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4.

Lupin entra dans la chambre d’Octave, son chauffeur, le réveillaet lui ordonna :

– Prends l’auto. Tu seras à Paris à six heures du matin. TuVerras Jacques Doudeville, et tu lui diras : 1° de me donner desnouvelles du condamné à mort ; 2° de m’envoyer, dèsl’ouverture des bureaux de poste, une dépêche ainsi conçue…

Il libella la dépêche sur un bout de papier, et ajouta :

– Ta commission aussitôt faite, tu reviendras, mais par ici, enlongeant les murs du parc. Va, il ne faut pas qu’on se doute de tonabsence.

Lupin gagna sa chambre, fit jouer le ressort de sa lanterne, etcommença une inspection minutieuse.

– C’est bien cela, dit-il au bout d’un instant, on est venucette nuit pendant que je faisais le guet sous la fenêtre. Et, sil’on est venu, je me doute de l’intention… Décidément, je ne metrompais pas, ça brûle… Cette fois, je puis être sûr de mon petitcoup de poignard.

Par prudence, il prit une couverture, choisit un endroit du parcbien isolé, et s’endormit à la belle étoile.

Vers onze heures du matin, Octave se présentait à lui.

– C’est fait, patron. Le télégramme est envoyé.

– Bien. Et Louis de Malreich, il est toujours enprison ?

– Toujours. Doudeville a passé devant sa cellule hier soir à laSanté. Le gardien en sortait. Ils ont causé. Malreich est toujoursle même, paraît-il, muet comme une carpe. Il attend.

– Il attend quoi ?

– L’heure fatale, parbleu ! À la Préfecture, on dit quel’exécution aura lieu après-demain.

– Tant mieux, tant mieux, dit Lupin. Ce qu’il y a de plus clair,c’est qu’il ne s’est pas évadé.

Il renonçait à comprendre et même à chercher le mot de l’énigme,tellement il sentait que la vérité entière allait lui être révélée.Il n’avait plus qu’à préparer son plan, afin que l’ennemi tombâtdans le piège.

« Ou que j’y tombe moi-même », pensa-t-il en riant.

Il était très gai, très libre d’esprit, et jamais bataille nes’annonça pour lui avec des chances meilleures.

Du château, un domestique lui apporta la dépêche qu’il avait dità Doudeville de lui envoyer et que le facteur venait de déposer. Ill’ouvrit et la mit dans sa poche.

Un peu avant midi, il rencontra Pierre Leduc dans une allée, et,sans préambule :

– Je te cherchais, il y a des choses graves… Il faut que tu merépondes franchement. Depuis que tu es dans ce château, as-tujamais aperçu un autre homme que les domestiques allemands que j’yai placés ?

– Non.

– Réfléchis bien. Il ne s’agit pas d’un visiteur quelconque. Jeparle d’un homme qui se cacherait, dont tu aurais constaté laprésence, moins que cela, dont tu aurais soupçonné la présence, surun indice, sur une impression ?

– Non… Est-ce que vous auriez ?

– Oui. Quelqu’un se cache ici, quelqu’un rôde par là… Où ?Et qui ? Et dans quel but ? Je ne sais pas mais jesaurai. J’ai déjà des présomptions. De ton côté, ouvre l’œil veilleet surtout, pas un mot à Mme Kesselbach… Inutile del’inquiéter…

Il s’en alla.

Pierre Leduc, interdit, bouleversé, reprit le chemin duchâteau.

En route, sur la pelouse, il vit un papier bleu. Il le ramassa.C’était une dépêche, non point chiffonnée comme un papier que l’onjette, mais pliée avec soin – visiblement perdue.

Elle était adressée à M. Meauny, nom que portait Lupin àBruggen. Et elle contenait ces mots :

« Connaissons toute la vérité. Révélations impossibles parlettre. Prendrai train ce soir. Rendez-vous demain matin huitheures gare Bruggen. »

« Parfait ! se dit Lupin, qui, d’un taillis proche,surveillait le manège de Pierre Leduc parfait ! D’ici deuxminutes, ce jeune idiot aura montré le télégramme à Dolorès, et luiaura fait part de toutes mes appréhensions. Ils en parleront toutela journée, et l’autre entendra, l’autre saura, puisqu’il saittout, puisqu’il vit dans l’ombre même de Dolorès, et que Dolorèsest entre ses mains comme une proie fascinée… Et ce soir il agira,par peur du secret qu’on doit me révéler »

Il s’éloigna en chantonnant.

– Ce soir, ce soir on dansera… Ce soir… Quelle valse, mesamis ! La valse du sang, sur l’air du petit poignard nickelé…Enfin ! nous allons rire. »

À la porte du pavillon, il appela Octave, monta dans sa chambre,se jeta sur son lit et dit au chauffeur :

– Prends ce siège, Octave, et ne dors pas. Ton maître va sereposer. Veille sur lui, serviteur fidèle.

Il dormit d’un bon sommeil.

– Comme Napoléon au matin d’Austerlitz, dit-il ens’éveillant.

C’était l’heure du dîner. Il mangea copieusement, puis, tout enfumant une cigarette, il visita ses armes, changea les balles deses deux revolvers.

– « La poudre sèche et l’épée aiguisée », comme dit mon copainle Kaiser… Octave !

Octave accourut.

– Va dîner au château avec les domestiques. Annonce que tu vascette nuit à Paris, en auto.

– Avec vous, patron ?

– Non, seul. Et sitôt le repas fini, tu partiras en effetostensiblement.

– Mais je n’irai pas à Paris ?

– Non, tu attendras hors du parc, sur la route, à un kilomètrede distance jusqu’à ce que je vienne. Ce sera long.

Il fuma une autre cigarette, se promena, passa devant lechâteau, aperçut de la lumière dans les appartements de Dolorès,puis revint au chalet.

Là, il prit un livre. C’était la Vie des hommesillustres.

– Il en manque une et la plus illustre, dit-il. Mais l’avenirest là, qui remettra les choses en leur place. Et j’aurai monPlutarque un jour ou l’autre.

Il lut la Vie de César, et nota quelques réflexions enmarge.

À onze heures et demie, il montait.

Par la fenêtre ouverte, il se pencha vers la vaste nuit, claireet sonore, toute frémissante de bruits indistincts. Des souvenirslui vinrent aux lèvres, souvenirs de phrases d’amour qu’il avaitlues ou prononcées, et il dit plusieurs fois le nom de Dolorès,avec une ferveur d’adolescent qui ose à peine confier au silence lenom de sa bien-aimée.

– Allons, dit-il, préparons-nous.

Il laissa la fenêtre entrebâillée, écarta un guéridon quibarrait le passage, et engagea ses armes sous son oreiller. Puis,paisiblement, sans la moindre émotion, il se mit au lit, touthabillé, et souffla sa bougie.

Et la peur commença.

Ce fut immédiat. Dès que l’ombre l’eût enveloppé, la peurcommença !

– Nom de D… ! s’écria-t-il.

Il sauta du lit, prit ses armes et les jeta dans le couloir.

– Mes mains, mes mains seules ! Rien ne vaut l’étreinte demes mains !

Il se coucha. L’ombre et le silence, de nouveau. Et de nouveau,la peur, la peur sournoise, lancinante, envahissante…

À l’horloge du village, douze coups…

Lupin songeait à l’être immonde qui, là-bas, à cent mètres, àcinquante mètres de lui, se préparait, essayait la pointe aiguë deson poignard…

– Qu’il vienne ! Qu’il vienne ! murmura-t-il, toutfrissonnant, et les fantômes se dissiperont…

Une heure, au village.

Et des minutes, des minutes interminables, minutes de fièvre etd’angoisse… Des gouttes perlaient à la racine de ses cheveux etcoulaient sur son front, et il lui semblait que c’était une sueurde sang qui le baignait tout entier…

Deux heures…

Et voilà que, quelque part, tout près, un bruit imperceptiblefrissonna, un bruit de feuilles remuées qui n’était point le bruitdes feuilles que remue le souffle de la nuit…

Comme Lupin l’avait prévu, ce fut en lui, instantanément, lecalme immense. Toute sa nature de grand aventurier tressaillit dejoie. C’était la lutte, enfin !

Un autre bruit grinça, plus net, sous la fenêtre, mais si faibleencore qu’il fallait l’oreille exercée de Lupin pour lepercevoir.

Des minutes, des minutes effrayantes… L’ombre étaitimpénétrable. Aucune clarté d’étoile ou de lune ne l’allégeait.

Et, tout à coup, sans qu’il eût rien entendu, il sut que l’hommeétait dans la chambre.

Et l’homme marchait vers le lit. Il marchait comme un fantômemarche, sans déplacer l’air de la chambre et sans ébranler lesobjets qu’il touchait.

Mais, de tout son instinct, de toute sa puissance nerveuse.Lupin voyait les gestes de l’ennemi et devinait la succession mêmede ses idées.

Lui, il ne bougeait pas, arc-bouté contre le mur, et presque àgenoux, tout prêt à bondir.

Il sentit que l’ombre effleurait, palpait les draps du lit, pourse rendre compte de l’endroit où il allait frapper. Lupin entenditsa respiration. Il crut même entendre les battements de son cœur.Et il constata avec orgueil que son cœur à lui ne battait pas plusfort tandis que le cœur de l’autre… Oh ! oui, comme ill’entendait, ce cœur désordonné, fou, qui se heurtait, comme lebattant d’une cloche, aux parois de la poitrine.

La main de l’autre se leva…

Une seconde, deux secondes…

Est-ce qu’il hésitait ? Allait-il encore épargner sonadversaire ?

Et Lupin prononça dans le grand silence :

– Mais frappe donc ! frappe !

Un cri de rage… Le bras s’abattit comme un ressort.

Puis un gémissement.

Ce bras. Lupin l’avait saisi au vol, à la hauteur du poignet…Et, se ruant hors du lit, formidable, irrésistible, il agrippaitl’homme à la gorge et le renversait.

Ce fut tout. Il n’y eut pas de lutte. Il ne pouvait même pas yavoir de lutte. L’homme était à terre, cloué, rivé par deux rivetsd’acier, les mains de Lupin. Et il n’y avait pas d’homme au monde,si fort qu’il fût, qui pût se dégager de cette étreinte.

Et pas un mot ! Lupin ne prononça aucune de ces paroles oùs’amusait d’ordinaire sa verve gouailleuse. Il n’avait pas envie deparler. L’instant était trop solennel.

Nulle joie vaine ne l’émouvait, nulle exaltation victorieuse. Aufond il n’avait qu’une hâte, savoir qui était là… Louis deMalreich, le condamné à mort ? Un autre ? Qui ?

Au risque d’étrangler l’homme, il lui serra la gorge un peuplus, et un peu plus, et un peu plus encore.

Et il sentit que toute la force de l’ennemi, que tout ce qui luirestait de force l’abandonnait. Les muscles du bras se détendirent,devinrent inertes. La main s’ouvrit et lâcha le poignard.

Alors, libre de ses gestes, la vie de l’adversaire suspendue àl’effroyable étau de ses doigts, il prit sa lanterne de poche, posasans l’appuyer son index sur le ressort, et rapprocha de la figurede l’homme.

Il n’avait plus qu’à pousser le ressort, qu’à vouloir, et ilsaurait.

Une seconde, il savoura sa puissance. Un flot d’émotion lesouleva. La vision de son triomphe l’éblouit. Une fois de plus, etsuperbement, héroïquement, il était le Maître.

D’un coup sec il fit la clarté. Le visage du monstreapparut.

Lupin poussa un hurlement d’épouvante.

Dolorès Kesselbach !

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