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Chapitre 3Le Prince Sernine à l’ouvrage

1.

Un rez-de-chaussée, au coin du boulevard Haussmann et de la ruede Courcelles C’est là qu’habite le prince Sernine, un des membresles plus brillants de la colonie russe à Paris, et dont le nomrevient à chaque instant dans les « Déplacements et Villégiatures »des journaux.

Onze heures du matin. Le prince entre dans son cabinet detravail. C’est un homme de trente-cinq à trente-huit ans, dont lescheveux châtains se mêlent de quelques fils d’argent. Il a un teintde belle santé, de fortes moustaches, et des favoris coupés trèscourts, à peine dessinés sur la peau fraîche des joues. Il estcorrectement vêtu d’une redingote grise qui lui serre la taille, etd’un gilet à dépassant de coutil blanc.

– Allons, dit-il à mi-voix, je crois que la journée va êtrerude. Il ouvrit une porte qui donnait dans une grande pièce oùquelques personnes attendaient, et il dit :

– Varnier est là ? Entre donc, Varnier.

Un homme, à l’allure de petit bourgeois, trapu, solide, biend’aplomb sur ses jambes, vint à son appel. Le prince referma laporte sur lui.

– Eh bien, où en es-tu Varnier ?

– Tout est prêt pour ce soir, patron.

– Parfait. Raconte, en quelques mots.

– Voilà. Depuis l’assassinat de son mari, Mme Kesselbach, sur lafoi du prospectus que vous lui avez fait envoyer, a choisi commedemeure la maison de retraite pour dames, située à Garches. Ellehabite, au fond du jardin, le dernier des quatre pavillons que ladirection loue aux dames qui désirent vivre tout à fait à l’écartdes autres pensionnaires, le pavillon de l’Impératrice.

– Comme domestiques ?

– Sa demoiselle de compagnie, Gertrude, avec laquelle elle estarrivée quelques heures après le crime, et la sœur de Gertrude,Suzanne, qu’elle a fait venir de Monte-Carlo, et qui lui sert defemme de chambre. Les deux sœurs lui sont toutes dévouées.

– Edwards, le valet de chambre ?

– Elle ne l’a pas gardé. Il est retourné dans son pays.

– Elle voit du monde ?

– Personne. Elle passe son temps étendue sur un divan. Ellesemble très faible, malade. Elle pleure beaucoup. Hier, le juged’instruction est resté deux heures auprès d’elle.

– Bien. La jeune fille, maintenant ?

– Mlle Geneviève Ernemont habite de l’autre côté de la route uneruelle qui s’en va vers la pleine campagne, et, dans cette ruelle,la troisième maison à droite. Elle tient une école libre etgratuite pour enfants retardataires. Sa grand-mère, Mme Ernemont,demeure avec elle.

– Et, d’après ce que tu m’as écrit, Geneviève Ernemont et MmeKesselbach ont fait connaissance ?

– Oui. La jeune fille a été demander à Mme Kesselbach dessubsides pour son école. Elles ont dû se plaire, car voici quatrejours qu’elles sortent ensemble dans le parc de Villeneuve, dont lejardin de la maison de retraite n’est qu’une dépendance.

– À quelle heure sortent-elles ?

– De cinq à six. À six heures juste, la jeune fille rejoint sonécole.

– Donc, tu as organisé la chose ?

– Pour aujourd’hui, six heures. Tout est prêt.

– Il n’y aura personne ?

– Il n’y a jamais personne dans le parc à cette heure-là.

– C’est bien. J’y serai. Va.

Il le fit sortir par la porte du vestibule, et revenant vers lasalle d’attente, il appela :

– Les frères Doudeville.

Deux jeunes gens entrèrent, habillés avec une élégance un peutrop recherchée, les yeux vifs, l’air sympathique.

– Bonjour, Jean. Bonjour, Jacques. Quoi de nouveau à laPréfecture ?

– Pas grand-chose, patron.

– M. Lenormand a toujours confiance en vous ?

– Toujours. Après Gourel, nous sommes ses inspecteurs favoris.La preuve, c’est qu’il nous a installés au Palace-Hôtel poursurveiller les gens qui habitaient le couloir du premier étage, aumoment de l’assassinat de Chapman. Tous les matins Gourel vient, etnous lui faisons le même rapport qu’à vous.

– Parfait. Il est essentiel que je sois au courant de tout cequi se fait et de tout ce qui se dit à la Préfecture de police.Tant que Lenormand vous croira ses hommes, je suis maître de lasituation. Et dans l’hôtel, avez-vous découvert une pistequelconque ? Jean Doudeville, l’aîné, répondit :

– L’Anglaise, celle qui habitait une des chambres, l’Anglaiseest partie.

– Celle-là ne m’intéresse pas. J’ai mes renseignements. Mais sonvoisin, le major Parbury ?

Ils semblèrent embarrassés. Enfin l’un des deux répondit :

– Ce matin, le major Parbury a commandé qu’on transportât sesbagages à la gare du Nord, pour le train de midi cinquante, et ilest parti de son côté en automobile. Nous avons été au départ dutrain. Le major n’est pas venu.

– Et les bagages ?

– Il les a fait reprendre à la gare.

– Par qui ?

– Par un commissionnaire, nous a-t-on dit.

– De sorte que sa trace est perdue ?

– Oui.

– Enfin ! s’écria joyeusement le prince. Les autres leregardèrent, étonnés.

– Eh oui, dit-il voilà un indice !

– Vous croyez ?

– Evidemment. L’assassinat de Chapman n’a pu être commis quedans une des chambres de ce couloir. C’est là, chez un complice,que le meurtrier de M. Kesselbach avait conduit le secrétaire,c’est là qu’il l’a tué, c’est là qu’il a changé de vêtements, etc’est le complice qui, une fois l’assassin parti, a déposé lecadavre dans le couloir. Mais quel complice ? La manière dontdisparaît le major Parbury tendrait à prouver qu’il n’est pasétranger à l’affaire. Vite, téléphonez la bonne nouvelle à M.Lenormand ou à Gourel. Il faut qu’on soit au courant le plus vitepossible à la Préfecture. Ces messieurs et moi, nous marchons lamain dans la main.

Il leur fit encore quelques recommandations, concernant leurdouble rôle d’inspecteurs de la police au service du princeSernine, et il les congédia.

Dans la salle d’attente, il restait deux visiteurs. Ilintroduisit l’un deux.

– Mille excuses, docteur, lui dit-il. Je suis tout à toi.Comment va Pierre Leduc ?

– Mort.

– Oh ! oh ! dit Sernine. Je m’y attendais depuis tonmot de ce matin. Mais, tout de même, le pauvre garçon n’a pas étélong…

– Il était usé jusqu’à la corde. Une syncope, et c’étaitfini.

– Il n’a pas parlé ?

– Non.

– Tu es sûr que, depuis le jour où nous l’avons cueilli ensemblesous la table d’un café à Belleville, tu es sûr que personne, dansta clinique, n’a soupçonné que c’était lui, Pierre Leduc, que lapolice recherche, ce mystérieux Pierre Leduc que Kesselbach voulaittrouver à tout prix ?

– Personne. Il occupait une chambre à part. En outre, j’avaisenveloppé sa main gauche d’un pansement pour qu’on ne pût voir lablessure du petit doigt. Quant à la cicatrice de la joue, elle estinvisible sous la barbe.

– Et tu l’as surveillé toi-même ?

– Moi-même. Et, selon vos instructions, j’ai profité, pourl’interroger, de tous les instants où il semblait plus lucide. Maisje n’ai pu obtenir que des balbutiements indistincts.

Le prince murmura pensivement :

– Mort… Pierre Leduc est mort… Toute l’affaire Kesselbachreposait évidemment sur lui, et voilà… voilà qu’il disparaît sansune révélation, sans un seul mot sur lui, sur son passé… Faut-ilm’embarquer dans cette aventure à laquelle je ne comprends encorerien ? C’est dangereux… Je peux sombrer…

Il réfléchit un moment et s’écria :

– Ah ! tant pis ! je marche quand même. Ce n’est pasune raison parce que Pierre Leduc est mort pour que j’abandonne lapartie. Au contraire ! Et l’occasion est trop tentante. PierreLeduc est mort. Vive Pierre Leduc ! Va, docteur. Rentre cheztoi. Ce soir je te téléphonerai.

Le docteur sortit.

– À nous deux, Philippe, dit Sernine au dernier visiteur, unpetit homme aux cheveux gris, habillé comme un garçon d’hôtel, maisd’hôtel de dixième ordre.

– Patron, commença Philippe, je vous rappellerai que, la semainedernière, vous m’avez fait entrer comme valet de chambre à l’hôteldes Deux-Empereurs, à Versailles, pour surveiller un jeunehomme.

– Eh oui, je sais… Gérard Baupré. Où en est-il ?

– À bout de ressources.

– Toujours des idées noires ?

– Toujours. Il veut se tuer.

– Est-ce sérieux ?

– Très sérieux. J’ai trouvé dans ses papiers cette petite noteau crayon.

– Ah ! ah ! fit Sernine, en lisant la note, il annoncesa mort et ce serait pour ce soir !

– Oui, patron, la corde est achetée et le crochet fixé auplafond. Alors, selon vos ordres, je suis entré en relation aveclui, il m’a raconté sa détresse, et je lui ai conseillé des’adresser à vous. « Le prince Sernine est riche, lui ai-je dit, ilest généreux, peut-être vous aidera-t-il. »

– Tout cela est parfait. De sorte qu’il va venir ?

– Il est là.

– Comment le sais-tu ?

– Je l’ai suivi. Il a pris le train de Paris, et maintenant ilse promène de long en large sur le boulevard. D’un moment à l’autreil se décidera.

À cet instant un domestique apporta une carte. Le prince lut etdit :

– Introduisez M. Gérard Baupré. Et s’adressant à Philippe :

– Passe dans ce cabinet, écoute et ne bouge pas.

Resté seul, le prince murmura :

– Comment hésiterais-je ? C’est le destin qui l’envoie,celui-là…

Quelques minutes après, entrait un grand jeune homme blond,mince, au visage amaigri, au regard fiévreux, et qui se tint sur leseuil, embarrassé, hésitant, dans l’attitude d’un mendiant quivoudrait tendre la main et qui n’oserait pas.

La conversation fut courte.

– C’est vous, M. Gérard Baupré ?

– Oui… oui… c’est moi.

– Je n’ai pas l’honneur…

– Voilà monsieur… voilà… on m’a dit…

– Qui, on ?

– Un garçon d’hôtel qui prétend avoir servi chez vous…

– Enfin, bref ?

– Eh bien…

Le jeune homme s’arrêta, intimidé, bouleversé par l’attitudehautaine du prince. Celui-ci s’écria :

– Cependant, monsieur, il serait peut-être nécessaire…

– Voilà, monsieur, on m’a dit que vous étiez très riche etgénéreux… Et j’ai pensé qu’il vous serait possible…

Il s’interrompit, incapable de prononcer la parole de prière etd’humiliation. Sernine s’approcha de lui.

– Monsieur Gérard Baupré, n’avez-vous pas publié un volume devers intitulé : Le sourire du printemps ?

– Oui, oui, s’écria le jeune homme dont le visage s’éclaira vousavez lu ?

– Oui… Très jolis, vos vers… très jolis… seulement, est-ce quevous comptez vivre avec ce qu’ils vous rapporteront ?

– Certes un jour ou l’autre…

– Un jour ou l’autre… plutôt l’autre, n’est-ce pas ? Et, enattendant, vous venez me demander de quoi vivre ?

– De quoi manger, monsieur.

Sernine lui mit la main sur l’épaule, et froidement :

– Les poètes ne mangent pas, monsieur. Ils se nourrissent derimes et de rêves. Faites ainsi. Cela vaut mieux que de tendre lamain.

Le jeune homme frissonna sous l’insulte. Sans une parole il sedirigea vivement vers la porte.

Sernine l’arrêta.

– Un mot encore, monsieur. Vous n’avez plus la moindreressource ?

– Pas la moindre.

– Et vous ne comptez sur rien ?

– J’ai encore un espoir… J’ai écrit à un de mes parents, lesuppliant de m’envoyer quelque chose. J’aurai sa réponseaujourd’hui. C’est la dernière limite.

– Et, si vous n’avez pas de réponse, vous êtes décidé sansdoute, ce soir même, à…

– Oui, monsieur.

Ceci fut dit simplement et nettement.

Sernine éclata de rire.

– Dieu ! que vous êtes comique, brave jeune homme ! Etquelle conviction ingénue ! Revenez me voir l’année prochainevoulez-vous ? Nous reparlerons de tout cela… C’est si curieux,si intéressant et si drôle surtout ah ! ah !ah !

Et, secoué de rires, avec des gestes affectés et dessalutations, il le mit à la porte.

– Philippe, dit-il en ouvrant au garçon d’hôtel, tu asentendu ?

– Oui, patron.

– Gérard Baupré attend cet après-midi un télégramme, unepromesse de secours…

– Oui, sa dernière cartouche.

– Ce télégramme, il ne faut pas qu’il le reçoive. S’il arrive,cueille-le au passage et déchire-le.

– Bien, patron.

– Tu es seul dans ton hôtel ?

– Oui, seul avec la cuisinière qui ne couche pas. Le patron estabsent.

– Bon. Nous sommes les maîtres. À ce soir, vers onze heures.File.

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