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2.

Le prince Sernine passa dans sa chambre et sonna sondomestique.

– Mon chapeau, mes gants et ma canne. L’auto est là ?

– Oui, monsieur.

Il s’habilla, sortit et s’installa dans une vaste et confortablelimousine qui le conduisit au bois de Boulogne, chez le marquis etla marquise de Gastyne, où il était prié à déjeuner.

À deux heures et demie, il quittait ses hôtes, s’arrêtait avenueKléber, prenait deux de ses amis et un docteur, et arrivait à troisheures moins cinq au parc des Princes.

À trois heures, il se battait au sabre avec le commandantitalien Spinelli, dès la première reprise coupait l’oreille à sonadversaire, et, à trois heures trois quarts, taillait au cercle dela rue Cambon une banque d’où il se retirait, à cinq heures vingt,avec un bénéfice de quarante-sept mille francs.

Et tout cela sans hâte, avec une sorte de nonchalance hautaine,comme si le mouvement endiablé qui semblait emporter sa vie dans untourbillon d’actes et d’événements était la règle même de sesjournées les plus paisibles.

– Octave, dit-il à son chauffeur, nous allons à Garches.

Et, à six heures moins dix, il descendait devant les vieux mursdu parc de Villeneuve.

Dépecé maintenant, abîmé, le domaine de Villeneuve conserveencore quelque chose de la splendeur qu’il connut au temps oùl’impératrice Eugénie venait s’y reposer. Avec ses vieux arbres,son étang, l’horizon de feuillage que déroulent les bois deSaint-Cloud, le paysage a de la grâce et de la mélancolie.

Une partie importante du domaine fut donnée à l’InstitutPasteur. Une portion plus petite, et séparée de la première partout l’espace réservé au public, forme une propriété encore assezvaste, et où s’élèvent, autour de la maison de retraite, quatrepavillons isolés.

« C’est là que demeure Mme Kesselbach », se dit le prince envoyant de loin les toits de la maison et des quatre pavillons.

Cependant, il traversait le parc et se dirigeait versl’étang.

Soudain il s’arrêta derrière un groupe d’arbres. Il avait aperçudeux dames accoudées au parapet du pont qui franchit l’étang. «Varnier et ses hommes doivent être dans les environs. Mais,fichtre, ils se cachent rudement bien. J’ai beau chercher… »

Les deux dames foulaient maintenant l’herbe des pelouses, sousles grands arbres vénérables. Le bleu du ciel apparaissait entreles branches que berçait une brise calme, et il flottait dans l’airdes odeurs de printemps et de jeune verdure.

Sur les pentes de gazon qui descendaient vers l’eau immobile,les marguerites, les pommeroles, les violettes, les narcisses, lemuguet, toutes les petites fleurs d’avril et de mai se groupaientet formaient çà et là comme des constellations de toutes lescouleurs. Le soleil se penchait à l’horizon.

Et tout à coup trois hommes surgirent d’un bosquet et vinrent àla rencontre des promeneuses.

Ils les abordèrent.

Il y eut quelques paroles échangées. Les deux dames donnaientdes signes visibles de frayeur. L’un des hommes s’avança vers laplus petite et voulut saisir la bourse en or qu’elle tenait à lamain.

Elles poussèrent des cris, et les trois hommes se jetèrent surelles.

« C’est le moment ou jamais de surgir », se dit le prince.

Et il s’élança.

En dix secondes il avait presque atteint le bord de l’eau.

À son approche les trois hommes s’enfuirent.

Fuyez, malandrins, ricana-t-il, fuyez à toutes jambes. Voilà lesauveur qui émerge.

Et il se mit à les poursuivre. Mais une des dames le supplia:

– Oh ! monsieur, je vous en prie mon amie est malade. Laplus petite des promeneuses, en effet, était tombée sur le gazon,évanouie. Il revint sur ses pas et, avec inquiétude :

– Elle n’est pas blessée ? dit-il. Est-ce que cesmisérables ?

– Non non… c’est la peur seulement, l’émotion… Et puis vousallez comprendre : cette dame est Mme Kesselbach…

– Oh ! dit-il.

Il offrit un flacon de sels que la jeune femme fit aussitôtrespirer à son amie. Et il ajouta :

– Soulevez l’améthyste qui sert de bouchon Il y a une petiteboîte, et dans cette boîte, des pastilles. Que madame en prenneune… une, pas davantage, c’est très violent…

Il regardait la jeune femme soigner son amie. Elle était blonde,très simple d’aspect, le visage doux et grave, avec un sourire quianimait ses traits alors même qu’elle ne souriait pas.

« C’est Geneviève », pensa-t-il.

Et il répéta en lui-même, tout ému.

« Geneviève… Geneviève »

Mme Kesselbach cependant se remettait peu à peu. Etonnéed’abord, elle parut ne pas comprendre. Puis, la mémoire luirevenant, d’un signe de tête elle remercia son sauveur.

Alors il s’inclina profondément et dit :

– Permettez-moi de me présenter : Le prince Sernine.

Elle dit à voix basse :

– Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance.

– En ne l’exprimant pas, madame. C’est le hasard qu’il fautremercier, le hasard qui a dirigé ma promenade de ce côté. Maispuis-je vous offrir mon bras ?

Quelques minutes après, Mme Kesselbach sonnait à la maison deretraite, et elle disait au prince :

– Je réclamerai de vous un dernier service, monsieur. Ne parlezpas de cette agression.

– Cependant, madame, ce serait le seul moyen de savoir…

– Pour savoir, il faudrait une enquête, et ce serait encore dubruit autour de moi, des interrogatoires, de la fatigue, et je suisà bout de forces.

Le prince n’insista pas. La saluant, il demanda :

– Me permettrez-vous de prendre de vos nouvelles ?

– Mais certainement…

Elle embrassa Geneviève et rentra.

La nuit cependant commençait à tomber. Sernine ne voulut pas queGeneviève retournât seule. Mais ils ne s’étaient pas engagés dansle sentier qu’une silhouette détachée de l’ombre accourut au-devantd’eux.

– Grand-mère ! s’écria Geneviève.

Elle se jeta dans les bras d’une vieille femme qui la couvrit debaisers.

– Ah ! ma chérie, ma chérie, que s’est-il passé ?Comme tu es en retard ; toi si exacte !

Geneviève présenta :

– Mme Ernemont, ma grand-mère. Le prince Sernine…

Puis elle raconta l’incident et Mme Ernemont répétait :

– Oh ! ma chérie, comme tu as dû avoir peur ! jen’oublierai jamais, monsieur, je vous le jure… Mais comme tu as dûavoir peur, ma pauvre chérie !

– Allons, bonne-maman, tranquillise-toi puisque me voilà…

– Oui, mais la frayeur a pu te faire mal On ne sait jamais lesconséquences… Oh ! c’est horrible…

Ils longèrent une haie par-dessus laquelle on devinait une courplantée d’arbres, quelques massifs, un préau, et une maisonblanche.

Derrière la maison s’ouvrait, à l’abri d’un bouquet de sureauxdisposés en tonnelle, une petite barrière.

La vieille dame pria le prince Sernine d’entrer et le conduisitdans un petit salon qui servait à la fois de parloir.

Geneviève demanda au prince la permission de se retirer uninstant, pour aller voir ses élèves, dont c’était l’heure dusouper.

Le prince et Mme Ernemont restèrent seuls.

La vieille dame avait une figure pâle et triste, sous sescheveux blancs dont les bandeaux se terminaient par deux anglaises.Trop forte, de marche lourde, elle avait, malgré son apparence etses vêtements de dame, quelque chose d’un peu vulgaire, mais lesyeux étaient infiniment bons.

Tandis qu’elle mettait un peu d’ordre sur la table, tout encontinuant à dire son inquiétude, le prince Sernine s’approchad’elle, lui saisit la tête entre les deux mains et l’embrassa surles deux joues.

– Eh bien, la vieille, comment vas-tu ?

Elle demeura stupide, les yeux hagards, la bouche ouverte.

Le prince l’embrassa de nouveau en riant.

Elle bredouilla :

– Toi ! c’est toi ! Ah ! Jésus-Marie…Jésus-Marie… Est-ce possible ! Jésus-Marie !

– Ma bonne Victoire !

– Ne m’appelle pas ainsi, s’écria-t-elle en frissonnant.Victoire est morte Ta vieille nourrice n’existe plus. J’appartienstout entière à Geneviève…

Elle dit encore à voix basse :

– Ah ! Jésus j’avais bien lu ton nom dans les journaux…Alors, c’est vrai, tu recommences ta mauvaise vie ?

– Comme tu vois.

– Tu m’avais pourtant juré que c’était fini, que tu partais pourtoujours, que tu voulais devenir honnête.

– J’ai essayé. Voilà quatre ans que j’essaie… Tu ne prétendraspoint que pendant ces quatre ans j’aie fait parler demoi ?

– Eh bien ?

– Eh bien, ça m’ennuie.

Elle soupira :

– Toujours le même… Tu n’as pas changé… Ah ! c’est bienfini, tu ne changeras jamais… Ainsi, tu es dans l’affaireKesselbach ?

– Parbleu ! Sans quoi me serais-je donné la peined’organiser contre Mme Kesselbach, à six heures, une agression pouravoir l’occasion, à six heures cinq, de l’arracher aux griffes demes hommes ? Sauvée par moi, elle est obligée de me recevoir.Me voilà au cœur de la place, et, tout en protégeant la veuve, jesurveille les alentours. Ah ! que veux-tu, la vie que je mènene me permet pas de flâner et d’employer le régime des petits soinset des hors-d’œuvre. Il faut que j’agisse par coups de théâtre, parvictoires brutales. Elle l’observait avec effarement, et ellebalbutia :

– Je comprends… je comprends tout ça, c’est du mensonge… Maisalors Geneviève…

– Eh ! d’une pierre, je faisais deux coups. Tant qu’àpréparer un sauvetage, autant marcher pour deux. Pense à ce qu’ilm’eût fallu de temps, d’efforts inutiles, peut-être, pour meglisser dans l’intimité de cette enfant ! Qu’étais-je pourelle ? Que serais-je encore ? Un inconnu, un étranger.Maintenant je suis le sauveur. Dans une heure je serai l’ami.

Elle se mit à trembler.

– Ainsi tu n’as pas sauvé Geneviève… ainsi tu vas nous mêler àtes histoires… Et soudain, dans un accès de révolte, l’agrippantaux épaules :

– Eh bien, non, j’en ai assez, tu entends ? Tu m’as amenécette petite un jour en me disant : « Tiens, je te la confie, sesparents sont morts prends-la sous ta garde. » Eh bien, elle y est,sous ma garde, et je saurai la défendre contre toi et contre toutestes manigances.

Debout, bien d’aplomb, ses deux poings crispés, le visagerésolu, Mme Ernemont semblait prête à toutes les éventualités.

Posément, sans brusquerie, le prince Sernine détacha l’une aprèsl’autre les deux mains qui l’étreignaient, à son tour empoigna lavieille dame par les épaules, l’assit dans un fauteuil, se baissavers elle, et, d’un ton très calme, lui dit :

– Zut !

Elle se mit à pleurer, vaincue tout de suite, et, croisant sesmains devant Sernine :

– Je t’en prie, laisse-nous tranquilles. Nous étions siheureuses ! Je croyais que tu nous avais oubliées, et jebénissais le ciel chaque fois qu’un jour s’écoulait. Mais oui jet’aime bien, cependant. Mais Geneviève vois-tu, je ne sais pas ceque je ferais pour cette enfant. Elle a pris ta place dans moncœur.

– Je m’en aperçois, dit-il en riant. Tu m’enverrais au diableavec plaisir. Allons, assez de bêtises ! Je n’ai pas de tempsà perdre. Il faut que je parle à Geneviève.

– Tu vas lui parler !

– Eh bien ! c’est donc un crime ?

– Et qu’est-ce que tu as à lui dire ?

– Un secret… un secret très grave, très émouvant…

La vieille dame s’effara :

– Et qui lui fera de la peine, peut-être ? Oh ! jecrains tout… je crains tout pour elle…

– La voilà, dit-il.

– Non, pas encore.

– Si, si je l’entends, essuie tes yeux et sois raisonnable…

– Ecoute, fit-elle vivement, écoute, je ne sais pas quels sontles mots que tu vas prononcer, quel secret tu vas révéler à cetteenfant que tu ne connais pas… Mais, moi qui la connais, je te disceci : Geneviève est une nature vaillante, forte, mais trèssensible. Fais attention à tes paroles Tu pourrais blesser en elledes sentiments qu’il ne t’est pas possible de soupçonner…

– Et pourquoi, mon Dieu ?

– Parce qu’elle est d’une race différente de la tienne, d’unautre monde je parle d’un autre monde moral Il… y a des chosesqu’il t’est défendu de comprendre maintenant. Entre vous deux,l’obstacle est infranchissable… Geneviève a la conscience la pluspure et la plus haute et toi…

– Et moi ?

– Et toi, tu n’es pas un honnête homme.

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