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Chapitre 4Charlemagne

1.

– Silence, dit vivement l’étranger. Ne prononcez pas cemot-là.

– Comment dois-je appeler Votre ?

– D’aucun nom.

Ils se turent tous les deux, et ce moment de répit n’était pasde ceux qui précèdent la lutte de deux adversaires prêts àcombattre. L’étranger allait et venait, en maître qui a coutume decommander et d’être obéi. Lupin, immobile, n’avait plus sonattitude ordinaire de provocation ni son sourire d’ironie. Ilattendait, le visage grave. Mais, au fond de son être, ardemment,follement, il jouissait de la situation prodigieuse où il setrouvait, là, dans cette cellule de prisonnier, lui détenu, luil’aventurier, lui l’escroc et le cambrioleur, lui, Arsène Lupin et,en face de lui, ce demi-dieu du monde moderne, entité formidable,héritier de César et de Charlemagne.

Sa propre puissance le grisa un moment. Il eut des larmes auxyeux, en songeant à son triomphe.

L’étranger s’arrêta.

Et tout de suite, dès la première phrase, on fut au cœur de laposition.

– C’est demain le 22 août. Les lettres doivent être publiéesdemain, n’est-ce pas ?

– Cette nuit même. Dans deux heures, mes amis doivent déposer auGrand-Journal, non pas encore les lettres, mais la liste exacte deces lettres, annotée par le grand-duc Hermann.

– Cette liste ne sera pas déposée.

– Elle ne le sera pas.

– Vous me la remettrez.

– Elle sera remise entre les mains de Votre entre vos mains.

– Toutes les lettres également.

– Toutes les lettres également.

– Sans qu’aucune ait été photographiée.

– Sans qu’aucune ait été photographiée.

L’étranger parlait d’une voix calme, où il n’y avait pas lemoindre accent de prière, pas la moindre inflexion d’autorité. Iln’ordonnait ni ne questionnait : il énonçait les actes inévitablesd’Arsène Lupin. Cela serait ainsi. Et cela serait, quelles quefussent les exigences d’Arsène Lupin, quel que fût le prix auquelil taxerait l’accomplissement de ces actes. D’avance, lesconditions étaient acceptées.

« Bigre, se dit Lupin, j’ai affaire à forte partie. Si l’ons’adresse à ma générosité, je suis perdu… »

La façon même dont la conversation était engagée, la franchisedes paroles, la séduction de la voix et des manières, tout luiplaisait infiniment.

Il se raidit pour ne pas faiblir et pour ne pas abandonner tousles avantages qu’il avait conquis si âprement.

Et l’étranger reprit :

– Vous avez lu ces lettres ?

– Non.

– Mais quelqu’un des vôtres les a lues ?

– Non.

– Alors ?

– Alors, j’ai la liste et les annotations du grand-duc. Et enoutre, je connais la cachette où il a mis tous ses papiers.

– Pourquoi ne les avez-vous pas pris déjà ?

– Je ne connais le secret de la cachette que depuis mon séjourici. Actuellement, mes amis sont en route.

– Le château est gardé : deux cents de mes hommes les plus sûrsl’occupent.

– Dix mille ne suffiraient pas.

Après une minute de réflexion, le visiteur demanda :

– Comment connaissez-vous le secret ?

– Je l’ai deviné.

– Mais vous aviez d’autres informations, des éléments que lesjournaux n’ont pas publiés ?

– Rien.

– Cependant, durant quatre jours, j’ai fait fouiller lechâteau…

– Herlock Sholmès a mal cherché.

– Ah ! fit l’étranger en lui-même, c’est bizarre… c’estbizarre… Et vous êtes sûr que votre supposition estjuste ?

– Ce n’est pas une supposition, c’est une certitude.

– Tant mieux, tant mieux, murmura-t-il… Il n’y aura detranquillité que quand ces papiers n’existeront plus.

Et, se plaçant brusquement en face d’Arsène Lupin :

– Combien ?

– Quoi ? dit Lupin interloqué.

– Combien pour les papiers ? Combien pour la révélation dusecret ?

Il attendait un chiffre. Il proposa lui-même :

– Cinquante mille… cent mille ?

Et comme Lupin ne répondait pas, il dit, avec un peud’hésitation :

– Davantage ? Deux cent mille ? Soit !J’accepte.

Lupin sourit et dit à voix basse :

– Le chiffre est joli. Mais n’est-il point probable que telmonarque, mettons le roi d’Angleterre, irait jusqu’aumillion ? En toute sincérité ?

– Je le crois.

– Et que ces lettres, pour l’Empereur, n’ont pas de prix,qu’elles valent aussi bien deux millions que deux cent mille francsaussi bien trois millions que deux millions ?

– Je le pense.

– Et, s’il le fallait, l’Empereur les donnerait, ces troismillions ?

– Oui.

– Alors, l’accord sera facile.

– Sur cette base ? s’écria l’étranger non sansinquiétude.

– Sur cette base, non… Je ne cherche pas l’argent. C’est autrechose que je désire, une autre chose qui vaut beaucoup plus pourmoi que des millions.

– Quoi ?

– La liberté.

L’étranger sursauta :

– Hein ! votre liberté… mais je ne puis rien… Cela regardevotre pays… la justice… Je n’ai aucun pouvoir.

Lupin s’approcha et, baissant encore la voix :

– Vous avez tout pouvoir, Sire… Ma liberté n’est pas unévénement si exceptionnel qu’on doive vous opposer un refus.

– Il me faudrait donc la demander ?

– Oui.

– À qui ?

– À Valenglay, président du Conseil des ministres.

– Mais M. Valenglay lui-même, ne peut pas plus que moi…

– Il peut m’ouvrir les portes de cette prison.

– Ce serait un scandale.

– Quand je dis : ouvrir… entrouvrir me suffirait… On simuleraitune évasion, le public s’y attend tellement qu’il n’exigerait aucuncompte.

– Soit… soit… Mais jamais M. Valenglay ne consentira…

– Il consentira.

– Pourquoi ?

– Parce que vous lui en exprimerez le désir.

– Mes désirs ne sont pas des ordres pour lui.

– Non, mais entre gouvernements, ce sont des choses qui se font.Et Valenglay est trop politique

– Allons donc, vous croyez que le gouvernement français vacommettre un acte aussi arbitraire pour la seule joie de m’êtreagréable ?

– Cette joie ne sera pas la seule.

– Quelle sera l’autre ?

– La joie de servir la France en acceptant la proposition quiaccompagnera la demande de liberté.

– Je ferai une proposition, moi ?

– Oui, Sire.

– Laquelle ?

– Je ne sais pas, mais il me semble qu’il existe toujours unterrain favorable pour s’entendre… il y a des possibilitésd’accord…

L’étranger le regardait, sans comprendre. Lupin se pencha, et,comme s’il cherchait ses paroles, comme s’il imaginait unehypothèse :

– Je suppose que deux pays soient divisés par une questioninsignifiante… qu’ils aient un point de vue différent sur uneaffaire secondaire… une affaire coloniale, par exemple, où leuramour-propre soit en jeu plutôt que leurs intérêts… Est-ilimpossible que le chef d’un de ces pays en arrive de lui-même àtraiter cette affaire dans un esprit de conciliation nouveau ?et à donner les instructions nécessaires pour…

– Pour que je laisse le Maroc à la France, dit l’étranger enéclatant de rire.

L’idée que suggérait Lupin lui semblait la chose du monde laplus comique, et il riait de bon cœur. Il y avait une telledisproportion entre le but à atteindre et les moyensofferts !

– Evidemment… évidemment, reprit l’étranger, s’efforçant en vainde reprendre son sérieux, évidemment l’idée est originale… Toute lapolitique moderne bouleversée pour qu’Arsène Lupin soitlibre ! les desseins de l’Empire détruits, pour permettre àArsène Lupin de continuer ses exploits… Non, mais pourquoi ne medemandez-vous pas l’Alsace et la Lorraine ?

– J’y ai pensé, Sire, dit Lupin.

L’étranger redoubla d’allégresse.

– Admirable ! Et vous m’avez fait grâce ?

– Pour cette fois, oui.

Lupin s’était croisé les bras. Lui aussi s’amusait à exagérerson rôle, il continua avec un sérieux affecté :

– Il peut se produire un jour une série de circonstances tellesque j’aie entre les mains le pouvoir de réclamer et d’obtenir cetterestitution. Ce jour-là, je n’y manquerai certes pas. Pourl’instant, les armes dont je dispose m’obligent à plus de modestie.La paix du Maroc me suffit.

– Rien que cela ?

– Rien que cela.

– Le Maroc contre votre liberté ?

– Pas davantage ou plutôt, car il ne faut pas perdre absolumentde vue l’objet même de cette conversation, ou plutôt : un peu debonne volonté de la part de l’un des deux grands pays en questionet, en échange, l’abandon des lettres qui sont en mon pouvoir.

– Ces lettres ! Ces lettres ! murmura l’étranger avecirritation… Après tout, elles ne sont peut-être pas d’unevaleur…

– Il en est de votre main. Sire, et auxquelles vous avezattribué assez de valeur pour venir à moi jusque dans cettecellule.

– Eh bien ! qu’importe ?

– Mais il en est d’autres dont vous ne connaissez pas laprovenance, et sur lesquelles je puis vous fournir quelquesrenseignements.

– Ah ! répondit l’étranger, l’air inquiet.

Lupin hésita.

– Parlez, parlez sans détours, ordonna l’étranger… parleznettement.

Dans le silence profond, Lupin déclara avec une certainesolennité :

– Il y a vingt ans, un projet de traité fut élaboré entrel’Allemagne, l’Angleterre et la France.

– C’est faux ! C’est impossible ! Qui auraitpu ?

– Le père de l’Empereur actuel et la reine d’Angleterre, sagrand-mère, tous deux sous l’influence de l’Impératrice.

– Impossible ! je répète que c’est impossible !

– La correspondance est dans la cachette du château de Veldenz,cachette dont je suis seul à savoir le secret.

L’étranger allait et venait avec agitation. Il s’arrêta et dit:

– Le texte du traité fait partie de cettecorrespondance ?

– Oui, Sire. Il est de la main même de votre père.

– Et que dit-il ?

– Par ce traité, l’Angleterre et la France concédaient etpromettaient à l’Allemagne un empire colonial immense, cet empirequ’elle n’a pas et qui lui est indispensable aujourd’hui pourassurer sa grandeur, assez grand pour qu’elle abandonne ses rêvesd’hégémonie, et qu’elle se résigne à n’être que ce qu’elle est.

– Et contre cet empire, l’Angleterre exigeait ?

– La limitation de la flotte allemande.

– Et la France ?

– L’Alsace et la Lorraine.

L’Empereur se tut, appuyé contre la table, pensif. Lupinpoursuivit :

– Tout était prêt. Les cabinets de Paris et de Londres,pressentis, acquiesçaient. C’était chose faite. Le grand traitéd’alliance allait se conclure, fondant la paix universelle etdéfinitive. La mort de votre père anéantit ce beau rêve. Mais jedemande à Votre Majesté ce que pensera son peuple, ce que penserale monde quand on saura que Frédéric III, un des héros de 70, unAllemand, un Allemand pur sang, respecté de tous ses concitoyens etmême de ses ennemis, acceptait, et par conséquent considérait commejuste, la restitution de l’Alsace-Lorraine ?

Il se tut un instant, laissant le problème se poser en termesprécis devant la conscience de l’Empereur, devant sa conscienced’homme, de fils et de souverain.

Puis il conclut :

– C’est à Sa Majesté de savoir si elle veut ou si elle ne veutpas que l’histoire enregistre ce traité. Quant à moi. Sire, vousvoyez que mon humble personnalité n’a pas beaucoup de place dans cedébat.

Un long silence suivit les paroles de Lupin. Il attendit, l’âmeangoissée. C’était son destin qui se jouait, en cette minute qu’ilavait conçue, et qu’il avait en quelque sorte mise au monde avectant d’efforts et tant d’obstination… Minute historique née de soncerveau, et où son « humble personnalité », quoi qu’il en dît,pesait lourdement sur le sort des empires et sur la paix dumonde

En face, dans l’ombre, César méditait.

Qu’allait-il dire ? Quelle solution allait-il donner auproblème ?

Il marcha en travers de la cellule, pendant quelques instantsqui parurent interminables à Lupin.

Puis il s’arrêta et dit :

– Il y a d’autres conditions ?

– Oui, Sire, mais insignifiantes.

– Lesquelles ?

– J’ai retrouvé le fils du grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz. Legrand-duché lui sera rendu.

– Et puis ?

– Il aime une jeune fille, qui l’aime également, la plus belleet la plus vertueuse des femmes. Il épousera cette jeune fille.

– Et puis ?

– C’est tout.

– Il n’y a plus rien ?

– Rien. Il ne reste plus à Votre Majesté qu’à faire porter cettelettre au directeur du Grand Journal pour qu’il détruise, sans lelire, l’article qu’il va recevoir d’un moment à l’autre.

Lupin tendit la lettre, le cœur serré, la main tremblante. Sil’Empereur la prenait, c’était la marque de son acceptation.

L’Empereur hésita, puis d’un geste furieux, il prit la lettre,remit son chapeau, s’enveloppa dans son vêtement, et sortit sans unmot.

Lupin demeura quelques secondes chancelant, comme étourdi…

Puis, tout à coup, il tomba sur sa chaise en criant de joie etd’orgueil…

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