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3.

Sur un large balcon de bois, assis devant une table, un jeunehomme écrivait.

Parfois il levait la tête et contemplait d’un regard vaguel’horizon des coteaux où les arbres, dépouillés par l’automne,laissaient tomber leurs dernières feuilles sur les toits rouges desvillas et sur les pelouses des jardins. Puis il recommençait àécrire.

Au bout d’un moment, il prit sa feuille de papier et lut à hautevoix :

 

Nos jours s’en vont à la dérive,

Comme emportés par un courant

Qui les pousse vers une rive

Que l’on n’aborde qu’en mourant.

 

– Pas mal, fit une voix derrière lui, Mme Amable Tastu n’eût pasfait mieux. Enfin, tout le monde ne peut pas être Lamartine.

– Vous ! Vous ! balbutia le jeune homme avecégarement.

– Mais oui, poète, moi-même, Arsène Lupin qui vient voir soncher ami Pierre Leduc.

Pierre Leduc se mit à trembler, comme grelottant de fièvre. Ildit à voix basse :

– L’heure est venue ?

– Oui, mon excellent Pierre Leduc, l’heure est venue pour toi dequitter ou plutôt d’interrompre la molle existence de poète que tumènes depuis plusieurs mois aux pieds de Geneviève Ernemont et deMme Kesselbach, et d’interpréter le rôle que je t’ai réservé dansma pièce… une jolie pièce, je t’assure, un bon petit drame biencharpenté, selon les règles de l’art, avec trémolos, rires etgrincements de dents. Nous voici arrivés au cinquième acte, ledénouement approche, et c’est toi, Pierre Leduc, qui en est lehéros. Quelle gloire !

Le jeune homme se leva :

– Et si je refuse ?

– Idiot !

– Oui, si je refuse ? Après tout, qui m’oblige à mesoumettre à votre volonté ? Qui m’oblige à accepter un rôleque je ne connais pas encore, mais qui me répugne d’avance, et dontj’ai honte ?

– Idiot ! répéta Lupin.

Et, forçant Pierre Leduc à s’asseoir, il prit place auprès delui et, de sa voix la plus douce :

– Tu oublies tout à fait, bon jeune homme, que tu ne t’appellespas Pierre Leduc, mais Gérard Baupré. Si tu portes le nom admirablede Pierre Leduc, c’est que toi, Gérard Baupré, tu as assassinéPierre Leduc et lui as volé sa personnalité.

Le jeune homme sauta d’indignation :

– Vous êtes fou ! vous savez bien que c’est vous qui aveztout combiné…

– Parbleu, oui, je le sais bien, mais la justice, quand je luifournirai la preuve que le véritable Pierre Leduc est mort de mortviolente, et que, toi, tu as pris sa place ?

Atterré le jeune homme bégaya :

– On ne le croira pas… Pourquoi aurais-je fait cela ? Dansquel but ?

– Idiot ! Le but est si visible que Weber lui-même l’eûtaperçu. Tu mens quand tu dis que tu ne veux pas accepter un rôleque tu ignores. Ce rôle, tu le connais. C’est celui qu’eût jouéPierre Leduc, s’il n’était pas mort.

– Mais Pierre Leduc, pour moi, pour tout le monde, ce n’estencore qu’un nom. Qui était-il ? Qui suis-je ?

– Qu’est-ce que ça peut te faire ?

– Je veux savoir. Je veux savoir où je vais.

– Et si tu le sais, marcheras-tu droit devant toi ?

– Oui, si ce but dont vous parlez en vaut la peine.

– Sans cela, crois-tu que je me donnerais tant de mal ?

– Qui suis-je ? Et quel que soit mon destin, soyez sûr quej’en serai digne. Mais je veux savoir. Qui suis-je ?

Arsène Lupin ôta son chapeau, s’inclina et dit :

– Hermann IV, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz, prince deBerncastel, électeur de Trêves, et seigneur d’autres lieux.

Trois jours plus tard. Lupin emmenait Mme Kesselbach enautomobile du côté de la frontière. Le voyage fut silencieux.

Lupin se rappelait avec émotion le geste effrayé de Dolorès etles paroles qu’elle avait prononcées dans la maison de la rue desVignes au moment où il allait la défendre contre les complicesd’Altenheim. Et elle devait s’en souvenir aussi car elle restaitgênée en sa présence, et visiblement troublée.

Le soir, ils arrivèrent dans un petit château tout vêtu defeuilles et de fleurs, coiffé d’un énorme chapeau d’ardoises, etentouré d’un grand jardin aux arbres séculaires.

Ils y trouvèrent Geneviève déjà installée, et qui revenait de laville voisine où elle avait choisi des domestiques du pays.

– Voici votre demeure, madame, dit Lupin. C’est le château deBruggen. Vous y attendrez en toute sécurité la fin de cesévénements. Demain, Pierre Leduc, que j’ai prévenu, sera votrehôte.

Il repartit aussitôt, se dirigea sur Veldenz et remit au comtede Waldemar le paquet des fameuses lettres qu’il avaitreconquises.

– Vous connaissez mes conditions, mon cher Waldemar, dit Lupin…Il s’agit, avant tout, de relever la maison de Deux-Ponts-Veldenzet de rendre le grand-duché au grand-duc Hermann IV.

– Dès aujourd’hui je vais commencer les négociations avec leconseil de régence. D’après mes renseignements, ce sera chosefacile. Mais ce grand-duc Hermann…

– Son Altesse habite actuellement, sous le nom de Pierre Leduc,le château de Bruggen. Je donnerai sur son identité toutes lespreuves qu’il faudra.

Le soir même, Lupin reprenait la route de Paris, avecl’intention d’y pousser activement le procès de Malreich et dessept bandits.

Ce que fut cette affaire, la façon dont elle fut conduite, etcomment elle se déroula, il serait fastidieux d’en parler,tellement les faits, et tellement même les plus petits détails,sont présents à la mémoire de tous. C’est un de ces événementssensationnels, que les paysans les plus frustes des bourgades lesplus lointaines commentent et racontent entre eux.

Mais ce que je voudrais rappeler, c’est la part énorme que pritArsène Lupin à la poursuite de l’affaire, et aux incidents del’instruction.

En fait, l’instruction ce fut lui qui la dirigea. Dès le début,il se substitua aux pouvoirs publics, ordonnant les perquisitions,indiquant les mesures à prendre, prescrivant les questions à poseraux prévenus, ayant réponse à tout…

Qui ne se souvient de l’ahurissement général, chaque matin,quand on lisait dans les journaux ces lettres irrésistibles delogique et d’autorité, ces lettres signées tour à tour :

Arsène Lupin, juge d’instruction.

Arsène Lupin, procureur général.

Arsène Lupin, garde des Sceaux.

Arsène Lupin, flic.

Il apportait à la besogne un entrain, une ardeur, une violencemême, qui étonnaient de sa part à lui, si plein d’ironiehabituellement, et, somme toute, par tempérament, si disposé à uneindulgence en quelque sorte professionnelle.

Non, cette fois, il haïssait.

Il haïssait ce Louis de Malreich, bandit sanguinaire, bêteimmonde, dont il avait toujours eu peur, et qui, même enfermé, mêmevaincu, lui donnait encore cette impression d’effroi et derépugnance que l’on éprouve à la vue d’un reptile.

En outre, Malreich n’avait-il pas eu l’audace de persécuterDolorès ?

« Il a joué, il a perdu, se disait Lupin, sa tête sautera. »C’était cela qu’il voulait, pour son affreux ennemi : l’échafaud,le matin blafard où le couperet de la guillotine glisse et tue.

Etrange prévenu, celui que le juge d’instruction questionnadurant des mois entre les murs de son cabinet ! Etrangepersonnage que cet homme osseux, à figure de squelette, aux yeuxmorts !

Il semblait absent de lui-même. Il n’était pas là, maisailleurs. Et si peu soucieux de répondre !

– Je m’appelle Léon Massier.

Telle fut l’unique phrase dans laquelle il se renferma.

Et Lupin ripostait :

– Tu mens. Léon Massier, né à Périgueux, orphelin à l’âge de dixans, est mort il y a sept ans. Tu as pris ses papiers. Mais tuoublies son acte de décès. Le voilà.

Et Lupin envoya au Parquet une copie de l’acte.

– Je suis Léon Massier, affirmait de nouveau le prévenu.

– Tu mens, répliquait Lupin, tu es Louis de Malreich, le dernierdescendant d’un petit noble établi en Allemagne au XVIIIe siècle.Tu avais un frère, qui tour à tour s’est fait appeler Parbury,Ribeira et Altenheim : ce frère, tu l’as tué. Tu avais une sœur,Isilda de Malreich : cette sœur, tu l’as tuée.

– Je suis Léon Massier.

– Tu mens. Tu es Malreich. Voilà ton acte de naissance. Voicicelui de ton frère, celui de ta sœur.

Et les trois actes, Lupin les envoya.

D’ailleurs, sauf en ce qui concernait son identité, Malreich nese défendait pas, écrasé sans doute sous l’accumulation des preuvesque l’on relevait contre lui. Que pouvait-il dire ? Onpossédait quarante billets écrits de sa main – la comparaison desécritures le démontra -, écrits de sa main à la bande de sescomplices, et qu’il avait négligé de déchirer, après les avoirrepris.

Et tous ces billets étaient des ordres visant l’affaireKesselbach, l’enlèvement de M. Lenormand et de Gourel, la poursuitedu vieux Steinweg, l’établissement des souterrains de Garches, etc.Etait-il possible de nier ?

Une chose assez bizarre déconcerta la justice. Confrontés avecleur chef, les sept bandits affirmèrent tous qu’ils ne leconnaissaient point. Ils ne l’avaient jamais vu. Ils recevaient sesinstructions, soit par téléphone, soit dans l’ombre, au moyenprécisément de ces petits billets que Malreich leur transmettaitrapidement, sans un mot.

Mais, du reste, la communication entre le pavillon de la rueDelaizement et la remise du Brocanteur n’était-elle pas une preuvesuffisante de complicité ? De là, Malreich voyait etentendait. De là, le chef surveillait ses hommes.

Les contradictions ? les faits en apparenceinconciliables ? Lupin expliqua tout. Dans un article célèbre,publié le matin du procès, il prit l’affaire à son début, en révélales dessous, en débrouilla l’écheveau, montra Malreich habitant, àl’insu de tous, la chambre de son frère, le faux major Parbury,allant et venant, invisible, par les couloirs du Palace-Hôtel, etassassinant Kesselbach, assassinant le garçon d’hôtel, assassinantle secrétaire Chapman.

On se rappelle les débats. Ils furent terrifiants à la fois etmornes ; terrifiants par l’atmosphère d’angoisse qui pesa surla foule et par les souvenirs de crime et de sang qui obsédaientles mémoires ; mornes, lourds, obscurs, étouffants, par suitedu silence formidable que garda l’accusé.

Pas une révolte. Pas un mouvement. Pas un mot.

Figure de cire, qui ne voyait pas et qui n’entendait pas !Vision effrayante de calme et d’impassibilité ! Dans la salleon frissonnait. Les imaginations affolées, plutôt qu’un homme,évoquaient une sorte d’être surnaturel, un génie des légendesorientales, un de ces dieux de l’Inde qui sont le symbole de toutce qui est féroce, cruel, sanguinaire et destructeur.

Quant aux autres bandits, on ne les regardait même pas,comparses insignifiants qui se perdaient dans l’ombre de ce chefdémesuré.

La déposition la plus émouvante fut celle de Mme Kesselbach. Àl’étonnement de tous, et à la surprise même de Lupin, Dolorès quin’avait répondu à aucune des convocations du juge, et dont onignorait la retraite, Dolorès apparut, veuve douloureuse, pourapporter un témoignage irrécusable contre l’assassin de sonmari.

Elle dit simplement, après l’avoir regardé longtemps :

– C’est celui-là qui a pénétré dans ma maison de la rue desVignes, c’est lui qui m’a enlevée, et c’est lui qui m’a enferméedans la remise du Brocanteur. Je le reconnais.

– Vous l’affirmez ?

– Je le jure devant Dieu et devant les hommes.

Le surlendemain, Louis de Malreich, dit Léon Massier, étaitcondamné à mort. Et sa personnalité absorbait tellement,pourrait-on dire, celle de ses complices que ceux-ci bénéficièrentdes circonstances atténuantes.

– Louis de Malreich, vous n’avez rien à dire ? demanda lePrésident des assises.

Il ne répondit pas.

Une seule question resta obscure aux yeux de Lupin. PourquoiMalreich avait-il commis tous ces crimes ? Quevoulait-il ? Quel était son but ?

Lupin ne devait pas tarder à l’apprendre et le jour était procheoù, tout pantelant d’horreur, frappé de désespoir, mortellementatteint, le jour était proche où il allait savoir l’épouvantablevérité.

Pour le moment, sans que l’idée néanmoins cessât de l’effleurer,il ne s’occupa plus de l’affaire Malreich. Résolu à faire peauneuve, comme il disait, rassuré d’autre part sur le sort de MmeKesselbach et de Geneviève, dont il suivait de loin l’existencepaisible, et enfin tenu au courant par Jean Doudeville qu’il avaitenvoyé à Veldenz, tenu au courant de toutes les négociations qui sepoursuivaient entre la Cour d’Allemagne et la Régence deDeux-Ponts-Veldenz, il employait, lui, tout son temps à liquider lepassé et à préparer l’avenir.

L’idée de la vie différente qu’il voulait mener sous les yeux deMme Kesselbach l’agitait d’ambitions nouvelles et de sentimentsimprévus, où l’image de Dolorès se trouvait mêlée sans qu’il s’enrendît un compte exact.

En quelques semaines, il supprima toutes les preuves quiauraient pu un jour le compromettre, toutes les traces qui auraientpu conduire jusqu’à lui. Il donna à chacun de ses ancienscompagnons une somme d’argent suffisante pour les mettre à l’abridu besoin, et il leur dit adieu en leur annonçant qu’il partaitpour l’Amérique du Sud.

Un matin, après une nuit de réflexions minutieuses et une étudeapprofondie de la situation, il s’écria :

– C’est fini. Plus rien à craindre. Le vieux Lupin est mort.Place au jeune.

On lui apporta une dépêche d’Allemagne. C’était le dénouementattendu. Le Conseil de Régence, fortement influencé par la Cour deBerlin, avait soumis la question aux électeurs du grand-duché, etles électeurs, fortement influencés par le Conseil de Régence,avaient affirmé leur attachement inébranlable à la vieille dynastiedes Veldenz. Le comte Waldemar était chargé, ainsi que troisdélégués de la noblesse, de l’armée et de la magistrature, d’allerau château de Bruggen, d’établir rigoureusement l’identité dugrand-duc Hermann IV, et de prendre avec Son Altesse toutesdispositions relatives à son entrée triomphale dans la principautéde ses pères, entrée qui aurait lieu vers le début du moissuivant.

– Cette fois, ça y est, se dit Lupin, le grand projet de M.Kesselbach se réalise. Il ne reste plus qu’à faire avaler monPierre Leduc au Waldemar. Jeu d’enfant ! Demain les bans deGeneviève et de Pierre seront publiés. Et c’est la fiancée dugrand-duc que l’on présentera à Waldemar !

Et, tout heureux, il partit en automobile pour le château deBruggen. Il chantait dans sa voiture, il sifflait, il interpellaitson chauffeur.

– Octave, sais-tu qui tu as l’honneur de conduire ? Lemaître du monde… Oui, mon vieux, ça t’épate, hein ?Parfaitement, c’est la vérité. Je suis le maître du monde.

Il se frottait les mains, et, continuant à monologuer :

– Tout de même, ce fut long. Voilà un an que la lutte acommencé. Il est vrai que c’est la lutte la plus formidable quej’aie soutenue… Nom d’un chien, quelle guerre de géants !

Et il répéta :

– Mais cette fois ça y est. Les ennemis sont à l’eau. Plusd’obstacles entre le but et moi. La place est libre,bâtissons ! J’ai les matériaux sous la main, j’ai lesouvriers, bâtissons. Lupin ! Et que le palais soit digne detoi !

Il se fit arrêter à quelques centaines de mètres du château pourque son arrivée fût plus discrète, et il dit à Octave :

– Tu entreras d’ici vingt minutes, à quatre heures, et tu irasdéposer mes valises dans le petit chalet qui est au bout du parc.C’est là que j’habiterai.

Au premier détour du chemin, le château lui apparut, àl’extrémité d’une sombre allée de tilleuls. De loin, sur le perron,il aperçut Geneviève qui passait.

Son cœur s’émut doucement.

– Geneviève, Geneviève, dit-il avec tendresse… Geneviève, le vœuque j’ai fait à ta mère mourante se réalise également… Geneviève,grande-duchesse… Et moi, dans l’ombre, près d’elle, veillant à sonbonheur et poursuivant les grandes combinaisons de Lupin.

Il éclata de rire, sauta derrière un groupe d’arbres qui sedressaient à gauche de l’allée, et fila le long d’épais massifs. Dela sorte il parvenait au château sans qu’on eût pu le surprendredes fenêtres du salon ou des chambres principales.

Son désir était de voir Dolorès avant qu’elle ne le vît, et,comme il avait fait pour Geneviève, il prononça son nom plusieursfois, mais avec une émotion qui l’étonnait lui-même :

– Dolorès… Dolorès…

Furtivement il suivit les couloirs et gagna la salle à manger.De cette pièce, par une glace sans tain, il pouvait apercevoir lamoitié du salon.

Il s’approcha.

Dolorès était allongée sur une chaise longue, et Pierre Leduc, àgenoux devant elle, la regardait d’un air extasié.

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