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Chapitre 1Santé-Palace

1.

Ce fut dans le monde entier une explosion de rires. Certes, lacapture d’Arsène Lupin produisit une grosse sensation, et le publicne marchanda pas à la police les éloges qu’elle méritait pour cetterevanche si longtemps espérée et si pleinement obtenue. Le grandaventurier était pris. L’extraordinaire, le génial, l’invisiblehéros se morfondait, comme les autres, entre les quatre murs d’unecellule, écrasé à son tour par cette puissance formidable quis’appelle la Justice et qui, tôt ou tard, fatalement, brise lesobstacles qu’on lui oppose et détruit l’œuvre de sesadversaires.

Tout cela fut dit, imprimé, répété, commenté, rabâché. Le préfetde Police eut la croix de Commandeur, M. Weber, la croixd’Officier. On exalta l’adresse et le courage de leurs plusmodestes collaborateurs. On applaudit. On chanta victoire. On fitdes articles et des discours.

Soit ! Mais quelque chose cependant domina ce merveilleuxconcert d’éloges, cette allégresse bruyante, ce fut un rire fou,énorme, spontané, inextinguible et tumultueux.

Arsène Lupin, depuis quatre ans, était chef de laSûreté ! ! !

Il l’était depuis quatre ans ! Il l’était réellement,légalement, avec tous les droits que ce titre confère, avecl’estime de ses chefs, avec la faveur du gouvernement, avecl’admiration de tout le monde.

Depuis quatre ans le repos des habitants et la défense de lapropriété étaient confiés à Arsène Lupin. Il veillait àl’accomplissement de la loi. Il protégeait l’innocent etpoursuivait le coupable.

Et quels services il avait rendus ! Jamais l’ordre n’avaitété moins troublé, jamais le crime découvert plus sûrement et plusrapidement ! Qu’on se rappelle l’affaire Denizou, le vol duCrédit Lyonnais, l’attaque du rapide d’Orléans, l’assassinat dubaron Dorf autant de triomphes imprévus et foudroyants, autant deces magnifiques prouesses que l’on pouvait comparer aux pluscélèbres victoires des plus illustres policiers.

Jadis, dans un de ses discours, à l’occasion de l’incendie duLouvre et de la capture des coupables, le président du ConseilValenglay, pour défendre la façon un peu arbitraire dont M.Lenormand avait agi, s’était écrié :

« Par sa clairvoyance, par son énergie, par ses qualités dedécision et d’exécution, par ses procédés inattendus, par sesressources inépuisables, M. Lenormand nous rappelle le seul hommequi eût pu, s’il vivait encore, lui tenir tête, c’est-à-dire ArsèneLupin. M. Lenormand, c’est un Arsène Lupin au service de lasociété. »

Et voilà que M. Lenormand n’était autre qu’ArsèneLupin !

Qu’il fût prince russe, on s’en souciait peu ! Lupin étaitcoutumier de ces métamorphoses. Mais chef de la Sûreté !Quelle ironie charmante ! Quelle fantaisie dans la conduite decette vie extraordinaire entre toutes !

M. Lenormand ! Arsène Lupin !

On s’expliquait aujourd’hui les tours de force, miraculeux enapparence, qui récemment encore avaient confondu la foule etdéconcerté la police. On comprenait l’escamotage de son complice enplein Palais de Justice, en plein jour, à la date fixée. Lui-mêmene l’avait-il pas dit : « Quand on saura la simplicité des moyensque j’ai employés pour cette évasion, on sera stupéfait. C’est toutcela, dira-t-on ? Oui, c’est tout cela, mais il fallait ypenser. »

C’était en effet d’une simplicité enfantine : il suffisaitd’être chef de la Sûreté.

Or, Lupin était chef de la Sûreté, et tous les agents, enobéissant à ses ordres, se faisaient les complices involontaires etinconscients de Lupin.

La bonne comédie ! Le bluff admirable ! La farcemonumentale et réconfortante à notre époque de veulerie ! Bienque prisonnier, bien que vaincu irrémédiablement, Lupin, malgrétout, était le grand vainqueur. De sa cellule, il rayonnait surParis. Plus que jamais il était l’idole, plus que jamais leMaître !

En s’éveillant le lendemain dans son appartement de «Santé-Palace » comme il le désigna aussitôt, Arsène Lupin eut lavision très nette du bruit formidable qu’allait produire sonarrestation sous le double nom de Sernine et de Lenormand, et sousle double titre de prince et de chef de la Sûreté.

Il se frotta les mains et formula :

– Rien n’est meilleur pour tenir compagnie à l’homme solitaireque l’approbation de ses contemporains. Ô gloire ! soleil desvivants !

À la clarté, sa cellule lui plut davantage encore. La fenêtre,placée haut, laissait apercevoir les branches d’un arbre au traversduquel on voyait le bleu du ciel. Les murs étaient blancs. Il n’yavait qu’une table et une chaise, attachées au sol. Mais tout celaétait propre et sympathique.

– Allons, dit-il, une petite cure de repos ici ne manquera pasde charme… Mais procédons à notre toilette… Ai-je tout ce qu’il mefaut ? Non… En ce cas, deux coups pour la femme dechambre.

Il appuya, près de la porte, sur un mécanisme qui déclencha dansle couloir un disque-signal.

Au bout d’un instant, des verrous et des barres de fer furenttirés à l’extérieur, la serrure fonctionna, et un gardienapparut.

– De l’eau chaude, mon ami, dit Lupin. L’autre le regarda, à lafois ahuri et furieux.

– Ah ! s’écria Lupin, et une serviette-éponge !Sapristi ! il n’y a pas de serviette-éponge !

L’homme grommela :

– Tu te fiches de moi, n’est-ce pas ? ça n’est pas à faire.Il se retirait, lorsque Lupin lui saisit le bras violemment :

– Cent francs, si tu veux porter une lettre à la poste.

Il tira de sa poche un billet de cent francs, qu’il avaitsoustrait aux recherches, et le tendit.

– La lettre, fit le gardien, en prenant l’argent.

– Voilà ! le temps de l’écrire.

Il s’assit à la table, traça quelques mots au crayon sur unefeuille qu’il glissa dans une enveloppe et inscrivit :

Monsieur S. B. 42. Poste Restante, Paris.

Le gardien prit la lettre et s’en alla.

« Voilà une missive, se dit Lupin, qui ira à son adresse aussisûrement que si je la portais moi-même. D’ici une heure tout auplus, j’aurai la réponse. Juste le temps nécessaire pour me livrerà l’examen de ma situation. »

Il s’installa sur sa chaise et, à demi-voix, il résuma :

« Somme toute, j’ai à combattre actuellement deux adversaires :1° La société qui me tient et dont je me moque ; 2° Unpersonnage inconnu qui ne me tient pas, mais dont je ne me moquenullement. C’est lui qui a prévenu la police que j’étais Sernine.C’est lui qui a deviné que j’étais M. Lenormand. C’est lui qui afermé la porte du souterrain, et c’est lui qui m’a fait fourrer enprison. » Arsène Lupin réfléchit une seconde, puis continua :

« Donc, en fin de compte, la lutte est entre lui et moi. Et poursoutenir cette lutte, c’est-à-dire pour découvrir et réaliserl’affaire Kesselbach, je suis, moi, emprisonné, tandis qu’il est,lui, libre, inconnu, inaccessible, qu’il dispose des deux atoutsque je croyais avoir, Pierre Leduc et le vieux Steinweg – bref,qu’il touche au but, après m’en avoir éloigné définitivement. »Nouvelle pause méditative, puis nouveau monologue :

« La situation n’est pas brillante. D’un côté tout, de l’autrerien. En face de moi un homme de ma force, plus fort, même,puisqu’il n’a pas les scrupules dont je m’embarrasse. Et pourl’attaquer, point d’armes. » Il répéta plusieurs fois ces derniersmots d’une voix machinale, puis il se tut, et, prenant son frontentre ses mains, il resta longtemps pensif.

– Entrez, monsieur le Directeur, dit-il en voyant la portes’ouvrir.

– Vous m’attendiez donc ?

– Ne vous ai-je pas écrit, monsieur le Directeur, pour vousprier de venir ? Or, je n’ai pas douté une seconde que legardien vous portât ma lettre. J’en ai si peu douté que j’aiinscrit sur l’enveloppe, vos initiales : S. B. et votre âge :42.

Le Directeur s’appelait, en effet, Stanislas Borély, et il étaitâgé de quarante-deux ans. C’était un homme de figure agréable, douxde caractère, et qui traitait les détenus avec autant d’indulgenceque possible. Il dit à Lupin :

– Vous ne vous êtes pas mépris sur la probité de mon subordonné.Voici votre argent. Il vous sera remis lors de votre libération…Maintenant vous allez repasser dans la chambre de « fouille ».

Lupin suivit M. Borély dans la petite pièce réservée à cetusage, se déshabilla, et, tandis que l’on visitait ses vêtementsavec une méfiance justifiée, subit lui-même un examen des plusméticuleux.

Il fut ensuite réintégré dans sa cellule et M. Borély prononça:

– Je suis plus tranquille. Voilà qui est fait.

– Et bien fait, monsieur le Directeur. Vos gens apportent, à cesfonctions, une délicatesse dont je tiens à les remercier par cetémoignage de ma satisfaction.

Il donna un billet de cent francs à M. Borély qui fit unhaut-le-corps.

– Ah ! ça, mais d’où vient ?

– Inutile de vous creuser la tête, monsieur le Directeur. Unhomme comme moi, menant la vie qu’il mène, est toujours prêt àtoutes les éventualités, et aucune mésaventure, si pénible qu’ellesoit, ne le prend au dépourvu, pas même l’emprisonnement.

Il saisit entre le pouce et l’index de sa main droite le médiusde sa main gauche, l’arracha d’un coup sec, et le présentatranquillement à M. Borély.

– Ne sautez pas ainsi, monsieur le Directeur. Ceci n’est pas mondoigt, mais un simple tube en baudruche, artistement colorié, etqui s’applique exactement sur mon médius, de façon à donnerl’illusion du doigt réel.

Et il ajouta en riant :

– Et de façon, bien entendu, à dissimuler un troisième billet decent francs… Que voulez-vous ? On a le porte-monnaie que l’onpeut et il faut bien mettre à profit…

Il s’arrêta devant la mine effarée de M. Borély.

– Je vous en prie, monsieur le Directeur, ne croyez pas que jeveuille vous éblouir avec mes petits talents de société. Jevoudrais seulement vous montrer que vous avez affaire à un clientde nature un peu spéciale et vous dire qu’il ne faudra pas vousétonner si je me rends coupable de certaines infractions aux règlesordinaires de votre établissement.

Le directeur s’était repris. Il déclara nettement :

– Je veux croire que vous vous conformerez à ces règles, et quevous ne m’obligerez pas à des mesures de rigueur…

– Qui vous peineraient, n’est-ce pas, monsieur leDirecteur ? C’est précisément cela que je voudrais vousépargner en vous prouvant d’avance qu’elles ne m’empêcheraient pasd’agir à ma guise, de correspondre avec mes amis, de défendre àl’extérieur les graves intérêts qui me sont confiés, d’écrire auxjournaux soumis à mon inspiration, de poursuivre l’accomplissementde mes projets, et, en fin de compte, de préparer mon évasion.

– Votre évasion !

Lupin se mit à rire de bon cœur.

– Réfléchissez, monsieur le Directeur ma seule excuse d’être enprison est d’en sortir.

L’argument ne parut pas suffisant à M. Borély. Il s’efforça derire à son tour.

– Un homme averti en vaut deux

– C’est ce que j’ai voulu. Prenez toutes les précautions,monsieur le Directeur, ne négligez rien, pour que plus tard onn’ait rien à vous reprocher. D’autre part je m’arrangerai de tellemanière que, quels que soient les ennuis que vous aurez à supporterdu fait de cette évasion, votre carrière du moins n’en souffre pas.Voilà ce que j’avais à vous dire, monsieur le Directeur. Vouspouvez vous retirer.

Et, tandis que M. Borély s’en allait, profondément troublé parce singulier pensionnaire, et fort inquiet sur les événements quise préparaient, le détenu se jetait sur son lit en murmurant :

« Eh bien ! mon vieux Lupin, tu en as du culot ! Ondirait en vérité que tu sais déjà comment tu sortiras d’ici !»

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