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3.

Quelques heures plus tard. Lupin s’éveilla, brisé de fatigue, labouche amère.

Il resta plusieurs minutes à rassembler ses idées, et soudain,se rappelant, eut un mouvement de défense instinctif comme si onl’attaquait.

– Imbécile que je suis, s’écria-t-il en bondissant de son litC’est un cauchemar, une hallucination. Il suffit de réfléchir. Sic’était lui, si vraiment c’était un homme, en chair et en os, qui,cette nuit, a levé le bras sur moi, il m’aurait égorgé comme unpoulet. Celui-là n’hésite pas. Soyons logique. Pourquoi m’aurait-ilépargné ? Pour mes beaux yeux ? Non, j’ai rêvé, voilàtout…

Il se mit à siffloter, et s’habilla, tout en affectant le plusgrand calme, mais son esprit ne cessait pas de travailler, et sesyeux cherchaient.

Sur le parquet, sur le rebord de la croisée, aucune trace. Commesa chambre se trouvait au rez-de-chaussée et qu’il dormait lafenêtre ouverte, il était évident que l’agresseur serait venu parlà.

Or, il ne découvrit rien, et rien non plus au pied du murextérieur, sur le sable de l’allée qui bordait le chalet.

– Pourtant pourtant, répétait-il entre ses dents.

Il appela Octave.

– Où as-tu préparé le café que tu m’as donné hiersoir ?

– Au château, patron, comme tout le reste. Il n’y a pas defourneau ici.

– Tu as bu de ce café ?

– Non.

– Tu as jeté ce qu’il y avait dans la cafetière ?

– Dame, oui, patron. Vous le trouviez si mauvais. Vous n’avez puen boire que quelques gorgées.

– C’est bien. Apprête l’auto. Nous partons.

Lupin n’était pas homme à rester dans le doute. Il voulait uneexplication décisive avec Dolorès. Mais, pour cela, il avaitbesoin, auparavant, d’éclaircir certains points qui lui semblaientobscurs, et de voir Doudeville qui lui avait envoyé de Veldenz desrenseignements assez bizarres. D’une traite, il se fit conduire augrand-duché qu’il atteignit vers deux heures. Il eut une entrevueavec le comte de Waldemar auquel il demanda, sous un prétextequelconque, de retarder le voyage à Bruggen des délégués de laRégence. Puis il alla retrouver Jean Doudeville dans une taverne deVeldenz.

Doudeville le conduisit alors dans une autre taverne, où il luiprésenta un petit monsieur assez pauvrement vêtu : HerrStockli, employé aux archives de l’état civil.

La conversation fut longue. Ils sortirent ensemble, et tous lestrois passèrent furtivement par les bureaux de la l’Hôtel de Ville.À sept heures, Lupin dînait et repartait. À dix heures, il arrivaitau château de Bruggen et s’enquérait de Geneviève, afin de pénétreravec elle dans la chambre de Mme Kesselbach.

On lui répondit que Mlle Ernemont avait été rappelée à Paris parune dépêche de sa grand-mère.

– Soit, dit-il, mais Mme Kesselbach est-elle visible ?

– Madame s’est retirée aussitôt après le dîner. Elle doitdormir.

– Non, j’ai aperçu de la lumière dans son boudoir. Elle merecevra.

À peine d’ailleurs attendit-il la réponse de Mme Kesselbach. Ils’introduisit dans le boudoir presque à la suite de la servante,congédia celle-ci, et dit à Dolorès :

– J’ai à vous parler, madame, c’est urgent… Excusez-moi… J’avoueque ma démarche peut vous paraître importune… Mais vouscomprendrez, j’en suis sûr…

Il était très surexcité et ne semblait guère disposé à remettrel’explication, d’autant plus que, avant d’entrer, il avait crupercevoir du bruit.

Cependant, Dolorès était seule, étendue. Et elle lui dit, de savoix lasse :

– Peut-être aurions-nous pu demain.

Il ne répondit pas, frappé soudain par une odeur qui l’étonnaitdans ce boudoir de femme, une odeur de tabac. Et tout de suite, ileut l’intuition, la certitude qu’un homme se trouvait là, au momentoù lui-même arrivait, et qu’il s’y trouvait encore, dissimuléquelque part…

Pierre Leduc ? Non, Pierre Leduc ne fumait pas.Alors ?

Dolorès murmura :

– Finissons-en, je vous en prie.

– Oui, oui, mais auparavant vous serait-il possible de medire ? Il s’interrompit. À quoi bon l’interroger ? Sivraiment un homme se cachait, le dénoncerait-elle ? Alors, ilse décida, et, tâchant de dompter l’espèce de gêne peureuse quil’opprimait à sentir une présence étrangère, il prononça tout bas,de façon à ce que, seule, Dolorès entendît :

– Ecoutez, j’ai appris une chose que je ne comprends pas et quime trouble profondément. Il faut me répondre, n’est-ce pas,Dolorès ?

Il dit ce nom avec une grande douceur et comme s’il essayait dela dominer par l’amitié et la tendresse de sa voix.

– Quelle est cette chose ? dit-elle.

– Le registre de l’état civil de Veldenz porte trois noms, quisont les noms des derniers descendants de la famille Malreich,établie en Allemagne…

– Oui, vous m’avez raconté cela…

– Vous vous rappelez, c’est d’abord Raoul de Malreich, plusconnu sous son nom de guerre, Altenheim, le bandit, l’apache dugrand monde – aujourd’hui mort assassiné.

– Oui.

– C’est ensuite Louis de Malreich, le monstre, celui-là,l’épouvantable assassin, qui, dans quelques jours, seradécapité.

– Oui.

– Puis, enfin, Isilda la folle…

– Oui.

– Tout cela est donc, n’est-ce pas, bien établi ?

– Oui.

– Eh bien ! dit Lupin, en se penchant davantage sur elle,d’une enquête à laquelle je me suis livré tantôt, il résulte que lesecond des trois prénoms, Louis, ou plutôt la partie de ligne surlaquelle il est inscrit, a été autrefois l’objet d’un travail degrattage. La ligne est surchargée d’une écriture nouvelle tracéeavec de l’encre beaucoup plus neuve, mais qui, cependant, n’a paseffacé entièrement ce qui était écrit par en dessous. De sorteque…

– De sorte que ? dit Mme Kesselbach, à voix basse.

– De sorte que, avec une bonne loupe et surtout avec lesprocédés spéciaux dont je dispose, j’ai pu faire revivre certainesdes syllabes effacées, et, sans erreur, en toute certitude,reconstituer l’ancienne écriture. Ce n’est pas alors Louis deMalreich que l’on trouve, c’est…

– Oh ! taisez-vous, taisez-vous…

Subitement brisée par le trop long effort de résistance qu’elleopposait, elle s’était ployée en deux, et, la tête entre ses mains,les épaules secouées de convulsions, elle pleurait.

Lupin regarda longtemps cette créature de nonchalance et defaiblesse, si pitoyable, si désemparée. Et il eût voulu se taire,suspendre l’interrogatoire torturant qu’il lui infligeait.

Mais n’était-ce pas pour la sauver qu’il agissait ainsi ?Et, pour la sauver, ne fallait-il pas qu’il sût la vérité, sidouloureuse qu’elle fût ?

Il reprit :

– Pourquoi ce faux ?

– C’est mon mari, balbutia-t-elle, c’est lui qui a fait cela.Avec sa fortune, il pouvait tout, et, avant notre mariage, il aobtenu d’un employé subalterne que l’on changeât sur le registre leprénom du second enfant.

– Le prénom et le sexe, dit Lupin.

– Oui, fit-elle.

– Ainsi, reprit-il, je ne me suis pas trompé : l’ancien prénom,le véritable, c’était Dolorès ? Mais pourquoi votremari ? Elle murmura, les joues baignées de larmes, toutehonteuse :

– Vous ne comprenez pas ?

– Non.

– Mais pensez donc, dit-elle en frissonnant, j’étais la sœurd’Isilda la folle, la sœur d’Altenheim le bandit. Mon mari, ouplutôt mon fiancé, n’a pas voulu que je reste cela. Il m’aimait.Moi aussi, je l’aimais, et j’ai consenti. Il a supprimé sur lesregistres Dolorès de Malreich, il m’a acheté d’autres papiers, uneautre personnalité, un autre acte de naissance, et je me suismariée en Hollande sous un autre nom de jeune fille, DolorèsAmonti.

Lupin réfléchit un instant et prononça pensivement :

– Oui, oui, je comprends… Mais alors Louis de Malreich n’existepas, et l’assassin de votre mari, l’assassin de votre sœur et devotre frère, ne s’appelle pas ainsi… Son nom…

Elle se redressa et vivement :

– Son nom ! oui, il s’appelle ainsi oui, c’est son nom toutde même, Louis de Malreich, L et M… Souvenez-vous… Ah ! necherchez pas, c’est le secret terrible… Et puis, qu’importe !le coupable est là-bas Il est le coupable, je vous le dis… Est-cequ’il s’est défendu quand je l’ai accusé, face à face ? Est-cequ’il pouvait se défendre, sous ce nom-là ou sous un autre ?C’est lui… c’est lui… il a tué, il a frappé… le poignard… lepoignard d’acier… Ah ! si l’on pouvait tout dire ! Louisde Malreich… Si je pouvais…

Elle se roulait sur la chaise longue, dans une crise nerveuse,et sa main s’était crispée à celle de Lupin, et il entendit qu’ellebégayait parmi des mots indistincts :

– Protégez-moi… protégez-moi… Vous seul peut-être… Ah ! nem’abandonnez pas, je suis si malheureuse… Ah ! quelle torture…quelle torture ! c’est l’enfer.

De sa main libre, il lui frôla les cheveux et le front avec unedouceur infinie, et, sous la caresse, elle se détendit et s’apaisapeu à peu.

Alors, il la regarda de nouveau, et longtemps, longtemps, il sedemanda ce qu’il pouvait y avoir derrière ce beau front pur, quelsecret dévastait cette âme mystérieuse. Elle aussi avaitpeur ? Mais de qui ? Contre qui suppliait-elle qu’on laprotégeât ?

Encore une fois, il fut obsédé par l’image de l’homme noir, dece Louis de Malreich, ennemi ténébreux et incompréhensible, dont ildevait parer les attaques sans savoir d’où elles venaient, ni mêmesi elles se produisaient.

Qu’il fût en prison, surveillé jour et nuit la belleaffaire ! Lupin ne savait-il pas par lui-même qu’il est desêtres pour qui la prison n’existe point, et qui se libèrent deleurs chaînes à la minute fatidique ? Et Louis de Malreichétait de ceux-là.

Oui, il y avait quelqu’un en prison à la Santé, dans la celluledes condamnés à mort. Mais ce pouvait être un complice, ou tellevictime de Malreich tandis que lui, Malreich, rôdait autour duchâteau de Bruggen, se glissait à la faveur de l’ombre, comme unfantôme invisible, pénétrait dans le chalet du parc, et, la nuit,levait son poignard sur Lupin, endormi et paralysé.

Et c’était Louis de Malreich qui terrorisait Dolorès, quil’affolait de ses menaces, qui la tenait par quelque secretredoutable et la contraignait au silence et à la soumission.

Et Lupin imaginait le plan de l’ennemi : jeter Dolorès, effaréeet tremblante, entre les bras de Pierre Leduc, le supprimer, lui,Lupin, et régner à sa place, là-bas, avec le pouvoir du grand-ducet les millions de Dolorès.

Hypothèse probable, hypothèse certaine, qui s’adaptait auxévénements et donnait une solution à tous les problèmes.

« À tous ? objectait Lupin… Oui… Mais alors pourquoi nem’a-t-il pas tué cette nuit dans le chalet ? Il n’avait qu’àvouloir et il n’a pas voulu. Un geste, et j’étais mort. Ce geste,il ne l’a pas fait. Pourquoi ? »

Dolorès ouvrit les yeux, l’aperçut, et sourit, d’un pâlesourire.

– Laissez-moi, dit-elle.

Il se leva, avec une hésitation. Irait-il voir si l’ennemi étaitderrière ce rideau, ou caché derrière les robes de ceplacard ? Elle répéta doucement :

– Allez, je vais dormir…

Il s’en alla.

Mais dehors, il s’arrêta sous des arbres qui faisaient un massifd’ombre devant la façade du château. Il vit de la lumière dans leboudoir de Dolorès. Puis cette lumière passa dans la chambre. Aubout de quelques minutes, ce fut l’obscurité.

Il attendit. Si l’ennemi était là, peut-être sortirait-il duchâteau ?

Une heure s’écoula, deux heures… Aucun bruit.

« Rien à faire, pensa Lupin. Ou bien il se terre en quelque coindu château ou bien il en est sorti par une porte que je ne puisvoir d’ici… À moins que tout cela ne soit, de ma part, la plusabsurde des hypothèses. »

Il alluma une cigarette et s’en retourna vers le chalet.

Comme il s’en approchait, il aperçut, d’assez loin encore, uneombre qui paraissait s’en éloigner.

Il ne bougea point, de peur de donner l’alarme.

L’ombre traversa une allée. À la clarté de la lumière, il luisembla reconnaître la silhouette noire de Malreich.

Il s’élança.

L’ombre s’enfuit et disparut.

– Allons, se dit-il, ce sera pour demain. Et cette fois…

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