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3.

Jamais peut-être la curiosité publique ne fut secouée autant quepar le duel annoncé entre Sholmès et Lupin, duel invisible en lacirconstance, anonyme, pourrait-on dire, mais duel impressionnantpar tout le scandale qui se produisait autour de l’aventure, et parl’enjeu que se disputaient les deux ennemis irréconciliables,opposés l’un à l’autre cette fois encore. Et il ne s’agissait pasde petits intérêts particuliers, d’insignifiants cambriolages, demisérables passions individuelles mais d’une affaire vraimentmondiale, où la politique de trois grandes nations de l’Occidentétait engagée, et qui pouvait troubler la paix de l’univers.

N’oublions pas qu’à cette époque la crise du Maroc était déjàouverte. Une étincelle, et c’était la conflagration.

On attendait donc anxieusement, et l’on ne savait pas au justece que l’on attendait. Car enfin, si le détective sortait vainqueurdu duel, s’il trouvait les lettres, qui le saurait ? Quellepreuve aurait-on de ce triomphe ?

Au fond, l’on n’espérait qu’en Lupin, en son habitude connue deprendre le public à témoin de ses actes. Qu’allait-il faire ?Comment pourrait-il conjurer l’effroyable danger qui lemenaçait ? En avait-il seulement connaissance ?

Entre les quatre murs de sa cellule, le détenu n° 14 se posait àpeu près les mêmes questions, et ce n’était pas une vaine curiositéqui le stimulait, lui, mais une inquiétude réelle, une angoisse detous les instants.

Il se sentait irrévocablement seul, avec des mainsimpuissan-tes, une volonté impuissante, un cerveau impuissant.Qu’il fût habile, ingénieux, intrépide, héroïque, cela ne servait àrien. La lutte se poursuivait en dehors de lui. Maintenant son rôleétait fini. Il avait assemblé les pièces et tendu tous les ressortsde la grande machine qui devait produire, qui devait en quelquesorte fabriquer mécaniquement sa liberté, et il lui étaitimpossible de faire aucun geste pour perfectionner et surveillerson œuvre. À date fixe, le déclenchement aurait lieu. D’ici là,mille incidents contraires pouvaient surgir, mille obstacles sedresser, sans qu’il eût le moyen de combattre ces incidents nid’aplanir ces obstacles.

Lupin connut alors les heures les plus douloureuses de sa vie.Il douta de lui. Il se demanda si son existence ne s’enterreraitpas dans l’horreur du bagne.

Ne s’était-il pas trompé dans ses calculs ? N’était-il pasenfantin de croire que, à date fixe, se produirait l’événementlibérateur ?

– Folie ! s’écriait-il, mon raisonnement est faux Commentadmettre pareil concours de circonstances ? Il y aura un petitfait qui détruira tout le grain de sable…

La mort de Steinweg et la disparition des documents que levieillard devait lui remettre ne le troublaient point. Lesdocuments, il lui eût été possible, à la rigueur, de s’en passer,et, avec les quelques paroles que lui avait dites Steinweg, ilpouvait, à force de divination et de génie, reconstituer ce quecontenaient les lettres de l’Empereur, et dresser le plan debataille qui lui donnerait la victoire. Mais il songeait à HerlockSholmès qui était là-bas, lui, au centre même du champ de bataille,et qui cherchait, et qui trouverait les lettres, démolissant ainsil’édifice si patiemment bâti.

Et il songeait à l’Autre, à l’Ennemi implacable, embusqué autourde la prison, caché dans la prison peut-être, et qui devinait sesplans les plus secrets, avant même qu’ils ne fussent éclos dans lemystère de sa pensée.

Le 17 août… le 18 août… le 19… Encore deux jours… Deux siècles,plutôt ! Oh ! les interminables minutes ! Si calmed’ordinaire, si maître de lui, si ingénieux à se divertir, Lupinétait fébrile, tour à tour exubérant et déprimé, sans force contrel’ennemi, défiant de tout, morose.

Le 20 août…

Il eût voulu agir et il ne le pouvait pas. Quoi qu’il fît, illui était impossible d’avancer l’heure du dénouement. Ce dénouementaurait lieu ou n’aurait pas lieu, mais Lupin n’aurait point decertitude avant que la dernière heure du dernier jour se fûtécoulée jusqu’à la dernière minute. Seulement alors il sauraitl’échec définitif de sa combinaison.

– Echec inévitable, ne cessait-il de répéter, la réussite dépendde circonstances trop subtiles, et ne peut être obtenue que par desmoyens trop psychologiques… Il est hors de doute que jem’illusionne sur la valeur et sur la portée de mes armes… Etpourtant…

L’espoir lui revenait. Il pesait ses chances. Elles luisemblaient soudain réelles et formidables. Le fait allait seproduire ainsi qu’il l’avait prévu, et pour les raisons mêmes qu’ilavait escomptées. C’était inévitable…

Oui, inévitable. À moins, toutefois, que Sholmès ne trouvât lacachette…

Et de nouveau, il pensait à Sholmès, et de nouveau un immensedécouragement l’accablait.

Le dernier jour…

Il se réveilla tard, après une nuit de mauvais rêves.

Il ne vit personne, ce jour-là, ni le juge d’instruction, ni sonavocat.

L’après-midi se traîna, lent et morne, et le soir vint, le soirténébreux des cellules… Il eut la fièvre. Son cœur dansait dans sapoitrine comme une bête affolée.

Et les minutes passaient, irréparables…

À neuf heures, rien. À dix heures, rien.

De tous ses nerfs, tendus comme la corde d’un arc, il écoutaitles bruits indistincts de la prison, tâchait de saisir à traversces murs inexorables tout ce qui pouvait sourdre de la vieextérieure.

Oh ! comme il eût voulu arrêter la marche du temps, etlaisser au destin un peu plus de loisirs !

Mais à quoi bon ! Tout n’était-il pas terminé ?

– Ah ! s’écria-t-il, je deviens fou. Que tout celafinisse ! ça vaut mieux. Je recommencerai autrementj’essaierai autre chose mais je ne peux plus, je ne peux plus.

Il se tenait la tête à pleines mains, serrant de toutes sesforces, s’enfermant en lui-même et concentrant toute sa pensée surun même objet, comme s’il voulait créer l’événement formidable,stupéfiant, inadmissible, auquel il avait attaché son indépendanceet sa fortune.

– Il faut que cela soit, murmura-t-il, il le faut, et il lefaut, non pas parce que je le veux, mais parce que c’est logique.Et cela sera… cela sera…

Il se frappa le crâne à coups de poing, et des mots de délirelui montèrent aux lèvres… La serrure grinça. Dans sa rage iln’avait pas entendu le bruit des pas dans le couloir, et voilà toutà coup qu’un rayon de lumière pénétrait dans sa cellule et que laporte s’ouvrait.

Trois hommes entrèrent.

Lupin n’eut pas un instant de surprise.

Le miracle inouï s’accomplissait, et cela lui parutimmédiatement naturel, normal, en accord parfait avec la vérité etla justice.

Mais un flot d’orgueil l’inonda. À cette minute vraiment, il eutla sensation nette de sa force et de son intelligence.

– Je dois allumer l’électricité ? dit un des trois hommes,en qui Lupin reconnut le directeur de la prison.

– Non, répondit le plus grand de ses compagnons avec un accentétranger Cette lanterne suffit.

– Je dois partir ?

– Faites selon votre devoir, monsieur, déclara le mêmeindividu.

– D’après les instructions que m’a données le Préfet de police,je dois me conformer entièrement à vos désirs.

– En ce cas, monsieur, il est préférable que vous vousretiriez.

M. Borély s’en alla, laissant la porte entrouverte, et restadehors, à portée de la voix.

Le visiteur s’entretint un moment avec celui qui n’avait pasencore parlé, et Lupin tâchait vainement de distinguer dans l’ombreleurs physionomies. Il ne voyait que des silhouettes noires, vêtuesd’amples manteaux d’automobilistes et coiffées de casquettes auxpans rabattus.

– Vous êtes bien Arsène Lupin ? dit l’homme, en luiprojetant en pleine face la lumière de la lanterne.

Il sourit.

– Oui, je suis le nommé Arsène Lupin, actuellement détenu à laSanté, cellule 14, deuxième division.

– C’est bien vous, continua le visiteur, qui avez publié, dansle Grand Journal, une série de notes plus ou moins fantaisistes, oùil est question de soi-disant lettres…

Lupin l’interrompit :

– Pardon, monsieur, mais avant de continuer cet entretien, dontle but, entre nous, ne m’apparaît pas bien clairement, je vousserais très reconnaissant de me dire à qui j’ai l’honneur deparler.

– Absolument inutile, répliqua l’étranger.

– Absolument indispensable, affirma Lupin.

– Pourquoi ?

– Pour des raisons de politesse, monsieur. Vous savez mon nom,je ne sais pas le vôtre ; il y a là un manque de correctionque je ne puis souffrir.

L’étranger s’impatienta.

– Le fait seul que le directeur de cette prison nous aitintroduits, prouve…

– Que M. Borély ignore les convenances, dit Lupin. M. Borélydevait nous présenter l’un à l’autre. Nous sommes ici de pair,monsieur. Il n’y a pas un supérieur et un subalterne, un prisonnieret un visiteur qui condescend à le voir. Il y a deux hommes, etl’un de ces hommes a sur la tête un chapeau qu’il ne devrait pasavoir.

– Ah ! ça, mais…

– Prenez la leçon comme il vous plaira, monsieur, dit Lupin.

L’étranger s’approcha et voulut parler.

– Le chapeau d’abord, reprit Lupin, le chapeau…

– Vous m’écoutez !

– Non.

– Si.

– Non.

Les choses s’envenimaient stupidement. Celui des deux étrangersqui s’était tu, posa sa main sur l’épaule de son compagnon et illui dit en allemand :

– Laisse-moi faire.

– Comment ! Il est entendu…

– Tais-toi et va-t’en.

– Que je vous laisse seul !

– Oui.

– Mais la porte ?

– Tu la fermeras et tu t’éloigneras…

– Mais cet homme… vous le connaissez… Arsène Lupin…

– Va-t’en.

L’autre sortit en maugréant.

– Tire donc la porte, cria le second visiteur… Mieux que cela…Tout à fait… Bien…

Alors il se retourna, prit la lanterne et l’éleva peu à peu.

– Dois-je vous dire qui je suis ? demanda-t-il.

– Non, répondit Lupin.

– Et pourquoi ?

– Parce que je le sais.

– Ah !

– Vous êtes celui que j’attendais.

– Moi !

– Oui, Sire.

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