813

2.

– Pas un mot, murmura Lupin.

Il s’effaça contre le mur, auprès de la porte. Le battants’ouvrit. Lupin le referma violemment, bousculant un homme, ungeôlier qui poussa un cri.

Lupin le saisit à la gorge.

– Tais-toi, mon vieux. Si tu rouspètes, tu es fichu. Il lecoucha par terre.

– Es-tu sage ? Comprends-tu la situation ? Oui ?Parfait Où est ton mouchoir ? Donne tes poignets, maintenantBien, je suis tranquille. Ecoute On t’a envoyé par précaution,n’est-ce pas ? pour assister le gardien-chef en cas debesoin ? Excellente mesure, mais un peu tardive. Tu vois, legardien-chef est mort ! Si tu bouges, si tu appelles, tu ypasses également.

Il prit les clefs de l’homme et introduisit l’une d’elles dansla serrure.

– Comme ça, nous sommes tranquilles.

– De votre côté mais du mien ? observa le vieuxSteinweg.

– Pourquoi viendrait-on ?

– Si l’on a entendu le cri qu’il a poussé ?

– Je ne crois pas. Mais en tout cas mes amis t’ont donné lesfausses clefs ?

– Oui.

– Alors, bouche la serrure C’est fait ? Eh bien !maintenant nous avons, pour le moins, dix bonnes minutes devantnous. Tu vois, mon cher, comme les choses les plus difficiles enapparence sont simples en réalité. Il suffit d’un peu de sang-froidet de savoir se plier aux circonstances. Allons, ne t’émeus pas, etcause. En allemand, veux-tu ? Il est inutile que ce type-làparticipe aux secrets d’Etat que nous agitons. Va, mon vieux, etposément. Nous sommes ici chez nous.

Steinweg reprit :

– Le soir même de la mort de Bismarck, le grand-duc Hermann IIIet son fidèle domestique – mon ami du Cap – montèrent dans un trainqui les conduisit à Munich à temps pour prendre le rapide deVienne. De Vienne ils allèrent à Constantinople, puis au Caire,puis à Naples, puis à Tunis, puis en Espagne, puis à Paris, puis àLondres, à Saint-Pétersbourg, à Varsovie… Et dans aucune de cesvilles, ils ne s’arrêtaient. Ils sautaient dans un fiacre,faisaient charger leurs deux valises, galopaient à travers lesrues, filaient vers une station voisine ou vers l’embarcadère, etreprenaient le train ou le paquebot.

– Bref, suivis, ils cherchaient à dépister, conclut ArsèneLupin.

– Un soir, ils quittèrent la ville de Trêves, vêtus de blouseset de casquettes d’ouvriers, un bâton sur le dos, un paquet au boutdu bâton. Ils firent à pied les trente-cinq kilomètres qui lesséparaient de Veldenz où se trouve le vieux château de Deux-Ponts,ou plutôt les ruines du vieux château.

– Pas de description.

– Tout le jour, ils restèrent cachés dans une forêt avoisinante.La nuit d’après, ils s’approchèrent des anciens remparts. Là,Hermann ordonna à son domestique de l’attendre, et il escalada lemur à l’endroit d’une brèche nommée la Brèche-au-Loup. Une heureplus tard il revenait. La semaine suivante, après de nouvellespérégrinations, il retournait chez lui, à Dresde. L’expéditionétait finie.

– Et le but de cette expédition ?

– Le grand-duc n’en souffla pas un mot à son domestique. Maiscelui-ci, par certains détails, par la coïncidence des faits qui seproduisirent, put reconstituer la vérité, du moins en partie.

– Vite, Steinweg, le temps presse maintenant, et je suis avidede savoir.

– Quinze jours après l’expédition, le comte de Waldemar,officier de la garde de l’Empereur et l’un de ses amis personnels,se présentait chez le grand-duc accompagné de six hommes. Il restalà toute la journée, enfermé dans le bureau du grand-duc. Àplusieurs reprises, on entendit le bruit d’altercations, deviolentes disputes. Cette phrase, même, fut perçue par ledomestique, qui passait dans le jardin, sous les fenêtres :

« Ces papiers vous ont été remis, Sa Majesté en est sûre. Sivous ne voulez pas me les remettre de votre plein gré… » Le restede la phrase, le sens de la menace et de toute la scène d’ailleurs,se devinent aisément par la suite : la maison d’Hermann fut visitéede fond en comble.

– Mais c’était illégal.

– C’eût été illégal si le grand-duc s’y fût opposé, mais ilaccompagna lui-même le comte dans sa perquisition.

– Et que cherchait-on ? Les mémoires duChancelier ?

– Mieux que cela. On cherchait une liasse de papiers secretsdont on connaissait l’existence par des indiscrétions commises, etdont on savait, de façon certaine, qu’ils avaient été confiés augrand-duc Hermann.

Lupin était appuyé des deux coudes contre le grillage, et sesdoigts se crispaient aux mailles de fer. Il murmura, la voix émue:

– Des papiers secrets et très importants sans doute ?

– De la plus haute importance. La publication de ces papiersaurait des résultats que l’on ne peut prévoir, non seulement aupoint de vue de la politique intérieure, mais au point de vue desrelations étrangères.

– Oh ! répétait Lupin, tout palpitant oh ! est-cepossible ! Quelle preuve as-tu ?

– Quelle preuve ? Le témoignage même de la femme dugrand-duc, les confidences qu’elle fit au domestique après la mortde son mari.

– En effet… en effet, balbutia Lupin C’est le témoignage même dugrand-duc que nous avons.

– Mieux encore ! s’écria Steinweg.

– Quoi ?

– Un document ! un document écrit de sa main, signé de sasignature et qui contient…

– Qui contient ?

– La liste des papiers secrets qui lui furent confiés.

– En deux mots ?

– En deux mots, c’est impossible. Le document est long,entremêlé d’annotations, de remarques quelquefoisincompré-hensibles. Que je vous cite seulement deux titres quicorrespondent à deux liasses de papiers secrets ; « Lettresoriginales du Kronprinz à Bismarck. » Les dates montrent que ceslettres furent écrites pendant les trois mois de règne de FrédéricIII. Pour imaginer ce que peuvent contenir ces lettres,rappelez-vous la maladie de Frédéric III, ses démêlés avec sonfils…

– Oui… oui… je sais… et l’autre titre ?

– « Photographies des lettres de Frédéric III et del’impératrice Victoria à la reine Victoria d’Angleterre »

– Il y a cela ? il y a cela ? fit Lupin, la gorgeétranglée.

– Ecoutez les annotations du grand-duc : « Texte du traité avecl’Angleterre et la France. » Et ces mots un peu obscurs : «Alsace-Lorraine… Colonies… Limitation navale »

– Il y a cela, bredouilla Lupin… Et c’est obscur, dis-tu ?Des mots éblouissants, au contraire ! Ah ! est-cepossible !

Du bruit à la porte. On frappa.

– On n’entre pas, dit-il, je suis occupé…

On frappa à l’autre porte, du côté de Steinweg. Lupin cria :

– Un peu de patience, j’aurai fini dans cinq minutes. Il dit auvieillard d’un ton impérieux :

– Sois tranquille, et continue Alors, selon toi, l’expédition dugrand-duc et de son domestique au château de Veldenz n’avaitd’autre but que de cacher ces papiers ?

– Le doute n’est pas admissible.

– Soit. Mais le grand-duc a pu les retirer, depuis.

– Non, il n’a pas quitté Dresde jusqu’à sa mort.

– Mais les ennemis du grand-duc, ceux qui avaient tout intérêt àles reprendre et à les anéantir, ceux-là ont pu les chercher là oùils étaient, ces papiers ?

– Leur enquête les a menés en effet jusque-là.

– Comment le sais-tu ?

– Vous comprenez bien que je ne suis pas resté inactif, et quemon premier soin, quand ces révélations m’eurent été faites, futd’aller à Veldenz et de me renseigner moi-même dans les villagesvoisins. Or j’appris que, deux fois déjà, le château avait étéenvahi par une douzaine d’hommes venus de Berlin et accréditésauprès des régents.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ils n’ont rien trouvé, car, depuis cetteépoque, la visite du château n’est pas permise.

– Mais qui empêche d’y pénétrer ?

– Une garnison de cinquante soldats qui veillent jour etnuit.

– Des soldats du grand-duché ?

– Non, des soldats détachés de la garde personnelle del’Empereur. Des voix s’élevèrent dans le couloir, et de nouveaul’on frappa, en interpellant le gardien-chef.

– Il dort, monsieur le Directeur, dit Lupin, qui reconnut lavoix de M. Borély.

– Ouvrez ! je vous ordonne d’ouvrir.

– Impossible, la serrure est mêlée. Si j’ai un conseil à vousdonner, c’est de pratiquer une incision tout autour de laditeserrure.

– Ouvrez !

– Et le sort de l’Europe que nous sommes en train de discuter,qu’est-ce que vous en faites ?

Il se tourna vers le vieillard :

– De sorte que tu n’as pas pu entrer dans le château ?

– Non.

– Mais tu es persuadé que les fameux papiers y sont cachés.

– Voyons ! ne vous ai-je pas donné toutes lespreuves ? N’êtes-vous pas convaincu ?

– Si, si, murmura Lupin, c’est là qu’ils sont cachés… il n’y apas de doute, c’est là qu’ils sont cachés.

Il semblait voir le château. Il semblait évoquer la cachettemystérieuse. Et la vision d’un trésor inépuisable, l’évocation decoffres emplis de pierres précieuses et de richesses, ne l’auraitpas ému plus que l’idée de ces chiffons de papier sur lesquelsveillait la garde du Kaiser. Quelle merveilleuse conquête àentreprendre ! Et combien digne de lui ! et comme ilavait, une fois de plus, fait preuve de clairvoyance et d’intuitionen se lançant au hasard sur cette piste inconnue !

Dehors, on « travaillait » la serrure.

Il demanda au vieux Steinweg :

– De quoi le grand-duc est-il mort ?

– D’une pleurésie, en quelques jours. C’est à peine s’il putreprendre connaissance, et ce qu’il y avait d’horrible, c’est quel’on voyait, paraît-il, les efforts inouïs qu’il faisait, entredeux accès de délire, pour rassembler ses idées et prononcer desparoles. De temps en temps il appelait sa femme, la regardait d’unair désespéré et agitait vainement ses lèvres.

– Bref, il parla ? dit brusquement Lupin, que le « travail» fait autour de la serrure commençait à inquiéter.

– Non, il ne parla pas. Mais dans une minute plus lucide, àforce d’énergie, il réussit à tracer des signes sur une feuille depapier que sa femme lui présenta.

– Eh bien ! ces signes ?

– Indéchiffrables, pour la plupart…

– Pour la plupart mais les autres ? dit Lupin avidement…Les autres ?

– Il y a d’abord trois chiffres parfaitement distincts : un 8,un 1 et un 3

– 813 oui, je sais… après ?

– Après, des lettres plusieurs lettres parmi lesquelles il n’estpossible de reconstituer en toute certitude qu’un groupe de troiset, immédiatement après, un groupe de deux lettres.

– « Apoon », n’est-ce pas ?

– Ah ! vous savez…

La serrure s’ébranlait, presque toutes les vis ayant étéretirées. Lupin demanda, anxieux soudain à l’idée d’être interrompu:

– De sorte que ce mot incomplet « Apoon » et ce chiffre 813 sontles formules que le grand-duc léguait à sa femme et à son fils pourleur permettre de retrouver les papiers secrets ?

– Oui.

Lupin se cramponna des deux mains à la serrure pour l’empêcherde tomber.

– Monsieur le Directeur, vous allez réveiller le gardien-chef.Ce n’est pas gentil, une minute encore, voulez-vous ?Steinweg, qu’est devenue la femme du grand-duc ?

– Elle est morte, peu après son mari, de chagrin, pourrait-ondire.

– Et l’enfant fut recueilli par la famille ?

– Quelle famille ? Le grand-duc n’avait ni frères, nisœurs. En outre il n’était marié que morganatiquement et en secret.Non, l’enfant fut emmené par le vieux serviteur d’Hermann, quil’éleva sous le nom de Pierre Leduc. C’était un assez mauvaisgarçon, indépendant, fantasque, difficile à vivre. Un jour ilpartit. On ne l’a pas revu.

– Il connaissait le secret de sa naissance ?

– Oui, et on lui montra la feuille de papier sur laquelleHermann avait écrit des lettres et des chiffres, 813, etc.

– Et cette révélation, par la suite, ne fut faite qu’àtoi ?

– Oui.

– Et toi, tu ne t’es confié qu’à M. Kesselbach ?

– À lui seul. Mais, par prudence, tout en lui montrant lafeuille des signes et des lettres, ainsi que la liste dont je vousai parlé, j’ai gardé ces deux documents. L’événement a prouvé quej’avais raison.

– Et ces documents, tu les as ?

– Oui.

– Ils sont en sûreté ?

– Absolument.

– À Paris ?

– Non.

– Tant mieux. N’oublie pas que ta vie est en danger, et qu’on tepoursuit.

– Je le sais. Au moindre faux pas, je suis perdu.

– Justement. Donc, prends tes précautions, dépiste l’ennemi, vaprendre tes papiers, et attends mes instructions. L’affaire estdans le sac. D’ici un mois au plus tard, nous irons visiterensemble le château de Veldenz.

– Si je suis en prison ?

– Je t’en ferai sortir.

– Est-ce possible ?

– Le lendemain même du jour où j’en sortirai. Non, je me trompe,le soir même… une heure après.

– Vous avez donc un moyen ?

– Depuis dix minutes, oui, et infaillible. Tu n’as rien à medire ?

– Non.

– Alors, j’ouvre.

Il tira la porte, et, s’inclinant devant M. Borély :

– Monsieur le Directeur, je ne sais comment m’excuser…

Il n’acheva pas. L’irruption du directeur et de trois hommes nelui en laissa pas le temps. M. Borély était pâle de rage etd’indignation. La vue des deux gardiens étendus le bouleversa.

– Morts ! s’écria-t-il.

– Mais non, mais non, ricana Lupin. Tenez, celui-là bouge. Parledonc, animal.

– Mais l’autre ? reprit M. Borély en se précipitant sur legardien-chef.

– Endormi seulement, monsieur le Directeur. Il était trèsfatigué, alors je lui ai accordé quelques instants de repos.J’intercède en sa faveur. Je serais désolé que ce pauvre homme…

– Assez de blagues, dit M. Borély violemment.

Et s’adressant aux gardiens :

– Qu’on le reconduise dans sa cellule en attendant. Quant à cevisiteur…

Lupin n’en sut pas davantage sur les intentions de M. Borély parrapport au vieux Steinweg. Mais c’était pour lui une questionabsolument insignifiante. Il emportait dans sa solitude desproblèmes d’un intérêt autrement considérable que le sort duvieillard. Il possédait le secret de M. Kesselbach.

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