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2.

La prison de la Santé est bâtie d’après le système durayonnement. Au centre de la partie principale, il y a unrond-point d’où convergent tous les couloirs, de telle façon qu’undétenu ne peut sortir de sa cellule sans être aperçu aussitôt parles surveillants postés dans la cabine vitrée qui occupe le milieude ce rond-point.

Ce qui étonne le visiteur qui parcourt la prison, c’est derencontrer à chaque instant des détenus sans escorte, et quisemblent circuler comme s’ils étaient libres. En réalité, pouraller d’un point à un autre, de leur cellule, par exemple, à lavoiture pénitentiaire qui les attend dans la cour pour les mener auPalais de Justice, c’est-à-dire à l’instruction, ils franchissentdes lignes droites dont chacune est terminée par une porte que leurouvre un gardien, lequel gardien est chargé uniquement d’ouvrircette porte et de surveiller les deux lignes droites qu’ellecommande.

Et ainsi les prisonniers, libres en apparence, sont envoyés deporte en porte, de regard en regard, comme des colis qu’on se passede main en main.

Dehors, les gardes municipaux reçoivent l’objet, et l’insèrentdans un des rayons du « panier à salade ».

Tel est l’usage.

Avec Lupin il n’en fut tenu aucun compte.

On se méfia de cette promenade à travers les couloirs. On seméfia de la voiture cellulaire. On se méfia de tout.

M. Weber vint en personne, accompagné de douze agents – sesmeilleurs, des hommes de choix, armés jusqu’aux dents – cueillit leredoutable prisonnier au seuil de sa chambre, et le conduisit dansun fiacre dont le cocher était un de ses hommes. À droite et àgauche, devant et derrière, trottaient des municipaux.

– Bravo ! s’écria Lupin, on a pour moi des égards qui metouchent. Une garde d’honneur. Peste, Weber, tu as le sens de lahiérarchie, toi ! Tu n’oublies pas ce que tu dois à ton chefimmédiat.

Et, lui frappant l’épaule :

– Weber, j’ai l’intention de donner ma démission. Je tedésignerai comme mon successeur.

– C’est presque fait, dit Weber.

– Quelle bonne nouvelle ! J’avais des inquiétudes sur monévasion. Je suis tranquille maintenant. Dès l’instant où Weber serachef des services de la Sûreté…

M. Weber ne releva pas l’attaque. Au fond il éprouvait unsentiment bizarre et complexe, en face de son adversaire, sentimentfait de la crainte que lui inspirait Lupin, de la déférence qu’ilavait pour le prince Sernine et de l’admiration respectueuse qu’ilavait toujours témoignée à M. Lenormand. Tout cela mêlé de rancune,d’envie et de haine satisfaite.

On arrivait au Palais de Justice. Au bas de la « Souricière »,des agents de la Sûreté attendaient, parmi lesquels M. Weber seréjouit de voir ses deux meilleurs lieutenants, les frèresDoudeville.

– M. Formerie est là ? leur dit-il.

– Oui, chef, M. le Juge d’instruction est dans son cabinet. M.Weber monta l’escalier, suivi de Lupin que les Doudeviileencadraient.

– Geneviève ? murmura le prisonnier.

– Sauvée…

– Où est-elle ?

– Chez sa grand-mère.

– Mme Kesselbach ?

– À Paris, hôtel Bristol.

– Suzanne ?

– Disparue.

– Steinweg ?

– Nous ne savons rien.

– La villa Dupont est gardée ?

– Oui.

– La presse de ce matin est bonne ?

– Excellente.

– Bien. Pour m’écrire, voilà mes instructions. Ils parvenaientau couloir intérieur du premier étage. Lupin glissa dans la maind’un des frères une petite boulette de papier.

M. Formerie eut une phrase délicieuse, lorsque Lupin entra dansson cabinet en compagnie du sous-chef.

– Ah ! vous voilà ! Je ne doutais pas que, un jour oul’autre, nous ne mettrions la main sur vous.

– Je n’en doutais pas non plus, monsieur le juge d’instruction,dit Lupin, et je me réjouis que ce soit vous que le destin aitdésigné pour rendre justice à l’honnête homme que je suis.

« Il se fiche de moi », pensa M. Formerie.

Et, sur le même ton ironique et sérieux, il riposta :

– L’honnête homme que vous êtes, monsieur, doit s’expliquer pourl’instant sur trois cent quarante-quatre affaires de vol,cambriolage, escroquerie, faux, chantage, recel, etc. Trois centquarante-quatre !

– Comment ! Pas plus ? s’écria Lupin. Je suis vraimenthonteux.

– L’honnête homme que vous êtes doit s’expliquer aujourd’hui surl’assassinat du sieur Altenheim.

– Tiens, c’est nouveau, cela. L’idée est de vous, monsieur lejuge d’instruction ?

– Précisément.

– Très fort ! En vérité, vous faites des progrès, monsieurFormerie.

– La position dans laquelle on vous a surpris ne laisse aucundoute.

– Aucun, seulement, je me permettrai de vous demander ceci : dequelle blessure est mort Altenheim ?

– D’une blessure à la gorge faite par un couteau.

– Et où est ce couteau ?

– On ne l’a pas retrouvé.

– Comment ne l’aurait-on pas retrouvé, si c’était moil’assassin, puisque j’ai été surpris à côté même de l’homme quej’aurais tué ?

– Et selon vous, l’assassin ?

– N’est autre que celui qui a égorgé M. Kesselbach, Chapman,etc. La nature de la plaie est une preuve suffisante.

– Par où se serait-il échappé ?

– Par une trappe que vous découvrirez dans la salle même où ledrame a eu lieu. M. Formerie eut un air fin.

– Et comment se fait-il que vous n’ayez pas suivi cet exemplesalutaire ?

– J’ai tenté de le suivre. Mais l’issue était barrée par uneporte que je n’ai pu ouvrir. C’est pendant cette tentative quel’autre est revenu dans la salle, et qu’il a tué son complice parpeur des révélations que celui-ci n’aurait pas manqué de faire. Enmême temps il dissimulait au fond du placard, où on l’a trouvé, lepaquet de vêtements que j’avais préparé.

– Pourquoi ces vêtements ?

– Pour me déguiser. En venant aux Glycines, mon dessein étaitcelui-ci : livrer Altenheim à la justice, me supprimer comme princeSernine, et réapparaître sous les traits…

– De M. Lenormand, peut-être ?

– Justement.

– Non.

– Quoi ?

M. Formerie souriait d’un air narquois et remuait son index dedroite à gauche, et de gauche à droite.

– Non, répéta-t-il.

– Quoi, non ?

– L’histoire de M. Lenormand… C’est bon pour le public, ça, monami. Mais vous ne ferez pas gober à M. Formerie que Lupin etLenormand ne faisaient qu’un.

Il éclata de rire.

– Lupin, chef de la Sûreté ! non ! tout ce que vousvoudrez, mais pas ça ! il y a des bornes… Je suis un bongarçon mais tout de même… Voyons, entre nous, pour quelle raisoncette nouvelle bourde ? J’avoue que je ne vois pas bien…

Lupin le regarda avec ahurissement. Malgré tout ce qu’il savaitde M. Formerie, il n’imaginait pas un tel degré d’infatuation etd’aveuglement. La double personnalité du prince Sernine n’avaitpas, à l’heure actuelle, un seul incrédule. M. Formerie seul…

Lupin se retourna vers le sous-chef qui écoutait, bouchebéante.

– Mon chef Weber, votre avancement me semble tout à faitcompromis. Car enfin, si M. Lenormand n’est pas moi, c’est qu’ilexiste, et s’il existe, je ne doute pas que M. Formerie, avec toutson flair, ne finisse par le découvrir auquel cas…

– On le découvrira, monsieur Lupin, s’écria le juged’instruction… Je m’en charge et j’avoue que la confrontation entrevous et lui ne sera pas banale.

Il s’esclaffait, jouait du tambour sur la table.

– Que c’est amusant ! Ah ! on ne s’ennuie pas avecvous. Ainsi, vous seriez M. Lenormand, et c’est vous qui auriezfait arrêter votre complice Marco !

– Parfaitement ! Ne fallait-il pas faire plaisir auprésident du Conseil et sauver le Cabinet ? Le fait esthistorique. M. Formerie se tenait les côtes.

– Ah ! ça, c’est à mourir ! Dieu, que c’estdrôle ! La réponse fera le tour du monde. Et alors, selonvotre système, c’est avec vous que j’aurais fait l’enquête du débutau Palace, après l’assassinat de M. Kesselbach ?

– C’est bien avec moi que vous avez suivi l’affaire du diadèmequand j’étais duc de Charmerace, riposta Lupin d’une voixsarcastique.

M. Formerie tressauta, toute sa gaieté abolie par ce souvenirodieux. Subitement grave, il prononça :

– Donc, vous persistez dans ce système absurde ?

– J’y suis obligé parce que c’est la vérité. Il vous serafacile, en prenant le paquebot pour la Cochinchine, de trouver àSaigon les preuves de la mort du véritable M. Lenormand, du bravehomme auquel je me suis substitué, et dont je vous ferai tenirl’acte de décès.

– Des blagues !

– Ma foi, monsieur le Juge d’instruction, je vous confesseraique cela m’est tout à fait égal. S’il vous déplaît que je sois M.Lenormand, n’en parlons plus. S’il vous plaît que j’aie tuéAltenheim, à votre guise. Vous vous amuserez à fournir des preuves.Je vous le répète, tout cela n’a aucune importance pour moi. Jeconsidère toutes vos questions et toutes mes réponses comme nulleset non avenues. Votre instruction ne compte pas, pour cette bonneraison que je serai au diable vauvert quand elle sera achevée.Seulement…

Sans vergogne, il prit une chaise et s’assit en face de M.Formerie de l’autre côté du bureau. Et d’un ton sec :

– Il y a un seulement, et le voici : vous apprendrez, monsieur,que, malgré les apparences et malgré vos intentions, je n’ai pas,moi, l’intention de perdre mon temps. Vous avez vos affaires, j’ailes miennes. Vous êtes payé pour faire les vôtres. Je fais lesmiennes et je me paye. Or, l’affaire que je poursuis actuellementest de celles qui ne souffrent pas un minute de distraction, pasune seconde d’arrêt dans la préparation et dans l’exécution desactes qui doivent la réaliser. Donc, je la poursuis, et comme vousme mettez dans l’obligation passagère de me tourner les poucesentre les quatre murs d’une cellule, c’est vous deux, messieurs,que je charge de mes intérêts. C’est compris ? Il étaitdebout, l’attitude insolente et le visage dédaigneux, et telleétait la puissance de domination de cet homme que ses deuxinterlocuteurs n’avaient pas osé l’interrompre.

M. Formerie prit le parti de rire, en observateur qui sedivertit.

– C’est drôle ! C’est cocasse !

– Cocasse ou non, monsieur, c’est ainsi qu’il en sera. Monprocès, le fait de savoir si j’ai tué ou non, la recherche de mesantécédents, de mes délits ou forfaits passés, autant de faribolesauxquelles je vous permets de vous distraire, pourvu, toutefois,que vous ne perdiez pas de vue un instant le but de votremission.

– Qui est ? demanda M. Formerie, toujours goguenard.

– Qui est de vous substituer à moi dans mes investigationsrelatives au projet de M. Kesselbach et notamment de découvrir lesieur Steinweg, sujet allemand, enlevé et séquestré par feu lebaron Altenheim.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?

– Cette histoire-là est de celles que je gardais pour moi quandj’étais ou plutôt quand je croyais être M. Lenormand. Une parties’en déroula dans mon cabinet, près d’ici, et Weber ne doit pasl’ignorer entièrement. En deux mots, le vieux Steinweg connaît lavérité sur ce mystérieux projet que M. Kesselbach poursuivait, etAltenheim, qui était également sur la piste, a escamoté le sieurSteinweg.

– On n’escamote pas les gens de la sorte. Il est quelque part,ce Steinweg.

– Sûrement.

– Vous savez où ?

– Oui.

– Je serais curieux…

– Il est au numéro 29 de la villa Dupont.

M. Weber haussa les épaules.

– Chez Altenheim, alors ? dans l’hôtel qu’ilhabitait ?

– Oui.

– Voilà bien le crédit qu’on peut attacher à toutes cesbêtises ! Dans la poche du baron, j’ai trouvé son adresse. Uneheure après, l’hôtel était occupé par mes hommes !

Lupin poussa un soupir de soulagement.

– Ah ! la bonne nouvelle ! Moi qui redoutaisl’intervention du complice, de celui que je n’ai pu atteindre, etun second enlèvement de Steinweg. Les domestiques ?

– Partis !

– Oui, un coup de téléphone de l’autre les aura prévenus. MaisSteinweg est là.

M. Weber s’impatienta :

– Mais il n’y a personne, puisque je vous répète que mes hommesn’ont pas quitté l’hôtel.

– Monsieur le sous-chef de la Sûreté, je vous donne le mandat deperquisitionner vous-même dans l’hôtel de la villa Dupont… Vous merendrez compte demain du résultat de votre perquisition.

M. Weber haussa de nouveau les épaules, et sans releverl’impertinence :

– J’ai des choses plus urgentes…

– Monsieur le sous-chef de la Sûreté, il n’y a rien de plusurgent. Si vous tardez, tous mes plans sont à l’eau. Le vieuxSteinweg ne parlera jamais.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il sera mort de faim si d’ici un jour, deux jours auplus, vous ne lui apportez pas de quoi manger.

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