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2.

Valenglay le regarda, stupéfait.

– Quatre de trop ? Qu’est-ce que vous voulezdire ?

– Je dis, monsieur le Président, que les dix minutes que vousm’accordez sont inutiles. J’en ai besoin de six, pas une deplus.

– Ah ça ! mais, Lenormand la plaisanterie ne seraitpeut-être pas d’un goût…

Le chef de la Sûreté s’approcha de la fenêtre et fit un signe àdeux hommes qui se promenaient en devisant tout tranquillement dansla cour d’honneur du ministère. Puis il revint.

– Monsieur le Procureur général, ayez l’obligeance de signer unmandat d’arrêt au nom de Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, âgé dequarante-sept ans. Vous laisserez la profession en blanc.

Il ouvrit la porte d’entrée.

– Tu peux venir, Gourel… toi aussi, Dieuzy.

Gourel se présenta, escorté de l’inspecteur Dieuzy.

– Tu as les menottes, Gourel ?

– Oui, chef.

M. Lenormand s’avança vers Valenglay.

– Monsieur le Président, tout est prêt. Mais j’insiste auprès devous de la façon la plus pressante pour que vous renonciez à cettearrestation. Elle dérange tous mes plans ; elle peut les faireavorter, et, pour une satisfaction, somme toute minime, elle risquede tout compromettre.

– Monsieur Lenormand, je vous ferai remarquer que vous n’avezplus que quatre-vingts secondes.

Le chef réprima un geste d’agacement, arpenta la pièce de droiteet de gauche, en s’appuyant sur sa canne, s’assit d’un air furieux,comme s’il décidait de se taire, puis soudain, prenant son parti:

– Monsieur le Président, la première personne qui entrera dansce bureau sera celle dont vous avez voulu l’arrestation contre mongré, je tiens à bien le spécifier.

– Plus que quinze secondes, Lenormand.

– Gourel… Dieuzy… la première personne, n’est-ce pas ?Monsieur le Procureur général, vous avez mis votresignature ?

– Plus que dix secondes, Lenormand.

– Monsieur le Président, voulez-vous avoir l’obligeance desonner ?

– Valenglay sonna.

L’huissier se présenta au seuil de la porte et attendit.Valenglay se tourna vers le chef.

–Eh bien, Lenormand, on attend vos ordres… Qui doit-onintroduire ?

– Personne.

– Mais ce coquin dont vous nous avez promis l’arrestation ?Les six minutes sont largement écoulées.

– Oui, mais le coquin est ici.

– Comment ? Je ne comprends pas, personne n’est entré.

– Si.

– Ah ça ! Mais voyons Lenormand, vous vous moquez de moi…Je vous répète qu’il n’est entré personne.

– Nous étions quatre dans ce bureau, monsieur le Président, noussommes cinq. Par conséquent, il est entré quelqu’un. Valenglaysursauta.

– Hein ? C’est de la folie ! que voulez-vousdire ?

Les deux agents s’étaient glissés entre la porte et l’huissier.M. Lenormand s’approcha de celui-ci, lui plaqua les mains surl’épaule, et d’une voix forte :

– Au nom de la loi, Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, chef deshuissiers à la Présidence du Conseil, je vous arrête.

Valenglay éclata de rire :

– Ah ! elle est bonne… Celle-là est bonne… Ce sacréLenormand, il en a de drôles ! Bravo, Lenormand, il y alongtemps que je n’avais ri comme ça…

M. Lenormand se tourna vers le Procureur général :

– Monsieur le Procureur général, n’oubliez pas de mettre sur lemandat la profession du sieur Daileron, n’est-ce pas ? chefdes huissiers à la Présidence du Conseil…

– Mais oui… mais oui… chef des huissiers à la Présidence duConseil, bégaya Valenglay qui se tenait les côtes… Ah ! ce bonLenormand a des trouvailles de génie Le public réclamait unearrestation… Vlan, il lui flanque par la tête, qui ? Mon chefdes huissiers, Auguste le serviteur modèle… Eh bien ! vrai,Lenormand, je vous savais une certaine dose de fantaisie, mais pasà ce point-là, mon cher ! Quel culot !

Depuis le début de la scène, Auguste n’avait pas bougé etsemblait ne rien comprendre à ce qui se passait autour de lui. Sabonne figure de subalterne loyal et fidèle avait un air absolumentahuri. Il regardait tour à tour ses interlocuteurs avec un effortvisible pour saisir le sens de leurs paroles. M. Lenormand ditquelques mots à Gourel qui sortit. Puis, s’avançant vers Auguste,il prononça nettement :

– Rien à faire. Tu es pincé. Le mieux est d’abattre son jeuquand la partie est perdue. Qu’est-ce que tu as fait,mardi ?

– Moi ? rien. J’étais ici.

– Tu mens. C’était ton jour de congé. Tu es sorti.

– En effet je me rappelle… un ami de province qui est venu… nousnous sommes promenés au Bois.

– L’ami s’appelait Marco. Et vous vous êtes promenés dans lescaves du Crédit Lyonnais.

– Moi ! en voilà une idée ! Marco ? Je ne connaispersonne de ce nom-là.

– Et ça, connais-tu ça ? s’écria le chef en lui mettantsous le nez une paire de lunettes à branches d’or.

– Mais non… mais non… je ne porte pas de lunettes…

– Si, tu en portes quand tu vas au Crédit Lyonnais et que tu tefais passer pour M. Kesselbach. Celles-là viennent de la chambreque tu occupes, sous le nom de M. Jérôme, au numéro 5 de la rue duCotisée.

– Moi, une chambre ? Je couche au ministère.

– Mais tu changes de vêtements là-bas, pour jouer tes rôles dansla bande de Lupin. L’autre passa la main sur son front couvert desueur. Il était livide, il balbutia :

– Je ne comprends pas… vous dites des choses… des choses…

– T’en faut-il une que tu comprennes mieux ? Tiens, voilàce qu’on trouve parmi les chiffons de papier que tu jettes à lacorbeille, sous ton bureau de l’antichambre, ici même.

Et M. Lenormand déplia une feuille de papier à en-tête duministère, où on lisait à divers endroits, tracés d’une écriturequi tâtonne : Rudolph Kesselbach.

– Eh bien, qu’en dis-tu de celle-là, brave serviteur ? desexercices d’application sur la signature de M. Kesselbach, est-ceune preuve ? Un coup de poing en pleine poitrine fit chancelerM. Lenormand. D’un bond, Auguste fut devant la fenêtre ouverte,enjamba l’appui et sauta dans la cour d’honneur.

– Nom d’un chien ! cria Valenglay. Ah ! le bandit. Ilsonna, courut, voulut appeler par la fenêtre. M. Lenormand lui ditavec le plus grand calme :

– Ne vous agitez pas, monsieur le Président…

– Mais cette canaille d’Auguste…

– Une seconde, je vous en prie… j’avais prévu ce dénouement… jel’escomptais même… il n’est pas de meilleur aveu.

Dominé par tant de sang-froid, Valenglay reprit sa place. Aubout d’un instant, Gourel faisait son entrée en tenant par lecollet le sieur Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, dit Jérôme,chef des huissiers à la Présidence du Conseil.

– Amène, Gourel, dit M. Lenormand, comme on dit : «Apporte ! » au bon chien de chasse qui revient avec le gibieren travers de sa gueule Il s’est laissé faire ?

– Il a un peu mordu, mais je serrais dur, répliqua le brigadier,en montrant sa main énorme et noueuse.

– Bien, Gourel. Maintenant, mène-moi ce bonhomme-là au Dépôt,dans un fiacre. Sans adieu, monsieur Jérôme.

Valenglay s’amusait beaucoup. Il se frottait les mains en riant.L’idée que le chef de ses huissiers était un des complices de Lupinlui semblait la plus charmante et la plus ironique desaventures.

– Bravo, mon cher Lenormand, tout cela est admirable, maiscomment diable avez-vous manœuvré ?

– Oh ! de la façon la plus simple. Je savais que M.Kesselbach s’était adressé à l’agence Barbareux, et que Lupins’était présenté chez lui soi-disant de la part de cette agence.J’ai cherché de ce côté-là, et j’ai découvert que l’indiscrétioncommise au préjudice de M. Kesselbach et de Barbareux n’avait pul’être qu’au profit d’un nommé Jérôme, ami d’un employé del’agence. Si vous ne m’aviez pas ordonné de brusquer les choses, jesurveillais l’huissier, et j’arrivais à Marco, puis à Lupin.

– Vous y arriverez, Lenormand. Et nous allons assister auspectacle le plus passionnant du monde, la lutte entre Lupin etvous. Je parie pour vous.

Le lendemain matin, les journaux publiaient cette lettre :

« Lettre ouverte à M. Lenormand, chef de la Sûreté.

« Tous mes compliments, cher monsieur et ami, pour l’arrestationde l’huissier Jérôme. Ce fut de la bonne besogne, bien faite etdigne de vous.

« Toutes mes félicitations également pour la façon ingénieuseavec laquelle vous avez prouvé au président du Conseil que jen’étais pas l’assassin de M. Kesselbach. Votre démonstration futclaire, logique, irréfutable, et, qui plus est, véridique. Commevous le savez, je ne tue pas. Merci de l’avoir établi en cetteoccasion. L’estime de mes contemporains et la vôtre, cher monsieuret ami, me sont indispensables.

« En revanche, permettez-moi de vous assister dans la poursuitedu monstrueux assassin et de vous donner un coup d’épaule dansl’affaire Kesselbach. Affaire très intéressante, vous pouvez m’encroire, si intéressante et si digne de mon attention que je sors dela retraite où je vivais depuis quatre ans, entre mes livres et monbon chien Sherlock, que je bats le rappel de tous mes camarades, etque je me jette de nouveau dans la mêlée.

« Comme la vie a des retours imprévus ! Me voici votrecollaborateur. Soyez sûr, cher monsieur et ami, que je m’enfélicite, et que j’apprécie à son juste prix cette faveur de ladestinée.

« Signé : ARSÈNE LUPIN. »

« Post-scriptum. – Un mot encore pour lequel je ne doute pas quevous m’approuviez. Comme il est inconvenant qu’un gentleman, quieut le glorieux privilège de combattre sous ma bannière, pourrissesur la paille humide de vos prisons, je crois devoir loyalementvous prévenir que, dans cinq semaines, vendredi le 31 mai, jemettrai en liberté le sieur Jérôme, promu par moi au grade de chefdes huissiers à la Présidence du Conseil. N’oubliez pas la date :le vendredi 31 mai. – A. L. »

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