813

Chapitre 8La carte de l’Europe

1.

Pierre Leduc aimait Dolorès !

Ce fut en Lupin une douleur profonde, aiguë, comme s’il avaitété blessé dans le principe même de sa vie, une douleur si fortequ’il eut – et c’était la première fois – la vision nette de ce queDolorès était devenue pour lui, peu à peu, sans qu’il en prîtconscience.

Pierre Leduc aimait Dolorès, et il la regardait comme on regardecelle qu’on aime.

Lupin sentit en lui, aveugle et forcené, l’instinct du meurtre.Ce regard, ce regard d’amour qui se posait sur la jeune femme, ceregard l’affolait. Il avait l’impression du grand silence quienveloppait la jeune femme et le jeune homme, et, dans ce silence,dans l’immobilité des attitudes, il n’y avait plus de vivant que ceregard d’amour, que cet hymne muet et voluptueux par lequel lesyeux disaient toute la passion, tout le désir, tout l’enthousiasme,tout l’emportement d’un être pour un autre.

Et il voyait Mme Kesselbach aussi. Les yeux de Dolorès étaientinvisibles sous ses paupières baissées, ses paupières soyeuses auxlongs cils noirs. Mais comme elle sentait le regard d’amour quicherchait son regard ! Comme elle frémissait sous la caresseimpalpable !

« Elle l’aime… elle l’aime », se dit Lupin, brûlé dejalousie.

Et, comme Pierre faisait un geste : « Oh ! le misérable,s’il ose la toucher, je le tue. »

Et il songeait, tout en constatant la déroute de sa raison, eten s’efforçant de la combattre :

« Suis-je bête ! Comment, toi, Lupin, tu te laissesaller ! Voyons, c’est tout naturel si elle l’aime… Oui,évidemment, tu avais cru deviner en elle une certaine émotion à tonapproche, un certain trouble… Triple idiot, mais tu n’es qu’unbandit, toi, un voleur tandis que lui, il est duc, il est jeune.»

Pierre n’avait pas bougé davantage. Mais ses lèvres remuèrent,et il sembla que Dolorès s’éveillait. Doucement, lentement, elleleva les paupières, tourna un peu la tête, et ses yeux se donnèrentà ceux du jeune homme, de ce même regard qui s’offre, et qui selivre, et qui est plus profond que le plus profond des baisers.

Ce fut soudain, brusque comme un coup de tonnerre. En troisbonds, Lupin se rua dans le salon, s’élança sur le jeune homme, lejeta par terre, et, le genou sur la poitrine de son rival, hors delui, dressé vers Mme Kesselbach, il cria :

– Mais vous ne savez donc pas ? Il ne vous a pas dit, lefourbe ? Et vous l’aimez, lui ? Il a donc une tête degrand-duc ? Ah ! que c’est drôle !

Il ricanait rageusement, tandis que Dolorès le considérait avecstupeur :

– Un grand-duc, lui ! Hermann IV, duc deDeux-Ponts-Veldenz ! Prince régnant ! Grandélecteur ! mais c’est à mourir de rire. Lui ! Mais ils’appelle Baupré, Gérard Baupré, le dernier des vagabonds, unmendiant que j’ai ramassé dans la boue. Grand-duc ? Mais c’estmoi qui l’ai fait grand-duc ! Ah ! ah ! que c’estdrôle ! Si vous l’aviez vu se couper le petit doigt… troisfois il s’est évanoui… une poule mouillée Ah ! tu te permetsde lever les yeux sur les dames et de te révolter contre le maître…Attends un peu, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz.

Il le prit dans ses bras, comme un paquet, le balança un instantet le jeta par la fenêtre ouverte.

– Gare aux rosiers, grand-duc, il y a des épines.

Quand il se retourna, Dolorès était contre lui, et elle leregardait avec des yeux qu’il ne lui connaissait pas, des yeux defemme qui hait et que la colère exaspère. Etait-ce possible que cefût Dolorès, la faible et maladive Dolorès ?

Elle balbutia :

– Qu’est-ce que vous faites ? Vous osez ? Etlui ? Alors, c’est vrai ? Il m’a menti ?

– S’il a menti ? s’écria Lupin, comprenant son humiliationde femme S’il a menti ? Lui, grand-duc ! Un polichinelletout simplement, un instrument que j’accordais pour y jouer desairs de ma fantaisie ! Ah ! l’imbécile !l’imbécile !

Repris de rage, il frappait du pied et montrait le poing vers lafenêtre ouverte. Et il se mit à marcher d’un bout à l’autre de lapièce, et il jetait des phrases où éclatait la violence de sespensées secrètes.

– L’imbécile ! Il n’a donc pas vu ce que j’attendais delui ? Il n’a donc pas deviné la grandeur de son rôle ?Ah ! ce rôle, je le lui entrerai de force dans le crâne. Hautla tête, crétin ! Tu seras grand-duc de par ma volonté !Et prince régnant ! avec une liste civile, et des sujets àtondre ! et un palais que Charlemagne te rebâtira ! et unmaître qui sera moi. Lupin ! Comprends-tu, ganache ? Hautla tête, sacré nom, plus haut que ça ! Regarde le ciel,souviens-toi qu’un Deux-Ponts fut pendu pour vol avant même qu’ilne fût question des Hohenzollern. Et tu es un Deux-Ponts, nom denom, pas un de moins, et je suis là, moi, moi. Lupin ! Et tuseras grand-duc, je te le dis, grand-duc de carton ? Soit,mais grand-duc quand même, animé par mon souffle et brûlé de mafièvre. Fantoche ? Soit. Mais un fantoche qui dira mesparoles, qui fera mes gestes, qui exécutera mes volontés, quiréalisera mes rêves… oui, mes rêves.

Il ne bougeait plus, comme ébloui par la magnificence de sonrêve intérieur.

Puis il s’approcha de Dolorès, et, la voix sourde, avec unesorte d’exaltation mystique, il proféra :

– À ma gauche, l’Alsace-Lorraine… À ma droite, Bade, leWurtemberg, la Bavière, l’Allemagne du Sud, tous ces Etats malsoudés, mécontents, écrasés sous la botte du Charlemagne prussien,mais inquiets, tous prêts à s’affranchir… Comprenez-vous tout cequ’un homme comme moi peut faire là au milieu, tout ce qu’il peutéveiller d’aspirations, tout ce qu’il peut souffler de haines, toutce qu’il peut susciter de révoltes et de colères ?

Plus bas encore, il répéta :

– Et à gauche, l’Alsace-Lorraine ! Comprenez-vous ?Cela, des rêves, allons donc ! c’est la réalitéd’après-demain, de demain. Oui, je veux… je veux… Oh ! tout ceque je veux et tout ce que je ferai, c’est inouï ! Mais pensezdonc, à deux pas de la frontière d’Alsace ! en plein paysallemand ! près du vieux Rhin ! Il suffira d’un peud’intrigue, d’un peu de génie, pour bouleverser le monde. Le génie,j’en ai… j’en ai à revendre… Et je serai le maître ! Je seraicelui qui dirige. Pour l’autre, pour le fantoche, le titre et leshonneurs… Pour moi, le pouvoir ! Je resterai dans l’ombre. Pasde charge : ni ministre, ni même chambellan ! Rien. Je serail’un des serviteurs du palais, le jardinier peut-être… Oui, lejardinier… Oh ! la vie formidable ! cultiver des fleurset changer la carte de l’Europe !

Elle le contemplait avidement, dominée, soumise par la force decet homme. Et ses yeux exprimaient une admiration qu’elle necherchait point à dissimuler. Il posa les mains sur les épaules dela jeune femme et il dit :

– Voilà mon rêve. Si grand qu’il soit, il sera dépassé par lesfaits, je vous le jure. Le Kaiser a déjà vu ce que je valais. Unjour, il me trouvera devant lui, campé, face à face. J’ai tous lesatouts en main. Valenglay marchera pour moi ! L’Angleterreaussi la partie est jouée Voilà mon rêve Il en est un autre…

Il se tut subitement. Dolorès ne le quittait pas des yeux, etune émotion infinie bouleversait son visage.

Une grande joie le pénétra à sentir une fois de plus, et sinettement, le trouble de cette femme auprès de lui. Il n’avait plusl’impression d’être pour elle ce qu’il était, un voleur, un bandit,mais un homme, un homme qui aimait, et dont l’amour remuait, aufond d’une âme amie, des sentiments inexprimés.

Alors, il ne parla point, mais il lui dit, sans les prononcer,tous les mots de tendresse et d’adoration, et il songeait à la viequ’ils pourraient mener quelque part, non loin de Veldenz, ignoréset tout-puissants.

Un long silence les unit. Puis, elle se leva et ordonnadoucement :

– Allez-vous-en, je vous supplie de partir… Pierre épouseraGeneviève, cela je vous le promets, mais il vaut mieux que vouspartiez, que vous ne soyez pas là ??? Allez-vous-en, Pierreépousera Geneviève ???

Il attendit un instant. Peut-être eût-il voulu des mots plusprécis, mais il n’osait rien demander. Et il se retira, ébloui,grisé, et si heureux d’obéir et de soumettre sa destinée à lasienne !

Sur son chemin vers la porte, il rencontra une chaise bassequ’il dut déplacer. Mais son pied heurta quelque chose. Il baissala tête. C’était un petit miroir de poche, en ébène, avec unchiffre en or.

Soudain, il tressaillit, et vivement ramassa l’objet.

Le chiffre se composait de deux lettres entrelacées, un L et unM.

Un L et un M !

– Louis de Malreich, dit-il en frissonnant.

Il se retourna vers Dolorès.

– D’où vient ce miroir ? À qui est-ce ? Il serait trèsimportant de…

Elle saisit l’objet et l’examina :

– Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu… un domestiquepeut-être.

– Un domestique, en effet, dit-il, mais c’est très bizarre… il ya là une coïncidence…

Au même moment, Geneviève entra par la porte du salon, et, sansvoir Lupin, que cachait un paravent, tout de suite, elle s’écria:

– Tiens ! votre glace, Dolorès… Vous l’avez doncretrouvée ? Depuis le temps que vous me faites chercher !Où était-elle ?

Et la jeune fille s’en alla en disant :

– Ah ! bien, tant mieux ! Ce que vous étiezinquiète ! je vais avertir immédiatement pour qu’on ne chercheplus…

Lupin n’avait pas remué, confondu et tâchant vainement decomprendre. Pourquoi Dolorès n’avait-elle pas dit la vérité ?Pourquoi ne s’était-elle pas expliquée aussitôt sur cemiroir ?

Une idée l’effleura, et il dit, un peu au hasard :

– Vous connaissiez Louis de Malreich ?

– Oui, fit-elle, en l’observant, comme si elle s’efforçait dedeviner les pensées qui l’assiégeaient.

Il se précipita vers elle avec une agitation extrême.

– Vous le connaissiez ? Qui était-ce ? Quiest-ce ? Qui est-ce ? Et pourquoi n’avez-vous riendit ? Où l’avez-vous connu ? Parlez… Répondez… Je vous enprie…

– Non, dit-elle.

– Il le faut, cependant… il le faut… Songez donc ! Louis deMalreich, l’assassin ! le monstre ! Pourquoi n’avez-vousrien dit ?

À son tour, elle posa les mains sur les épaules de Lupin, etelle déclara, d’une voix très ferme :

– Ecoutez, ne m’interrogez jamais parce que je ne parleraijamais… C’est un secret qui mourra avec moi… Quoi qu’il arrive,personne ne le saura, personne au monde, je le jure…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer