813

3.

Geneviève entra, vive et charmante.

– Toutes mes petites sont au dortoir, j’ai dix minutes de répitEh bien, grand-mère, qu’est-ce que c’est ? Tu as une figuretoute drôle… Est-ce encore cette histoire ?

– Non, mademoiselle, dit Sernine, je crois avoir été assezheureux pour rassurer votre grand-mère. Seulement, nous causions devous, de votre enfance, et c’est un sujet, semble-t-il, que votregrand-mère n’aborde pas sans émotion.

– De mon enfance ? dit Geneviève en rougissant… Oh !grand-mère !

– Ne la grondez pas, mademoiselle, c’est le hasard qui a amenéla conversation sur ce terrain. Il se trouve que j’ai passé souventpar le petit village où vous avez été élevée.

– Aspremont ?

– Aspremont, près de Nice… Vous habitiez là une maison neuve,toute blanche…

– Oui, dit-elle, toute blanche, avec un peu de peinture bleueautour des fenêtres… J’étais bien jeune, puisque j’ai quittéAspremont à sept ans ; mais je me rappelle les moindres chosesde ce temps-là. Et je n’ai pas oublié l’éclat du soleil sur lafaçade blanche, ni l’ombre de l’eucalyptus au bout du jardin…

– Au bout du jardin, mademoiselle, il y avait un champd’oliviers, et, sous un de ces oliviers, une table où votre mèretravaillait les jours de chaleur

– C’est vrai, c’est vrai, dit-elle, toute remuée… moi, je jouaisà côté…

– Et c’est là, dit-il, que j’ai vu votre mère plusieurs fois…Tout de suite, en vous voyant, j’ai retrouvé son image plus gaie,plus heureuse.

– Ma pauvre mère, en effet, n’était pas heureuse. Mon père étaitmort le jour même de ma naissance, et rien n’avait pu la consoler.Elle pleurait beaucoup. J’ai gardé de cette époque un petitmouchoir avec lequel j’essuyais ses larmes.

– Un petit mouchoir à dessins rosés.

– Quoi ! fit-elle, saisie d’étonnement, vous savez…

– J’étais là, un jour, quand vous la consoliez Et vous laconsoliez si gentiment que la scène est restée précise dans mamémoire. Elle le regarda profondément, et murmura, presque enelle-même :

– Oui, oui… il me semble bien… l’expression de vos yeux et puisle son de votre voix…

Elle baissa les paupières un instant, et se recueillit comme sielle cherchait vainement à fixer un souvenir qui lui échappait. Etelle reprit :

– Alors vous la connaissiez ?

– J’avais des amis près d’Aspremont, chez qui je la rencontrais.La dernière fois, elle m’a paru plus triste encore… plus pâle, etquand je suis revenu…

– C’était fini, n’est-ce pas ? dit Geneviève oui, elle estpartie très vite en quelques semaines et je suis restée seule avecdes voisins qui la veillaient et un matin on l’a emportée… Et lesoir de ce jour, comme je dormais, il est venu quelqu’un qui m’aprise dans ses bras, qui m’a enveloppée de couvertures…

– Un homme ? dit le prince.

– Oui, un homme. Il me parlait tout bas, très doucement… sa voixme faisait du bien et, en m’emmenant sur la route, puis en voituredans la nuit, il me berçait et me racontait des histoires de samême voix… de sa même voix…

Elle s’était interrompue peu à peu, et elle le regardait denouveau, plus profondément encore et avec un effort visible poursaisir l’impression fugitive qui l’effleurait par instants.

Il lui dit :

– Et après ? Où vous a-t-il conduite ?

– Là, mon souvenir est vague… C’est comme si j’avais dormiplusieurs jours… Je me retrouve seulement dans le bourg de Vendéeoù j’ai passé toute la seconde moitié de mon enfance, à Montégut,chez le père et la mère Izereau, de braves gens qui m’ont nourrie,qui m’ont élevée, et dont je n’oublierai jamais le dévouement et latendresse.

– Et ils sont morts aussi, ceux-là ?

– Oui, dit-elle, une épidémie de fièvre typhoïde dans la région…mais je ne le sus que plus tard Dès le début de leur maladie,j’avais été emportée comme la première fois, et dans les mêmesconditions, la nuit, par quelqu’un qui m’enveloppa également decouvertures… Seulement, j’étais plus grande, je me débattis, jevoulus crier et il dut me fermer la bouche avec un foulard.

– Vous aviez quel âge ?

– Quatorze ans il y a de cela quatre ans.

– Donc, vous avez pu distinguer cet homme ?

– Non, celui-là se cachait davantage, et il ne m’a pas dit unseul mot… Cependant j’ai toujours pensé que c’était le même carj’ai gardé le souvenir de la même sollicitude, des mêmes gestesattentifs, pleins de précaution.

– Et après ?

– Après, comme jadis, il y a de l’oubli, du sommeil Cette fois,j’ai été malade, paraît-il, j’ai eu la fièvre Et je me réveilledans une chambre gaie, claire. Une dame à cheveux blancs estpenchée sur moi et me sourit. C’est grand-mère et la chambre, c’estcelle que j’occupe là-haut.

Elle avait repris sa figure heureuse, sa jolie expressionlumineuse, et elle termina en souriant :

– Et voilà… comme quoi Mme Ernemont m’a trouvée un soir au seuilde sa porte, endormie, paraît-il, comme quoi elle m’a recueillie,comme quoi elle est devenue ma grand-mère, et comme quoi, aprèsquelques épreuves, la petite fille d’Aspremont goûte les joiesd’une existence calme, et apprend le calcul et la grammaire à despetites filles rebelles ou paresseuses mais qui l’aiment bien.

Elle s’exprimait gaiement, d’un ton à la fois réfléchi etallègre, et l’on sentait en elle l’équilibre d’une natureraisonnable.

Sernine l’écoutait avec une surprise croissante, et sanschercher à dissimuler son trouble.

Il demanda :

– Vous n’avez jamais entendu parler de cet homme,depuis ?

– Jamais.

– Et vous seriez contente de le revoir ?

– Oui, très contente.

– Eh bien, mademoiselle…

Geneviève tressaillit.

– Vous savez quelque chose la vérité peut-être…

– Non… non, seulement…

Il se leva et se promena dans la pièce. De temps à autre sonregard s’arrêtait sur Geneviève, et il semblait qu’il était sur lepoint de répondre par des mots plus précis à la question qui luiétait posée. Allait-il parler ?

Mme Ernemont attendait avec angoisse la révélation de ce secretdont pouvait dépendre le repos de la jeune fille.

Il revint s’asseoir auprès de Geneviève, parut encore hésiter,et lui dit enfin :

– Non… non… une idée m’était venue… un souvenir…

– Un souvenir ? Et alors ?

– Je me suis trompé. Il y avait dans votre récit certainsdétails qui m’ont induit en erreur.

– Vous en êtes sûr ?

Il hésita encore, puis affirma :

– Absolument sûr.

– Eh ! dit-elle, désappointée, j’avais cru deviner que vousconnaissiez…

Elle n’acheva pas, attendant une réponse à la question qu’ellelui posait, sans oser la formuler complètement.

Il se tut. Alors, n’insistant pas davantage, elle se pencha versMme Ernemont.

– Bonsoir, grand-mère, mes petites doivent être au lit, maisaucune d’elles ne pourrait dormir avant que je l’aie embrassée.Elle tendit la main au prince.

– Merci encore…

– Vous partez ? dit-il vivement.

– Excusez-moi ; grand-mère vous reconduira…

Il s’inclina devant elle et lui baisa la main. Au momentd’ouvrir la porte, elle se retourna et sourit.

Puis elle disparut.

Le prince écouta le bruit de ses pas qui s’éloignait, et il nebougeait point, la figure pâle d’émotion.

– Eh bien, dit la vieille dame, tu n’as pas parlé ?

– Non…

– Ce secret…

– Plus tard… aujourd’hui, c’est étrange… Je n’ai pas pu.

– Etait-ce donc si difficile ? Ne l’a-t-elle pas senti,elle, que tu étais l’inconnu qui, deux fois, l’avaitemportée ? Il suffisait d’un mot…

– Plus tard… plus tard, dit-il en reprenant toute son assurance.Tu comprends bien, cette enfant me connaît à peine… Il faut d’abordque je conquière des droits à son affection, à sa tendresse… Quandje lui aurai donné l’existence qu’elle mérite, une existencemerveilleuse, comme on en voit dans les contes de fées, alors jeparlerai.

La vieille dame hocha la tête.

– J’ai bien peur que tu ne te trompes… Geneviève n’a pas besoind’une existence merveilleuse… Elle a des goûts simples.

– Elle a les goûts de toutes les femmes, et la fortune, le luxe,la puissance procurent des joies qu’aucune d’elles ne méprise.

– Si, Geneviève. Et tu ferais mieux…

– Nous verrons bien. Pour l’instant, laisse-moi faire. Et soistranquille. Je n’ai nullement l’intention, comme tu dis, de mêlerGeneviève à toutes mes manigances. C’est à peine si elle me verra…Seulement, quoi, il fallait bien prendre contact C’est fait,Adieu.

Il sortit de l’école, et se dirigea vers son automobile.

Il était tout heureux.

– Elle est charmante et si douce, si grave ! Les yeux de samère, ces yeux qui m’attendrissaient jusqu’aux larmes… Mon Dieu,comme tout cela est loin ! Et quel joli souvenir un peutriste, mais si joli !

Et il dit à haute voix :

– Certes oui, je m’occuperai de son bonheur. Et tout de suiteencore ! Et dès ce soir ! Parfaitement, dès ce soir, elleaura un fiancé ! Pour les jeunes filles, n’est-ce pas lacondition du bonheur ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer