813

5.

Dix secondes, vingt secondes s’écoulèrent, vingt secondesformidables, éternelles…

Le corps avait eu deux ou trois convulsions. Les jambes avaientinstinctivement cherché un point d’appui. Plus rien maintenant nebougeait…

Quelques secondes encore… La petite porte vitrée s’ouvrit.

Sernine entra.

Sans la moindre hâte, il saisit la feuille de papier où le jeunehomme avait apposé sa signature et il lut :

« Las de la vie, malade, sans argent, sans espoir, je me tue.Qu’on n’accuse personne de ma mort.

« 30 avril. – Gérard Baupré. »

Il remit la feuille sur la table, bien en vue, approcha lachaise et la posa sous les pieds du jeune homme. Lui-même ilescalada la table, et, tout en tenant le corps serré contre lui, ille souleva, élargit le nœud coulant et dépassa la tête.

Le corps fléchit entre ses bras. Il le laissa glisser sur lelong de la table, et, sautant à terre, il retendit sur le lit.

Puis, toujours avec le même flegme, il entrebâilla la porte desortie.

– Vous êtes là tous les trois ? murmura-t-il.

Près de lui, au pied de l’escalier de bois, quelqu’un répondit:

– Nous sommes là. Faut-il hisser notre paquet ?

– Allez-y !

Il prit le bougeoir et les éclaira.

Péniblement les trois hommes montèrent l’escalier en portant lesac où était ficelé l’individu.

– Déposez-le ici, dit-il en montrant la table.

À l’aide d’un canif il coupa les ficelles qui entouraient lesac. Un drap blanc apparut qu’il écarta. Dans ce drap, il y avaitun cadavre, le cadavre de Pierre Leduc.

– Pauvre Pierre Leduc, dit Sernine, tu ne sauras jamais ce quetu as perdu en mourant si jeune ! Je t’aurais mené loin, monbonhomme. Enfin, on se passera de tes services… Allons, Philippe,grimpe sur la table, et toi, Octave, sur la chaise. Soulevez-lui latête et engagez le nœud coulant.

Deux minutes plus tard le corps de Pierre Leduc se balançait aubout de la corde.

– Parfait, ce n’est pas plus difficile que cela, unesubstitution de cadavres. Maintenant vous pouvez vous retirer tous.Toi, Docteur, tu repasseras ici demain matin, tu apprendras lesuicide du sieur Gérard Baupré, tu entends, de Gérard Baupré –voici sa lettre d’adieu – tu feras appeler le médecin légiste et lecommissaire, tu t’arrangeras pour que ni l’un ni l’autre neconstatent que le défunt a un doigt coupé et une cicatrice à lajoue

– Facile.

– Et tu feras en sorte que le procès-verbal soit écrit aussitôtet sous ta dictée.

– Facile.

– Enfin, évite l’envoi à la Morgue et qu’on donne le permisd’inhumer séance tenante.

– Moins facile.

– Essaie. Tu as examiné celui-là ?

Il désignait le jeune homme qui gisait inerte sur le lit.

– Oui, affirma le Docteur. La respiration redevient normale.Mais on risquait gros… la carotide eût pu…

– Qui ne risque rien… Dans combien de temps reprendra-t-ilconnaissance ?

– D’ici quelques minutes.

– Bien. Ah ! ne pars pas encore. Docteur. Reste en bas. Tonrôle n’est pas fini ce soir.

Demeuré seul, le prince alluma une cigarette et fumatranquillement, en lançant vers le plafond de petits anneaux defumée bleue.

Un soupir le tira de sa rêverie. Il s’approcha du lit. Le jeunehomme commençait à s’agiter, et sa poitrine se soulevait ets’abaissait violemment, ainsi qu’un dormeur sous l’influence d’uncauchemar.

Il porta ses mains à sa gorge comme s’il éprouvait une douleur,et ce geste le dressa d’un coup, terrifié, pantelant

Alors, il aperçut, en face de lui, Sernine.

– Vous ! murmura-t-il sans comprendre. Vous ! Il lecontemplait d’un regard stupide, comme il eût contemplé unfantôme.

De nouveau il toucha sa gorge, palpa son cou, sa nuque. Etsoudain il eut un cri rauque, une folie d’épouvante agrandit sesyeux, hérissa le poil de son crâne, le secoua tout entier comme unefeuille ! Le prince s’était effacé, et il avait vu, il voyaitau bout de la corde, le pendu !

Il recula jusqu’au mur. Cet homme, ce pendu, c’était lui !c’était lui-même. Il était mort, et il se voyait mort ! Rêveatroce qui suit le trépas ? Hallucination de ceux qui ne sontplus, et dont le cerveau bouleversé palpite encore d’un reste devie ?

Ses bras battirent l’air. Un moment il parut se défendre contrel’ignoble vision. Puis, exténué, vaincu une seconde fois, ils’évanouit.

– À merveille, ricana le prince. Nature sensibleimpression-nable… Actuellement, le cerveau est désorbité… Allons,l’instant est propice… Mais si je n’enlève pas l’affaire en vingtminutes, il m’échappe…

Il poussa la porte qui séparait les deux mansardes, revint versle lit, enleva le jeune homme, et le transporta sur le lit del’autre pièce.

Puis il lui bassina les tempes avec de l’eau fraîche et lui fitrespirer des sels.

La défaillance, cette fois, ne fut pas longue.

Timidement, Gérard entrouvrit les paupières et leva les yeuxvers le plafond. La vision était finie.

Mais la disposition des meubles, l’emplacement de la table et dela cheminée, certains détails encore, tout le surprenait – et puisle souvenir de son acte, la douleur qu’il ressentait à lagorge…

Il dit au prince :

– J’ai fait un rêve, n’est-ce pas ?

– Non.

– Comment, non ?

Et soudain, se rappelant :

– Ah ! c’est vrai, je me souviens… j’ai voulu mourir etmême…

Il se pencha anxieusement :

– Mais le reste ? la vision ?

– Quelle vision ?

– L’homme… la corde… cela, c’est un rêve ?

– Non, affirma Sernine, cela aussi, c’est la réalité.

– Que dites-vous ? que dites-vous ? oh ! non…non, je vous en prie… éveillez-moi si je dors ou bien que jemeure ! Mais je suis mort, n’est-ce pas ? et c’est lecauchemar d’un cadavre… Ah ! je sens ma raison qui s’en va… Jevous en prie…

Sernine posa doucement sa main sur les cheveux du jeune homme,et s’inclinant vers lui :

– Ecoute-moi… écoute-moi bien, et comprends. Tu es vivant. Tasubstance et ta pensée sont identiques et vivent. Mais GérardBaupré est mort. Tu me comprends, n’est-ce pas ? L’être socialqui avait nom Gérard Baupré n’existe plus. Tu l’as supprimé,celui-là. Demain, sur les registres de l’état civil, en face de cenom que tu portais, on inscrira la mention : « décédé » – et ladate de ton décès.

– Mensonge ! balbutia le jeune homme terrifié,mensonge ! puisque me voilà, moi, Gérard Baupré !

– Tu n’es pas Gérard Baupré, déclara Sernine.

Et désignant la porte ouverte :

– Gérard Baupré est là, dans la chambre voisine. Veux-tu levoir ? Il est suspendu au clou où tu l’as accroché. Sur latable se trouve la lettre par laquelle tu as signé sa mort. Toutcela est bien régulier, tout cela est définitif. Il n’y a plus àrevenir sur ce fait irrévocable et brutal : Gérard Baupré n’existeplus !

Le jeune homme écoutait éperdument. Plus calme, maintenant queles faits prenaient une signification moins tragique, il commençaità comprendre.

– Et alors ?

– Et alors, causons…

– Oui… oui causons…

– Une cigarette ? dit le prince. Tu acceptes ?Ah ! je vois que tu te rattaches à la vie. Tant mieux, nousnous entendrons, et cela rapidement.

Il alluma la cigarette du jeune homme, la sienne, et, tout desuite, en quelques mots, d’une voix sèche, il s’expliqua :

– Feu Gérard Baupré, tu étais las de vivre, malade, sans argent,sans espoir Veux-tu être bien portant, riche, puissant ?

– Je ne saisis pas.

– C’est bien simple. Le hasard t’a mis sur mon chemin, tu esjeune, joli garçon, poète, tu es intelligent, et – ton acte dedésespoir le prouve – d’une belle honnêteté. Ce sont là desqualités que l’on trouve rarement réunies. Je les estime et je lesprends à mon compte.

– Elles ne sont pas à vendre.

– Imbécile ! Qui te parle de vente ou d’achat ? Gardeta conscience. C’est un joyau trop précieux pour que je t’endélivre.

– Alors qu’est-ce que vous me demandez ?

– Ta vie !

Et, désignant la gorge encore meurtrie du jeune homme :

– Ta vie ! ta vie que tu n’as pas su employer ! Ta vieque tu as gâchée, perdue, détruite, et que je prétends refaire,moi, et suivant un idéal de beauté, de grandeur et de noblesse quite donnerait le vertige, mon petit, si tu entrevoyais le gouffre oùplonge ma pensée secrète…

Il avait saisi entre ses mains la tête de Gérard, et ilcontinuait avec une emphase ironique :

– Tu es libre ! Pas d’entraves ! Tu n’as plus à subirle poids de ton nom ! Tu as effacé ce numéro matricule que lasociété avait imprimé sur toi comme un fer rouge sur l’épaule. Tues libre ! Dans ce monde d’esclaves où chacun porte sonétiquette, toi tu peux, ou bien aller et venir inconnu, invisible,comme si tu possédais l’anneau de Gygès ou bien choisir tonétiquette, celle qui te plaît ! Comprends-tu ?comprends-tu le trésor magnifique que tu représentes pour unartiste, pour toi si tu le veux ? Une vie vierge, touteneuve ! Ta vie, c’est de la cire que tu as le droit de modelerà ta guise, selon les fantaisies de ton imagination ou les conseilsde ta raison.

Le jeune homme eut un geste de lassitude.

– Eh ! que voulez-vous que je fasse de ce trésor ?Qu’en ai-je fait jusqu’ici ? Rien.

– Donne-le-moi.

– Qu’en pourrez-vous faire ?

– Tout. Si tu n’es pas un artiste, j’en suis un, moi ! etenthousiaste, inépuisable, indomptable, débordant. Si tu n’as pasle feu sacré, je l’ai, moi ! Où tu as échoué, je réussirai,moi ! Donne-moi ta vie.

– Des mots, des promesses ! s’écria le jeune homme dont levisage s’animait. Des songes creux ! Je sais bien ce que jevaux ! Je connais ma lâcheté, mon découragement, mes effortsqui avortent, toute ma misère. Pour recommencer ma vie, il mefaudrait une volonté que je n’ai pas…

– J’ai la mienne

– Des amis…

– Tu en auras !

– Des ressources…

– Je t’en apporte, et quelles ressources ! Tu n’auras qu’àpuiser, comme on puiserait dans un coffre magique.

– Mais qui êtes-vous donc ? s’écria le jeune homme avecégarement.

– Pour les autres, le prince Sernine… Pour toi qu’importe !Je suis plus que prince, plus que roi, plus qu’empereur.

– Qui êtes-vous ? qui êtes-vous ? balbutia Baupré.

– Le Maître… celui qui veut et qui peut… celui qui agit Il n’y apas de limites à ma volonté, il n’y en a pas à mon pouvoir. Je suisplus riche que le plus riche, car sa fortune m’appartient… Je suisplus puissant que les plus forts, car leur force est à monservice.

Il lui saisit de nouveau la tête, et le pénétrant de son regard:

– Sois riche aussi… sois fort… c’est le bonheur que je t’offre…c’est la douceur de vivre… la paix pour ton cerveau de poète… c’estla gloire aussi. Acceptes-tu ?

– Oui… oui, murmura Gérard, ébloui et dominé. Que faut-ilfaire ?

– Rien.

– Cependant…

– Rien, te dis-je. Tout l’échafaudage de mes projets repose surtoi, mais tu ne comptes pas. Tu n’as pas à jouer de rôle actif. Tun’es, pour l’instant, qu’un figurant… même pas ! un pion queje pousse.

– Que ferai-je ?

– Rien… des vers ! Tu vivras à ta guise. Tu auras del’argent. Tu jouiras de la vie. Je ne m’occuperai même pas de toi.Je te le répète, tu ne joues pas de rôle dans mon aventure.

– Et qui serai-je ?

Sernine tendit le bras et montra la chambre voisine :

– Tu prendras la place de celui-là. Tu es celui-là. Gérardtressaillit de révolte et de dégoût.

– Oh non ! celui-là est mort… et puis c’est un crime… non,je veux une vie nouvelle, faite pour moi, imaginée pour moi… un nominconnu…

– Celui-là, te dis-je, s’écria Sernine, irrésistible d’énergieet d’autorité, tu seras celui-là et pas un autre ! Celui-là,parce que son destin est magnifique, parce que son nom est illustreet qu’il te transmet un héritage dix fois séculaire de noblesse etd’orgueil.

– C’est un crime, gémit Baupré, tout défaillant.

– Tu seras celui-là, proféra Sernine avec une violence inouïecelui-là ! Sinon tu redeviens Baupré, et sur Baupré, j’aidroit de vie ou de mort.

Choisis. Il tira son revolver, l’arma et le braqua sur le jeunehomme.

– Choisis ! répéta-t-il.

L’expression de son visage était implacable. Gérard eut peur ets’abattit sur le lit en sanglotant.

– Je veux vivre !

– Tu le veux fermement, irrévocablement ?

– Oui, mille fois oui ! Après la chose affreuse que j’aitentée, la mort m’épouvante Tout… tout plutôt que la mort !Tout ! la souffrance, la faim, la maladie, toutes lestortures, toutes les infamies, le crime même, s’il le faut mais pasla mort.

Il frissonnait de fièvre et d’angoisse, comme si la grandeennemie rôdait encore autour de lui et qu’il se sentît impuissant àfuir l’étreinte de ses griffes.

Le prince redoubla d’efforts, et d’une voix ardente, le tenantsous lui comme une proie :

– Je ne te demande rien d’impossible, rien de mal. S’il y aquelque chose, j’en suis responsable… Non, pas de crime un peu desouffrance, tout au plus un peu de ton sang qui coulera. Maisqu’est-ce que c’est, auprès de l’effroi de mourir ?

– La souffrance m’est indifférente.

– Alors, tout de suite ! clama Sernine. Tout desuite ! dix secondes de souffrance, et ce sera tout… dixsecondes, et la vie de l’autre t’appartiendra.

Il l’avait empoigné à bras-le-corps, et, courbé sur une chaise,il lui tenait la main gauche à plat sur la table, les cinq doigtsécartés. Rapidement il sortit de sa poche un couteau, en appuya letranchant contre le petit doigt, entre la première et la deuxièmejointure, et ordonna :

– Frappe ! frappe toi-même ! un coup de poing et c’esttout ! Il lui avait pris la main droite et cherchait àl’abattre sur l’autre comme un marteau. Gérard se tordit, convulséd’horreur. Il comprenait.

– Jamais ! bégaya-t-il, jamais !

– Frappe ! un seul coup et c’est fait, un seul coup, et tuseras pareil à cet homme, nul ne te reconnaîtra.

– Son nom…

– Frappe d’abord

– Jamais ! oh ! quel supplice… Je vous en prie plustard…

– Maintenant… je le veux… il le faut…

– Non… non je ne peux pas…

– Mais frappe donc, imbécile, c’est la fortune, la gloire,l’amour.

Gérard leva le poing, dans un élan.

– L’amour, dit-il, oui… pour cela, oui…

– Tu aimeras et tu seras aimé, proféra Sernine. Ta fiancéet’attend. C’est moi qui l’ai choisie. Elle est plus pure que lesplus pures, plus belle que les plus belles. Mais il faut laconquérir. Frappe !

Le bras se raidit pour le mouvement fatal, mais l’instinct futplus fort.

Une énergie surhumaine convulsa le jeune homme. Brusquement ilrompit l’étreinte de Sernine et s’enfuit.

Il courut comme un fou vers l’autre pièce. Un hurlement deterreur lui échappa, à la vue de l’abominable spectacle, et ilrevint tomber auprès de la table, à genoux devant Sernine.

– Frappe ! dit celui-ci en étalant de nouveau les cinqdoigts et en disposant la lame du couteau.

Ce fut mécanique. D’un geste d’automate, les yeux hagards, laface livide, le jeune homme leva son poing et frappa.

– Ah ! fit-il, dans un gémissement de douleur. Le petitbout de chair avait sauté. Du sang coulait. Pour la troisième fois,il s’était évanoui.

Sernine le regarda quelques secondes et prononça doucement :

– Pauvre gosse ! Va, je te revaudrai ça, et au centuple. Jepaie toujours royalement.

Il descendit et retrouva le Docteur en bas :

– C’est fini. À ton tour. Monte et fais-lui une incision dans lajoue droite, pareille à celle de Pierre Leduc. Il faut que les deuxcicatrices soient identiques. Dans une heure, je viens lerechercher.

– Où allez-vous ?

– Prendre l’air. J’ai le cœur qui chavire.

Dehors il respira longuement, puis il alluma une autrecigarette.

– Bonne journée, murmura-t-il. Un peu chargée, un peu fatigante,mais féconde, vraiment féconde. Me voici l’ami de DolorèsKesselbach. Me voici l’ami de Geneviève. Je me suis confectionné unnouveau Pierre Leduc fort présentable et entièrement à ma dévotion.Et enfin, j’ai trouvé pour Geneviève un mari comme on n’en trouvepas à la douzaine. Maintenant, ma tâche est finie. Je n’ai plusqu’à recueillir le fruit de mes efforts. À vous de travailler,monsieur Lenormand. Moi, je suis prêt.

Et il ajouta, en songeant au malheureux mutilé qu’il avaitébloui de ses promesses :

– Seulement, il y a un seulement, j’ignore tout à fait cequ’était ce Pierre Leduc dont j’ai octroyé généreusement la place àce bon jeune homme. Et ça, c’est embêtant… Car, enfin, rien ne meprouve que Pierre Leduc n’était pas le fils d’uncharcutier !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer