talus, qui hélait untaxi-auto. Il se releva, vit sa voiture brisée, des gens quis’empressaient autour d’Octave et sauta dans l’auto de louage.

– Au ministère de l’Intérieur, place Beauvau… Vingt francs depourboire…

Et s’installant au fond du fiacre, il reprit :

– Ah ! non, il ne mourra pas ! non, mille fois non, jen’aurai pas ça sur la conscience ! C’est assez d’avoir été lejouet de cette femme et d’être tombé dans le panneau comme uncollégien… Halte-là ! Plus de gaffes ! J’ai fait prendrece malheureux… Je l’ai fait condamner à mort, je l’ai mené au piedmême de l’échafaud… Mais il n’y montera pas ! Ça, non !S’il y montait, je n’aurais plus qu’à me fiche une balle dans latête !

On approchait de la barrière. Il se pencha :

– Vingt francs de plus, chauffeur, si tu ne t’arrêtes pas.

Et il cria devant l’octroi :

– Service de la Sûreté !

On passa.

– Mais ne ralentis pas, crebleu ! hurla Lupin… Plusvite !Encore plus vite ! Tu as peur d’écharper lesvieilles femmes ? Ecrase-les donc. Je paie les frais.

En quelques minutes, ils arrivaient au ministère de la placeBeauvau. Lupin franchit la cour en hâte et monta les marches del’escalier d’honneur. L’antichambre était pleine de monde. Ilinscrivit sur une feuille de papier : « Prince Sernine », et,poussant un huissier dans un coin, il lui dit :

– C’est moi, Lupin. Tu me reconnais, n’est-ce pas ? Je t’aiprocuré cette place, une bonne retraite, hein ? Seulement, tuvas m’introduire tout de suite. Va, passe mon nom. Je ne te demandeque ça. Le Président te remerciera, tu peux en être sûr… Moi aussi…Mais marche donc, idiot ! Valenglay m’attend…

Dix secondes après, Valenglay lui-même passait la tête au seuilde son bureau et prononçait :

– Faites entrer « le prince ».

Lupin se précipita, ferma vivement la porte, et, coupant laparole au Président :

– Non, pas de phrases, vous ne pouvez pas m’arrêter… Ce seraitvous perdre et compromettre l’Empereur… Non il ne s’agit pas de ça.Voilà. Malreich est innocent. J’ai découvert le vrai coupable…C’est Dolorès Kesselbach. Elle est morte. Son cadavre est là-bas.J’ai des preuves irrécusables. Le doute n’est pas possible. C’estelle…

Il s’interrompit. Valenglay ne paraissait pas comprendre.

– Mais, voyons, monsieur le Président, il faut sauver Malreich…Pensez donc une erreur judiciaire ! la tête d’un innocent quitombe ! Donnez des ordres, un supplément d’information est-ceque je sais ? Mais vite, le temps presse.

Valenglay le regarda attentivement, puis s’approcha d’une table,prit un journal et le lui tendit, en soulignant du doigt unarticle.

Lupin jeta les yeux sur le titre et lut :

L’exécution du monstre. Ce matin, Louis de Malreich a subi ledernier supplice…

Il n’acheva pas. Assommé, anéanti, il s’écroula dans un fauteuilavec un gémissement de désespoir.

Combien de temps resta-t-il ainsi ? Quand il se retrouvadehors, il n’en aurait su rien dire. Il se souvenait d’un grandsilence, puis il revoyait Valenglay incliné sur lui et l’aspergeantd’eau froide, et il se rappelait surtout la voix sourde duPrésident qui chuchotait :

– Ecoutez il ne faut rien dire de cela, n’est-ce pas ?Innocent, ça se peut, je ne dis pas le contraire… Mais à quoi bondes révélations ? un scandale ? Une erreur judiciairepeut avoir de grosses conséquences. Est-ce bien la peine ? Uneréhabilitation ? Pour quoi faire ? Il n’a même pas étécondamné sous son nom. C’est le nom de Malreich qui est voué àl’exécration publique, précisément le nom de la coupable…Alors ?

Et, poussant peu à peu Lupin vers la porte, il lui avait dit:

– Allez… Retournez là-bas… Faites disparaître le cadavre… Etqu’il n’y ait pas de traces, hein ? pas la moindre trace detoute cette histoire… Je compte sur vous, n’est-ce pas ?

Et Lupin retournait là-bas. Il y retournait comme un automate,parce qu’on lui avait ordonné d’agir ainsi, et qu’il n’avait plusde volonté par lui-même.

Des heures, il attendit à la gare. Machinalement il mangea, pritson billet et s’installa dans un compartiment.

Il dormit mal, la tête brûlante, avec des cauchemars et avec desintervalles d’éveil confus où il cherchait à comprendre pourquoiMassier ne s’était pas défendu.

« C’était un fou sûrement, un demi-fou Il l’a connue autrefoiset elle a empoisonné sa vie, elle l’a détraqué… Alors, autantmourir… Pourquoi se défendre ? »

L’explication ne le satisfaisait qu’à moitié, et il sepromettait bien, un jour ou l’autre, d’éclaircir cette énigme et desavoir le rôle exact que Massier avait tenu dans l’existence deDolorès. Mais qu’importait pour l’instant ! Un seul faitapparaissait nettement : la folie de Massier, et il se répétaitavec obstination :

« C’était un fou, ce Massier était certainement fou… D’ailleurs,tous ces Massier, une famille de fous »

Il délirait, embrouillant les noms, le cerveau affaibli.

Mais, en descendant à la gare de Bruggen, il eut, au grand airfrais du matin, un sursaut de conscience. Brusquement les chosesprenaient un autre aspect. Et il s’écria :

– Eh ! tant pis, après tout ! il n’avait qu’àprotester… Je ne suis responsable de rien, c’est lui qui s’estsuicidé… Ce n’est qu’un comparse dans l’aventure… Il succombe… Jele regrette… Mais quoi !

Le besoin d’agir l’enivrait de nouveau. Et, bien que blessé,torturé par ce crime dont il se savait malgré tout l’auteur, ilregardait cependant vers l’avenir.

« Ce sont les accidents de la guerre. N’y pensons pas. Rienn’est perdu. Au contraire ! Dolorès était l’écueil, puisquePierre Leduc l’aimait. Dolorès est morte. Donc Pierre Leducm’appartient. Et il épousera Geneviève, comme je l’ai décidé !Et il régnera ! Et je serai le maître ! Et l’Europe,l’Europe est à moi ! »

Il s’exaltait, rasséréné, plein d’une confiance subite, toutfiévreux, gesticulant sur la route, faisant des moulinets avec uneépée imaginaire, l’épée du chef qui veut, qui ordonne, et quitriomphe.

« Lupin, tu seras roi ! Tu seras roi, Arsène Lupin. »

Au village de Bruggen, il s’informa et apprit que Pierre Leducavait déjeuné la veille à l’auberge. Depuis, on ne l’avait pasvu.

– Comment, dit Lupin, il n’a pas couché ?

– Non.

– Mais où est-il parti après son déjeuner ?

– Sur la route du château.

Lupin s’en alla, assez étonné. Il avait pourtant prescrit aujeune homme de fermer les portes et de ne plus revenir après ledépart des domestiques.

Tout de suite il eut la preuve que Pierre lui avait désobéi : lagrille était ouverte.

Il entra, parcourut le château, appela. Aucune réponse.

Soudain, il pensa au chalet. Qui sait ! Pierre Leduc, enpeine de celle qu’il aimait, et dirigé par une intuition, avaitpeut-être cherché de ce côté. Et le cadavre de Dolorès étaitlà !

Très inquiet, Lupin se mit à courir.

À première vue, il ne semblait y avoir personne au chalet.

– Pierre ! Pierre ! cria-t-il.

N’entendant pas de bruit, il pénétra dans le vestibule et dansla chambre qu’il avait occupée.

Il s’arrêta, cloué sur le seuil.

Au-dessus du cadavre de Dolorès, Pierre Leduc pendait, une cordeau cou, mort.

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