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Chapitre 6Les sept bandits

1.

– Madame peut-elle recevoir ?

Dolorès Kesselbach prit la cane que lui tendait le domestique etlut :

André Beauny.

– Non, dit-elle, je ne connais pas.

– Ce monsieur insiste beaucoup, madame. Il dit que madame attendsa visite.

– Ah ! peut-être en effet… Conduisez-le jusqu’ici. Depuisles événements qui avaient bouleversé sa vie et qui l’avaientfrappée avec un acharnement implacable, Dolorès, après un séjour àl’hôtel Bristol, venait de s’installer dans une paisible maison dela rue des Vignes, au fond de Passy.

Un joli jardin s’étendait par derrière, encadré d’autres jardinstouffus. Quand des crises plus douloureuses ne la maintenaient pasdes jours entiers dans sa chambre, les volets clos, invisible àtous, elle se faisait porter sous les arbres, et restait là,étendue, mélancolique, incapable de réagir contre le mauvaisdestin. Le sable de l’allée craqua de nouveau et, accompagné par ledomestique, un jeune homme apparut, élégant de tournure, habillétrès simplement, à la façon un peu surannée de certains peintres,col rabattu, cravate flottante à pois blancs sur fond bleumarine.

Le domestique s’éloigna.

– André Beauny, n’est-ce pas ? fit Dolorès.

– Oui, madame.

– Je n’ai pas l’honneur…

– Si, madame. Sachant que j’étais un des amis de Mme d’Ernemont,la grand-mère de Geneviève, vous avez écrit à cette dame, àGarches, que vous désiriez avoir un entretien avec moi. Mevoici.

Dolorès se souleva, très émue.

– Ah ! vous êtes…

– Oui.

Elle balbutia :

– Vraiment ? C’est vous ? Je ne vous reconnaispas.

– Vous ne reconnaissez pas le prince Paul Sernine ?

– Non… Rien n’est semblable, ni le front, ni les yeux… Et cen’est pas non plus ainsi…

– Que les journaux ont représenté le détenu de la Santé, dit-ilen souriant… Pourtant, c’est bien moi.

Un long silence suivit où ils demeurèrent embarrassés et mal àl’aise. Enfin il prononça :

– Puis-je savoir la raison ?

– Geneviève ne vous a pas dit ?

– Je ne l’ai pas vue… Mais sa grand-mère a cru comprendre quevous aviez besoin de mes services.

– C’est cela… c’est cela…

– Et en quoi ? je suis si heureux… Elle hésita une seconde,puis murmura :

– J’ai peur.

– Peur ! s’écria-t-il.

– Oui, fit-elle à voix basse, j’ai peur, j’ai peur de tout, peurde ce qui est et de ce qui sera demain, après-demain peur de lavie. J’ai tant souffert je n’en puis plus.

Il la regardait avec une grande pitié. Le sentiment confus quil’avait toujours poussé vers cette femme prenait un caractère plusprécis aujourd’hui qu’elle lui demandait protection. C’était unbesoin ardent de se dévouer à elle, entièrement, sans espoir derécompense.

Elle poursuivit :

– Je suis seule, maintenant, toute seule, avec des domestiquesque j’ai pris au hasard, et j’ai peur… je sens qu’autour de moi ons’agite.

– Mais dans quel but ?

– Je ne sais pas. Mais l’ennemi rôde et se rapproche.

– Vous l’avez vu ? Vous avez remarqué quelquechose ?

– Oui, dans la rue, ces jours-ci, deux hommes ont passéplusieurs fois, et se sont arrêtés devant la maison.

– Leur signalement ?

– Il y en a un que j’ai mieux vu. Il est grand, fort, tout rasé,et habillé d’une petite veste de drap noir, très courte.

– Un garçon de café ?

– Oui, un maître d’hôtel. Je l’ai fait suivre par un de mesdomestiques. Il a pris la rue de la Pompe et a pénétré dans unemaison de vilaine apparence dont le rez-de-chaussée est occupé parun marchand de vins, la première à gauche sur la rue. Enfin l’autrenuit…

– L’autre nuit ?

– J’ai aperçu, de la fenêtre de ma chambre, une ombre dans lejardin.

– C’est tout ?

– Oui.

Il réfléchit et lui proposa :

– Permettez-vous que deux de mes hommes couchent en bas, dansune des chambres du rez-de-chaussée ?

– Deux de vos hommes ?

– Oh ! ne craignez rien… Ce sont deux braves gens, le pèreCharolais et son fils, qui n’ont pas l’air du tout de ce qu’ilssont… Avec eux, vous serez tranquille. Quant à moi…

Il hésita. Il attendait qu’elle le priât de revenir. Comme ellese taisait, il dit :

– Quant à moi, il est préférable que l’on ne me voie pas ici…oui, c’est préférable pour vous. Mes hommes me tiendront aucourant.

Il eût voulu en dire davantage, et rester, et s’asseoir auprèsd’elle, et la réconforter. Mais il avait l’impression que toutétait dit de ce qu’ils avaient à se dire, et qu’un seul mot deplus, prononcé par lui, serait un outrage.

Alors il salua très bas, et se retira.

Il traversa le jardin, marchant vite, avec la hâte de seretrouver dehors et de dominer son émotion. Le domestiquel’attendait au seuil du vestibule. Au moment où il franchissait laporte d’entrée, sur la rue, quelqu’un sonnait, une jeune femme.

Il tressaillit :

– Geneviève !

Elle fixa sur lui des yeux étonnés, et, tout de suite, bien quedéconcertée par l’extrême jeunesse de ce regard, elle le reconnut,et cela lui causa un tel trouble qu’elle vacilla et dut s’appuyer àla porte.

Il avait ôté son chapeau et la contemplait sans oser lui tendrela main. Tendrait-elle la sienne ? Ce n’était plus le princeSernine, c’était Arsène Lupin. Et elle savait qu’il était ArsèneLupin et qu’il sortait de prison.

Dehors il pleuvait. Elle donna son parapluie au domestique enbalbutiant :

– Veuillez l’ouvrir et le mettre de côté…

Et elle passa tout droit.

« Mon pauvre vieux, se dit Lupin en partant, voilà bien dessecousses pour un être nerveux et sensible comme toi. Surveille toncœur, sinon… Allons, bon, voilà que tes yeux se mouillent !Mauvais signe, monsieur Lupin, tu vieillis. »

Il frappa sur l’épaule d’un jeune homme qui traversait lachaussée de la Muette et se dirigeait vers la rue des Vignes. Lejeune homme s’arrêta, et après quelques secondes :

– Pardon, monsieur, mais je n’ai pas l’honneur, il mesemble…

– Il vous semble mal, mon cher monsieur Leduc. Ou c’est alorsque votre mémoire est bien affaiblie. Rappelez-vous… Versailles, lapetite chambre de l’hôtel des Trois-Empereurs…

– Vous !

Le jeune homme avait bondi en arrière, avec épouvante.

– Mon Dieu, oui, moi, le prince Sernine, ou plutôt Lupin,puisque vous savez mon vrai nom ! Pensiez-vous donc que Lupinavait trépassé ? Ah ! oui, je comprends, la prison vousespériez… Enfant, va !

Il lui tapota doucement l’épaule.

– Voyons, jeune homme, remettons-nous, nous avons encorequelques bonnes journées paisibles à faire des vers. L’heure n’estpas encore venue. Fais des vers, poète !

Il lui étreignit le bras violemment, et lui dit, face à face:

– Mais l’heure approche, poète. N’oublie pas que tum’appartiens, corps et âme. Et prépare-toi à jouer ton rôle. Ilsera rude et magnifique. Et par Dieu, tu me parais vraiment l’hommede ce rôle !

Il éclata de rire, fit une pirouette, et laissa le jeune Leducabasourdi.

Il y avait plus loin, au coin de la rue de la Pompe, le débit devins dont lui avait parlé Mme Kesselbach. Il entra et causalonguement avec le patron. Puis il prit une auto et se fit conduireau Grand-Hôtel, où il habitait sous le nom d’André Beauny.

Les frères Doudeville l’y attendaient.

Bien que blasé sur ces sortes de jouissances, Lupin n’en goûtapas moins les témoignages d’admiration et de dévouement dont sesamis l’accablèrent.

– Enfin, patron, expliquez-nous… Que s’est-il passé ? Avecvous, nous sommes habitués aux prodiges mais, tout de même, il y ades limites… Alors, vous êtes libre ? Et vous voilà ici, aucœur de Paris, à peine déguisé.

– Un cigare ? offrit Lupin.

– Merci non.

– Tu as tort, Doudeville. Ceux-là sont estimables. Je les tiensd’un fin connaisseur, qui se targue d’être mon ami.

– Ah ! peut-on savoir ?

– Le Kaiser… Allons, ne faites pas ces têtes d’abrutis, etmettez-moi au courant, je n’ai pas lu de journaux. Mon évasion,quel effet dans le public ?

– Foudroyant, patron !

– La version de la police ?

– Votre fuite aurait eu lieu à Garches, pendant unereconstitution de l’assassinat d’Altenheim. Par malheur, lesjournalistes ont prouvé que c’était impossible.

– Alors ?

– Alors, c’est l’ahurissement. On cherche, on rit, et l’ons’amuse beaucoup.

– Weber ?

– Weber est fort compromis.

– En dehors de cela, rien de nouveau au service de laSûreté ? Aucune découverte sur l’assassin ? Pas d’indicequi nous permette d’établir l’identité d’Altenheim ?

– Non.

– C’est un peu raide ! Quand on pense que nous payons desmillions par an pour nourrir ces gens-là. Si ça continue, je refusede payer mes contributions. Prends un siège et une plume. Tuporteras cette lettre ce soir au Grand Journal. Il y a longtempsque l’univers n’a plus de mes nouvelles. Il doit haleterd’impatience. Ecris :

« Monsieur le Directeur,

« Je m’excuse auprès du public dont la légitime impatience seradéçue.

« Je me suis évadé de prison, et il m’est impossible de dévoilercomment je me suis évadé. De même, depuis mon évasion, j’aidécouvert le fameux secret, et il m’est impossible de dire quel estce secret et comment je l’ai découvert.

« Tout cela fera, un jour ou l’autre, l’objet d’un récit quelquepeu original que publiera, d’après mes notes, mon biographeordinaire. C’est une page de l’Histoire de France que nospetits-enfants ne liront pas sans intérêt.

« Pour l’instant, j’ai mieux à faire. Révolté de voir en quellesmains sont tombées les fonctions que j’exerçais, las de constaterque l’affaire Kesselbach-Altenheim en est toujours au même point,je destitue M. Weber, et je reprends le poste d’honneur quej’occupais, avec tant d’éclat, et à la satisfaction générale, sousle nom de M. Lenormand.

« Arsène LUPIN, Chef de la Sûreté. »

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