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2.

À huit heures du soir, Arsène Lupin et Doudeville faisaient leurentrée chez Caillard, le restaurant à la mode ; Lupin, serrédans son frac, mais avec le pantalon un peu trop large de l’artisteet la cravate un peu trop lâche ; Doudeville en redingote, latenue et l’air grave d’un magistrat.

Ils choisirent la partie du restaurant qui est en renfoncementet que deux colonnes séparent de la grande salle.

Un maître d’hôtel, correct et dédaigneux, attendit les ordres,un carnet à la main. Lupin commanda avec une minutie et unerecherche de fin gourmet.

– Certes, dit-il, l’ordinaire de la prison était acceptable,mais tout de même ça fait plaisir, un repas soigné.

Il mangea de bon appétit et silencieusement, se contentantparfois de prononcer une courte phrase qui indiquait la suite deses préoccupations.

– Evidemment, ça s’arrangera mais ce sera dur Queladversaire ! Ce qui m’épate, c’est que, après six mois delutte, je ne sache même pas ce qu’il veut ! Le principalcomplice est mort, nous touchons au terme de la bataille, etpourtant je ne vois pas plus clair dans son jeu Que cherche-t-il,le misérable ? Moi, mon plan est net : mettre la main sur legrand-duché, flanquer sur le trône un grand-duc de ma composition,lui donner Geneviève comme épouse et régner. Voilà qui est limpide,honnête et loyal. Mais, lui, l’ignoble personnage, cette larve desténèbres, à quel but veut-il atteindre ?

Il appela :

– Garçon !

Le maître d’hôtel s’approcha.

– Monsieur désire ?

– Les cigares.

Le maître d’hôtel revint et ouvrit plusieurs boîtes.

– Qu’est-ce que vous me conseillez ? dit Lupin.

– Voici des Upman excellents.

Lupin offrit un Upman à Doudeville, en prit un pour lui, et lecoupa. Le maître d’hôtel fit flamber une allumette et la présenta.Vivement Lupin lui saisit le poignet.

– Pas un mot, je te connais, tu t’appelles de ton vrai nomDominique Lecas.

L’homme, qui était gros et fort, voulut se dégager. Il étouffaun cri de douleur. Lupin lui avait tordu le poignet.

– Tu t’appelles Dominique, tu habites rue de la Pompe auquatrième étage, où tu t’es retiré avec une petite fortune acquiseau service – mais écoute donc, imbécile, ou je te casse les os –acquise au service du baron Altenheim, chez qui tu étais maîtred’hôtel.

L’autre s’immobilisa, le visage blême de peur.

Autour d’eux la petite salle était vide. À côté, dans lerestaurant, trois messieurs fumaient, et deux couples devisaient enbuvant des liqueurs.

– Tu vois, nous sommes tranquilles on peut causer.

– Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ?

– Tu ne me remets pas ? Cependant, rappelle-toi ce fameuxdéjeuner de la villa Dupont… C’est toi-même, vieux larbin, qui m’asoffert l’assiette de gâteaux et quels gâteaux !

– Le prince… le prince, balbutia l’autre.

– Mais oui, le prince Arsène, le prince Lupin en personne…Ah ! Ah ! tu respires, tu te dis que tu n’as rien àcraindre de Lupin, n’est-ce pas ? Erreur, mon vieux, tu astout à craindre.

Il tira de sa poche une carte et la lui montra :

– Tiens, regarde, je suis de la police maintenant… Que veux-tu,c’est toujours comme ça que nous finissons nous autres, les grandsseigneurs du vol, les Empereurs du crime.

– Et alors ? reprit le maître d’hôtel, toujoursinquiet.

– Alors, réponds à ce client qui t’appelle là-bas, fais tonservice et reviens. Surtout, pas de blague, n’essaie pas de tetirer des pattes. J’ai dix agents dehors, qui ont l’œil sur toi.File.

Le maître d’hôtel obéit. Cinq minutes après il était de retour,et, debout devant la table, le dos tourné au restaurant, comme s’ildiscutait avec des clients sur la qualité de leurs cigares, ildisait :

– Eh bien ? De quoi s’agit-il ?

Lupin aligna sur la table quelques billets de cent francs.

– Autant de réponses précises à mes questions, autant debillets.

– Ça colle.

– Je commence. Combien étiez-vous avec le baronAltenheim ?

– Sept, sans me compter.

– Pas davantage ?

– Non. Une fois seulement, on a racolé des ouvriers d’Italiepour faire les souterrains de la villa des Glycines, à Garches.

– Il y avait deux souterrains ?

– Oui, l’un conduisait au pavillon Hortense, l’autre s’amorçaitsur le premier et s’ouvrait au-dessous du pavillon de MmeKesselbach.

– Que voulait-on ?

– Enlever Mme Kesselbach.

– Les deux bonnes, Suzanne et Gertrude, étaientcomplices ?

– Oui.

– Où sont-elles ?

– À l’étranger.

– Et tes sept compagnons, ceux de la bande Altenheim ?

– Je les ai quittés. Eux, ils continuent.

– Où puis-je les retrouver ?

Dominique hésita. Lupin déplia deux billets de mille francs etdit :

– Tes scrupules t’honorent, Dominique. Il ne te reste plus qu’àt’asseoir dessus et à répondre.

Dominique répondit :

– Vous les retrouverez, 3, route de la Révolte, à Neuilly. L’und’eux s’appelle le Brocanteur.

– Parfait. Et maintenant, le nom, le vrai nom d’Altenheim ?Tu le connais ?

– Oui. Ribeira.

– Dominique, ça va mal tourner. Ribeira n’était qu’un nom deguerre. Je te demande le vrai nom.

– Parbury.

– Autre nom de guerre.

Le maître d’hôtel hésitait. Lupin déplia trois billets de centfrancs.

– Et puis zut ! s’écria l’homme. Après tout il est mort,n’est-ce pas ? et bien mort.

– Son nom ? dit Lupin.

– Son nom ? Le chevalier de Malreich.

Lupin sauta sur sa chaise.

– Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ? Le chevalier ?répète le chevalier ?

– Raoul de Malreich.

Un long silence. Lupin, les yeux fixes, pensait à la folle deVeldenz, morte empoisonnée. Isilda portait ce même nom : Malreich.Et c’était le nom que portait le petit gentilhomme français venu àla cour de Veldenz au XVIIe siècle.

Il reprit :

– De quel pays, ce Malreich ?

– D’origine française, mais né en Allemagne… J’ai aperçu despapiers une fois… C’est comme ça que j’ai appris son nom. Ah !s’il l’avait su, il m’aurait étranglé, je crois.

Lupin réfléchit et prononça :

– C’est lui qui vous commandait tous ?

– Oui.

– Mais il avait un complice, un associé ?

– Ah ! taisez-vous… taisez-vous…

La figure du maître d’hôtel exprimait soudain l’anxiété la plusvive. Lupin discerna la même sorte d’effroi, de répulsion qu’iléprouvait lui-même en songeant à l’assassin.

– Qui est-ce ? Tu l’as vu ?

– Oh ! ne parlons pas de celui-là on ne doit pas parler delui.

– Qui est-ce, je te demande ?

– C’est le maître, le chef, personne ne le connaît.

– Mais tu l’as vu, toi. Réponds. Tu l’as vu ?

– Dans l’ombre, quelquefois, la nuit. Jamais en plein jour. Sesordres arrivent sur de petits bouts de papier ou par téléphone.

– Son nom ?

– Je l’ignore. On ne parlait jamais de lui. Ça portaitmalheur.

– Il est vêtu de noir, n’est-ce pas ?

– Oui, de noir. Il est petit et mince… blond…

– Et il tue, n’est-ce pas ?

– Oui, il tue… il tue comme d’autres volent un morceau depain.

Sa voix tremblait. Il supplia :

– Taisons-nous, il ne faut pas en parler je vous le dis, çaporte malheur.

Lupin se tut, impressionné malgré lui par l’angoisse de cethomme. Il resta longtemps pensif, puis il se leva et dit au maîtred’hôtel :

– Tiens, voilà ton argent, mais si tu veux vivre en paix, tuferas sagement de ne souffler mot à personne de notre entrevue.

Il sortit du restaurant avec Doudeville, et il marcha jusqu’à laporte Saint-Denis, sans mot dire, préoccupé par tout ce qu’ilvenait d’apprendre.

Enfin, il saisit le bras de son compagnon et prononça :

– Ecoute bien, Doudeville. Tu vas aller à la gare du Nord où tuarriveras à temps pour sauter dans l’express du Luxembourg. Tu irasà Veldenz, la capitale du grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz. À laMaison-de-Ville, tu obtiendras facilement l’acte de naissance duchevalier de Malreich, et des renseignements sur sa famille.Après-demain samedi, tu seras de retour.

– Dois-je prévenir à la Sûreté ?

– Je m’en charge. Je téléphonerai que tu es malade. Ah ! unmot encore. On se retrouvera à midi dans un petit café de la routede la Révolte, qu’on appelle le restaurant Buffalo. Mets-toi enouvrier.

Dès le lendemain, Lupin, vêtu d’un bourgeron et coiffé d’unecasquette, se dirigea vers Neuilly et commença son enquête aunuméro 3 de la route de la Révolte. Une porte cochère ouvre sur unepremière cour, et, là, c’est une véritable cité, toute une suite depassages et d’ateliers où grouille une population d’artisans, defemmes et de gamins. En quelques minutes, il gagna la sympathie dela concierge avec laquelle il bavarda, durant une heure, sur lessujets les plus divers. Durant cette heure, il vit passer les unsaprès les autres trois individus dont l’allure le frappa.

« Ça, pensa-t-il, c’est du gibier, et qui sent fort… ça se suità l’odeur… L’air d’honnêtes gens, parbleu ! mais l’œil dufauve qui sait que l’ennemi est partout, et que chaque buisson,chaque touffe d’herbe peut cacher une embûche. »

L’après-midi et le matin du samedi, il poursuivit sesinvestigations, et il acquit la certitude que les sept complicesd’Altenheim habitaient tous dans ce groupe d’immeubles. Quatred’entre eux exerçaient ouvertement la profession de « marchandsd’habits ». Deux autres vendaient des journaux, le septième sedisait brocanteur et c’est ainsi, du reste, qu’on le nommait.

Ils passaient les uns auprès des autres sans avoir l’air de seconnaître. Mais, le soir, Lupin constata qu’ils se réunissaientdans une sorte de remise située tout au fond de la dernière descours, remise où le Brocanteur accumulait ses marchandises,vieilles ferrailles, salamandres démolies, tuyaux de poêlesrouillés et sans doute aussi la plupart des objets volés.

« Allons, se dit-il, la besogne avance. J’ai demandé un mois àmon cousin d’Allemagne, je crois qu’une quinzaine suffira. Et, cequi me fait plaisir, c’est de commencer l’opération par lesgaillards qui m’ont fait faire un plongeon dans la Seine. Monpauvre vieux Gourel, je vais enfin te venger. Pas trop tôt !»

À midi, il entrait au restaurant Buffalo, dans une petite sallebasse, où des maçons et des cochers venaient consommer le plat dujour. Quelqu’un vint s’asseoir auprès de lui.

– C’est fait, patron.

– Ah ! c’est toi, Doudeville. Tant mieux. J’ai hâte desavoir. Tu as les renseignements ? L’acte de naissance ?Vite, raconte.

– Eh bien ! voilà. Le père et la mère d’Altenheim sontmorts à l’étranger.

– Passons.

– Ils laissaient trois enfants.

– Trois ?

– Oui, l’aîné aurait aujourd’hui trente ans. Il s’appelait Raoulde Malreich.

– C’est notre homme, Altenheim. Après ?

– Le plus jeune enfant était une fille, Isilda. Le registreporte à l’encre fraîche la mention « Décédée ».

– Isilda… Isilda, redit Lupin c’est bien ce que je pensais,Isilda était la sœur d’Altenheim… J’avais bien vu en elle uneexpression de physionomie que je connaissais… Voilà le lien qui lesrattachait… Mais l’autre, le troisième enfant, ou plutôt le second,le cadet ?

– Un fils. Il aurait actuellement vingt-six ans.

– Son nom ?

– Louis de Malreich.

Lupin eut un petit choc.

– Ça y est ! Louis de Malreich… Les initiales L.M.L’affreuse et terrifiante signature… L’assassin se nomme Louis deMalreich… C’était le frère d’Altenheim et le frère d’Isilda. Et ila tué l’un et il a tué l’autre par crainte de leursrévélations…

Lupin demeura longtemps taciturne, sombre, avec l’obsession,sans doute, de l’être mystérieux. Doudeville objecta :

– Que pouvait-il craindre de sa sœur Isilda ? Elle étaitfolle, m’a-t-on dit.

– Folle, oui, mais capable de se rappeler certains détails deson enfance. Elle aura reconnu le frère avec lequel elle avait étéélevée… Et ce souvenir lui a coûté la vie.

Et il ajouta :

– Folle ! mais tous ces gens-là sont fous… La mère, folle…Le père, alcoolique… Altenheim, une véritable brute… Isilda, unepauvre démente… Et quant à l’autre, l’assassin, c’est le monstre,le maniaque imbécile…

– Imbécile, vous trouvez, patron ?

– Eh oui, imbécile ! Avec des éclairs de génie, avec desruses et des intuitions de démon, mais un détraqué, un fou commetoute cette famille de Malreich. Il n’y a que les fous qui tuent,et surtout des fous comme celui-là. Car enfin…

Il s’interrompit, et son visage se contracta si profondément queDoudeville en fut frappé.

– Qu’y a-t-il, patron ?

– Regarde.

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