813

Chapitre 5Les lettres de l’Empereur

1.

Les ruines de Veldenz, bien connues de tous ceux qui visitentles bords du Rhin et de la Moselle, comprennent les vestiges del’ancien château féodal, construit en 1277 par l’archevêque deFistingen, et, auprès d’un énorme donjon, éventré par les troupesde Turenne, les murs intacts d’un vaste palais de la Renaissance oùles grands-ducs de Deux-Ponts habitaient depuis trois siècles.

C’est ce palais qui fut saccagé par les sujets révoltésd’Hermann II. Les fenêtres, vides, ouvrent deux cents trous béantssur les quatre façades. Toutes les boiseries, les tentures, laplupart des meubles furent brûlés. On marche sur les poutrescalcinées des parquets, et le ciel apparaît de place en place àtravers les plafonds démolis.

Au bout de deux heures, Lupin, suivi de son escorte, avait toutparcouru.

– Je suis très content de vous, mon cher comte. Je ne pense pasavoir jamais rencontré un cicérone aussi documenté et, ce qui estrare, aussi taciturne. Maintenant, si vous le voulez bien, nousallons déjeuner.

Au fond. Lupin n’en savait pas plus qu’à la première minute, etson embarras ne faisait que croître. Pour sortir de prison et pourfrapper l’imagination de son visiteur, il avait bluffé, affectantde tout connaître, et il en était encore à chercher par où ilcommencerait à chercher.

« Ça va mal, se disait-il parfois, ça va on ne peut plus mal.»

Il n’avait d’ailleurs pas sa lucidité habituelle. Une idéel’obsédait, celle de l’inconnu, de l’assassin, du monstre qu’ilsavait encore attaché à ses pas.

Comment le mystérieux personnage était-il sur ses traces ?Comment avait-il appris sa sortie de prison et sa course vers leLuxembourg et l’Allemagne ? Etait-ce intuitionmiraculeuse ? Ou bien le résultat d’informationsprécises ? Mais alors, à quel prix, par quelles promesses oupar quelles menaces les pouvait-il obtenir ?

Toutes ces questions hantaient l’esprit de Lupin.

Vers quatre heures, cependant, après une nouvelle promenade dansles ruines, au cours de laquelle il avait inutilement examiné lespierres, mesuré l’épaisseur des murailles, scruté la forme etl’apparence des choses, il demanda au comte :

– Il n’est resté aucun serviteur du dernier grand-duc qui aithabité le château ?

– Tous les domestiques de ce temps-là se sont dispersés. Un seula continué de vivre dans la région.

– Eh bien ?

– Il est mort il y a deux années.

– Sans enfants ?

– Il avait un fils qui se maria et qui fut chassé, ainsi que safemme, pour conduite scandaleuse. Ils laissèrent le plus jeune deleurs enfants, une petite fille nommée Isilda.

– Où habite-t-elle ?

– Elle habite ici, au bout des communs. Le vieux grand-pèreservait de guide aux visiteurs, à l’époque où l’on pouvait visiterle château. La petite Isilda, depuis, a toujours vécu dans cesruines, où on la tolère par pitié : c’est un pauvre être innocentqui parle à peine et qui ne sait ce qu’il dit.

– A-t-elle toujours été ainsi ?

– Il paraît que non. C’est vers l’âge de dix ans que sa raisons’en est allée peu à peu.

– À la suite d’un chagrin, d’une peur ?

– Non, sans motif, m’a-t-on dit. Le père était alcoolique, et lamère s’est tuée dans un accès de folie.

Lupin réfléchit et conclut :

– Je voudrais la voir.

Le comte eut un sourire assez étrange.

– Vous pouvez la voir, certainement.

Elle se trouvait justement dans une des pièces qu’on lui avaitabandonnées.

Lupin fut surpris de trouver une mignonne créature, trop mince,trop pâle, mais presque jolie avec ses cheveux blonds et sa figuredélicate. Ses yeux, d’un vert d’eau, avaient l’expression vague,rêveuse, des yeux d’aveugle.

Il lui posa quelques interrogations auxquelles Isilda nerépondit pas, et d’autres auxquelles elle répondit par des phrasesincohérentes, comme si elle ne comprenait ni le sens des parolesqu’on lui adressait, ni celui des paroles qu’elle prononçait.

Il insista, lui prenant la main avec beaucoup de douceur et laquestionnant, d’une voix affectueuse, sur l’époque où elle avaitencore sa raison, sur son grand-père, sur les souvenirs que pouvaitévoquer en elle sa vie d’enfant, en liberté parmi les ruinesmajestueuses du château.

Elle se taisait, les yeux fixes, impassible, émue peut-être,mais sans que son émotion pût éveiller son intelligenceendormie.

Lupin demanda un crayon et du papier. Avec le crayon ilinscrivit sur la feuille blanche « 813 »

Le comte sourit encore.

– Ah ! ça, qu’est-ce qui vous fait rire ? s’écriaLupin, agacé.

– Rien… rien… ça m’intéresse ça m’intéresse beaucoup… La jeunefille regarda la feuille qu’on tendait devant elle, et elle tournala tête d’un air distrait.

– Ça ne prend pas, fit le comte narquois.

Lupin écrivit les lettres « Apoon ».

Même inattention chez Isilda.

Il ne renonça pas à l’épreuve, et il traça à diverses reprisesles mêmes lettres, mais en laissant chaque fois entre elles desintervalles qui variaient. Et chaque fois, il épiait le visage dela jeune fille.

Elle ne bougeait pas, les yeux attachés au papier avec uneindifférence que rien ne paraissait troubler.

Mais soudain elle saisit le crayon, arracha la dernière feuilleaux mains de Lupin, et, comme si elle était sous le coup d’uneinspiration subite, elle inscrivit deux « l »au milieu del’intervalle laissé par Lupin.

Celui-ci tressaillit.

Un mot se trouvait formé : Apollon.

Cependant elle n’avait point lâché le crayon ni la feuille, et,les doigts crispés, les traits tendus, elle s’efforçait desoumettre sa main à l’ordre hésitant de son pauvre cerveau.

Lupin attendait tout fiévreux.

Elle marqua rapidement, comme hallucinée, un mot, le mot :

Diane.

– Un autre mot ! un autre mot ! s’écria-t-il avecviolence. Elle tordit ses doigts autour du crayon, cassa la mine,dessina de la pointe un grand J, et lâcha le crayon, à bout deforces.

– Un autre mot ! je le veux ! ordonna Lupin, en luisaisissant le bras. Mais il vit à ses yeux, de nouveauxindifférents, que ce fugitif éclair de sensibilité ne pouvait plusluire.

– Allons-nous-en, dit-il.

Déjà il s’éloignait, quand elle se mit à courir et lui barra laroute. Il s’arrêta.

– Que veux-tu ?

Elle tendit sa main ouverte.

– Quoi ! de l’argent ? Est-ce donc son habitude demendier ? dit-il en s’adressant au comte.

– Non, dit celui-ci, et je ne m’explique pas du tout…

Isilda sortit de sa poche deux pièces d’or qu’elle fit tinterl’une contre l’autre joyeusement. Lupin les examina. C’étaient despièces françaises, toutes neuves, au millésime de l’année.

– Où as-tu pris ça ? s’exclama Lupin, avec agitation… Despièces françaises ! Qui te les a données ? Etquand ? Est-ce aujourd’hui ? Parle !Réponds !

Il haussa les épaules.

– Imbécile que je suis ! Comme si elle pouvait merépondre ! Mon cher comte, veuillez me prêter quarante marks…Merci… Tiens Isilda, c’est pour toi

Elle prit les deux pièces, les fit sonner avec les deux autresdans le creux de sa main, puis, tendant le bras, elle montra lesruines du palais Renaissance, d’un geste qui semblait désigner plusspécialement l’aile gauche et le sommet de cette aile.

Etait-ce un mouvement machinal ? ou fallait-il leconsidérer comme un remerciement pour les deux piècesd’or ?

Il observa le comte. Celui-ci ne cessait de sourire.

– Qu’est-ce qu’il a donc à rigoler, cet animal-là ? se ditLupin. On croirait qu’il se paye ma tête. À tout hasard, il sedirigea vers le palais, suivi de son escorte.

Le rez-de-chaussée se composait d’immenses salles de réception,qui se commandaient les unes les autres, et où l’on avait réuni lesquelques meubles échappés à l’incendie.

Au premier étage, c’était, du côté nord, une longue galerie surlaquelle s’ouvraient douze belles salles exactement pareilles.

La même galerie se répétait au second étage, mais avecvingt-quatre chambres, également semblables les unes aux autres.Tout cela vide, délabré, lamentable.

En haut, rien. Les mansardes avaient été brûlées.

Durant une heure, Lupin marcha, trotta, galopa, infatigable,l’œil aux aguets.

Au soir tombant, il courut vers l’une des douze salles dupremier étage, comme s’il la choisissait pour des raisonsparticulières connues de lui seul.

Il fut assez surpris d’y trouver l’Empereur qui fumait, assisdans un fauteuil qu’il s’était fait apporter.

Sans se soucier de sa présence, Lupin commença l’inspection dela salle, selon les procédés qu’il avait coutume d’employer enpareil cas, divisant la pièce en secteurs qu’il examinait tour àtour. Au bout de vingt minutes, il dit :

– Je vous demanderai, Sire, de bien vouloir vous déranger. Il ya là une cheminée…

L’Empereur hocha la tête.

– Est-il bien nécessaire que je me dérange ?

– Oui, Sire, cette cheminée…

– Cette cheminée est comme toutes les autres, et cette salle nediffère pas de ses voisines.

Lupin regarda l’Empereur sans comprendre. Celui-ci se leva etdit en riant :

– Je crois, monsieur Lupin, que vous vous êtes quelque peu moquéde moi.

– En quoi donc, Sire ?

– Oh ! mon Dieu, ce n’est pas grand-chose ! Vous avezobtenu la liberté sous condition de me remettre des papiers quim’intéressent, et vous n’avez pas la moindre notion de l’endroit oùils se trouvent. Je suis bel et bien… comment dites-vous enfrançais ? Roulé ?

– Vous croyez, Sire ?

– Dame ! ce que l’on connaît, on ne le cherche pas et voilàdix bonnes heures que vous cherchez. N’êtes-vous pas d’avis qu’unretour immédiat vers la prison s’impose ?

Lupin parut stupéfait :

– Sa Majesté n’a-t-elle pas fixé demain midi, comme limitesuprême ?

– Pourquoi attendre ?

– Pourquoi ? Mais pour me permettre d’achever monœuvre.

– Votre œuvre ? Mais elle n’est même pas commencée,monsieur Lupin.

– En cela, Votre Majesté se trompe.

– Prouvez-le et j’attendrai demain midi.

Lupin réfléchit et prononça gravement :

– Puisque Sa Majesté a besoin de preuves pour avoir confiance enmoi, voici. Les douze salles qui donnent sur cette galerie portentchacune un nom différent, dont l’initiale est marquée à la porte dechacune. L’une de ces inscriptions, moins effacée que les autrespar les flammes, m’a frappé lorsque je traversai la galerie.J’examinai les autres portes : je découvris, à peine distinctes,autant d’initiales, toutes gravées dans la galerie au-dessus desfrontons.

« Or, une de ces initiales était un D, première lettre de Diane.Une autre était un A, première lettre d’Apollon. Et ces deux nomssont des noms de divinités mythologiques. Les autres initialesoffriraient-elles le même caractère ? Je découvris un J,initiale de Jupiter ; un V, initiale de Vénus, un M, initialede Mercure ; un S, initiale de Saturne, etc. Cette partie duproblème était résolue : chacune des douze salles porte le nomd’une divinité de l’Olympe, et la combinaison Apoon, complétée parIsilda, désigne la salle d’Apollon.

« C’est donc ici, dans la salle où nous sommes, que sont cachéesles lettres. Il suffit peut-être de quelques minutes maintenantpour les découvrir. »

– De quelques minutes ou de quelques années… et encore !dit l’Empereur en riant.

Il semblait s’amuser beaucoup, et le comte aussi affectait unegrosse gaieté.

Lupin demanda :

– Sa Majesté veut-elle m’expliquer ?

– Monsieur Lupin, la passionnante enquête que vous avez menéeaujourd’hui et dont vous nous donnez les brillants résultats, jel’ai déjà faite. Oui, il y a deux semaines, en compagnie de votreami Herlock Sholmès. Ensemble nous avons interrogé la petiteIsilda ; ensemble nous avons employé à son égard la mêmeméthode que vous, et c’est ensemble que nous avons relevé lesinitiales de la galerie et que nous sommes venus ici, dans la salled’Apollon.

Lupin était livide. Il balbutia :

– Ah ! Sholmès est parvenu jusqu’ici ?

– Oui, après quatre jours de recherches. Il est vrai que cela nenous a guère avancés, puisque nous n’avons rien découvert. Maistout de même, je sais que les lettres n’y sont pas.

Tremblant de rage, atteint au plus profond de son orgueil. Lupinse cabrait sous l’ironie, comme s’il avait reçu des coups decravache. Jamais il ne s’était senti humilié à ce point. Dans safureur il aurait étranglé le gros Waldemar dont le rirel’exaspérait.

Se contenant, il dit :

– Il a fallu quatre jours à Sholmès, Sire. À moi, il m’a falluquelques heures. Et j’aurais mis encore moins, si je n’avais étécontrarié dans mes recherches.

– Et par qui, mon Dieu ? Par mon fidèle comte ?J’espère bien qu’il n’aura pas osé…

– Non, Sire, mais par le plus terrible et le plus puissant demes ennemis, par cet être infernal qui a tué son compliceAltenheim.

– Il est là ? Vous croyez ? s’écria l’Empereur avecune agitation qui montrait qu’aucun détail de cette dramatiquehistoire ne lui était étranger.

– Il est partout où je suis. Il me menace de sa haine constante.C’est lui qui m’a deviné sous M. Lenormand, chef de la Sûreté,c’est lui qui m’a fait jeter en prison, c’est encore lui qui mepoursuit, le jour où j’en sors. Hier, pensant m’atteindre dansl’automobile, il blessait le comte de Waldemar.

– Mais qui vous assure, qui vous dit qu’il soit àVeldenz ?

– Isilda a reçu deux pièces d’or, deux piècesfrançaises !

– Et que viendrait-il faire ? Dans quel but ?

– Je ne sais pas, Sire, mais c’est l’esprit même du mal. QueVotre Majesté se méfie ! Il est capable de tout.

– Impossible ! J’ai deux cents hommes dans ces ruines. Iln’a pu entrer. On l’aurait vu.

– Quelqu’un l’a vu fatalement.

– Qui ?

– Isilda.

– Qu’on l’interroge ! Waldemar, conduis ton prisonnier chezcette jeune fille.

Lupin montra ses mains liées.

– La bataille sera rude. Puis-je me battre ainsi ?

L’Empereur dit au comte :

– Détache-le… Et tiens-moi au courant…

Ainsi donc, par un brusque effort, en mêlant au débat,hardiment, sans aucune preuve, la vision abhorrée de l’assassin,Arsène gagnait du temps et reprenait la direction desrecherches.

« Encore seize heures, se disait-il. C’est plus qu’il ne m’enfaut. »

Il arriva au local occupé par Isilda, à l’extrémité des ancienscommuns, bâtiments qui servaient de caserne aux deux cents gardiensdes ruines, et dont toute l’aile gauche, celle-ci précisément,était réservée aux officiers.

Isilda n’était pas là.

Le comte envoya deux de ses hommes. Ils revinrent. Personnen’avait vu la jeune fille.

Pourtant, elle n’avait pu sortir de l’enceinte des ruines. Quantau palais de la Renaissance, il était, pour ainsi dire, investi parla moitié des troupes, et nul n’y pouvait entrer.

Enfin, la femme d’un lieutenant qui habitait le logis voisin,déclara qu’elle n’avait pas quitté sa fenêtre et que la jeune fillen’était pas sortie.

– Si elle n’était pas sortie, s’écria Waldemar, elle serait là,et elle n’est pas là.

Lupin observa :

– Il y a un étage au-dessus ?

– Oui, mais de cette chambre à l’étage, il n’y a pasd’escalier.

– Si, il y a un escalier.

Il désigna une petite porte ouverte sur un réduit obscur. Dansl’ombre on apercevait les premières marches d’un escalier, abruptcomme une échelle.

– Je vous en prie, mon cher comte, dit-il à Waldemar qui voulaitmonter, laissez-moi cet honneur.

– Pourquoi ?

– Il y a du danger.

Il s’élança, et, tout de suite, sauta dans une soupente étroiteet basse.

Un cri lui échappa :

– Oh !

– Qu’y a-t-il ? fit le comte débouchant à son tour.

– Ici, sur le plancher… Isilda…

Il s’agenouilla, mais aussitôt, au premier examen, il reconnutque la jeune fille était tout simplement étourdie, et qu’elle neportait aucune trace de blessure, sauf quelques égratignures auxpoignets et aux mains.

Dans sa bouche, formant bâillon, il y avait un mouchoir.

– C’est bien cela, dit-il. L’assassin était ici, avec elle.Quand nous sommes arrivés, il l’a frappée d’un coup de poing, et ill’a bâillonnée pour que nous ne puissions entendre lesgémissements.

– Mais par où s’est-il enfui ?

– Par là tenez Il y a un couloir qui fait communiquer toutes lesmansardes du premier étage.

– Et de là ?

– De là, il est descendu par l’escalier d’un des logements.

– Mais on l’aurait vu !

– Bah ! est-ce qu’on sait ? cet être-là est invisible.N’importe ! Envoyez vos hommes aux renseignements. Qu’onfouille toutes les mansardes et tous les logements durez-de-chaussée !

Il hésita. Irait-il, lui aussi, à la poursuite del’assassin ? Mais un bruit le ramena vers la jeune fille. Elles’était relevée et une douzaine de pièces d’or roulaient de sesmains. Il les examina. Toutes étaient françaises.

– Allons, dit-il, je ne m’étais pas trompé. Seulement, pourquoitant d’or ? en récompense de quoi ?

Soudain, il aperçut un livre à terre et se baissa pour leramasser. Mais d’un mouvement rapide, la jeune fille se précipita,saisit le livre, et le serra contre elle avec une énergie sauvage,comme si elle était prête à le défendre contre touteentreprise.

– C’est cela, dit-il, des pièces d’or ont été offertes contre levolume, mais elle refuse de s’en défaire. D’où les égratignures auxmains. L’intéressant serait de savoir pourquoi l’assassin voulaitposséder ce livre. Avait-il pu, auparavant, le parcourir ?

Il dit à Waldemar :

– Mon cher comte, donnez l’ordre, s’il vous plaît…

Waldemar fit un signe. Trois de ses hommes se jetèrent sur lajeune fille, et, après une lutte acharnée où la malheureusetrépigna de colère et se tordit sur elle-même en poussant des cris,on lui arracha le volume.

– Tout doux, l’enfant, disait Lupin, du calme… C’est pour labonne cause, tout cela… Qu’on la surveille ! Pendant ce temps,je vais examiner l’objet du litige.

C’était, dans une vieille reliure qui datait au moins d’unsiècle, un tome dépareillé de Montesquieu, qui portait ce titre :Voyage au Temple de Guide. Mais à peine Lupin l’eut-ilouvert qu’il s’exclama :

– Tiens, tiens, c’est bizarre. Sur le recto de chacune despages, une feuille de parchemin a été collée, et sur cette feuille,sur ces feuilles, il y a des lignes d’écriture, très serrées ettrès fines.

Il lut, tout au début :

« Journal du chevalier Gilles de Mairèche, domestique françaisde son Altesse Royale le prince de Deux-Ponts-Veldenz, commencé enl’an de grâce 1794. »

– Comment, il y a cela ? dit le comte…

– Qu’est-ce qui vous étonne ?

– Le grand-père d’Isilda, le vieux qui est mort il y a deux ans,s’appelait Malreich, c’est-à-dire le même nom germanisé.

– À merveille ! Le grand-père d’Isilda devait être le filsou le petit-fils du domestique français qui écrivait son journalsur un tome dépareillé de Montesquieu. Et c’est ainsi que cejournal est passé aux mains d’Isilda.

Il feuilleta au hasard :

« 15 septembre 1796. – Son Altesse a chassé.

« 20 septembre 1796. – Son Altesse est sortie à cheval. Ellemontait Cupidon. »

– Bigre, murmura Lupin, jusqu’ici, ce n’est pas palpitant. Ilalla plus avant :

« 12 mars 1803. – J’ai fait passer dix écus à Hermann. Il estcuisinier à Londres. »

Lupin se mit à rire.

– Oh ! oh ! Hermann est détrôné. Le respectdégringole.

– Le grand-duc régnant, observa Waldemar, fut en effet chassé deses Etats par les troupes françaises.

Lupin continua :

« 1809. – Aujourd’hui, mardi, Napoléon a couché à Veldenz. C’estmoi qui ai fait le lit de Sa Majesté, et qui, le lendemain, ai vidéses eaux de toilette. »

– Ah ! dit Lupin, Napoléon s’est arrêté àVeldenz ?

– Oui, oui, en rejoignant son armée, lors de la campagned’Autriche, qui devait aboutir à Wagram. C’est un honneur dont lafamille ducale, par la suite, était très fière.

Lupin reprit :

« 28 octobre 1814. – Son Altesse Royale est revenue dans sesEtats.

« 29 octobre. – Cette nuit, j’ai conduit Son Altesse jusqu’à lacachette, et j’ai été heureux de lui montrer que personne n’enavait deviné l’existence. D’ailleurs, comment se douter qu’unecachette pouvait être pratiquée dans… »

Un arrêt brusque… Un cri de Lupin… Isilda avait subitementéchappé aux hommes qui la gardaient, s’était jetée sur lui, etavait pris la fuite, emportant le livre.

– Ah ! la coquine ! Courez donc… Faites le tour par enbas. Moi, je la chasse par le couloir.

Mais elle avait clos la porte sur elle et poussé un verrou. Ildut descendre et longer les communs, ainsi que les autres, en quêted’un escalier qui le ramenât au premier étage.

Seul, le quatrième logement étant ouvert, il put monter. Mais lecouloir était vide, et il lui fallut frapper à des portes, forcerdes serrures, et s’introduire dans des chambres inoccupées, tandisque Waldemar, aussi ardent que lui à la poursuite, piquait lesrideaux et les tentures avec la pointe de son sabre.

Des appels retentirent, qui venaient du rez-de-chaussée, versl’aile droite. Ils s’élancèrent. C’était une des femmes d’officiersqui leur faisait signe, au bout du couloir, et qui raconta que lajeune fille était chez elle.

– Comment le savez-vous ? demanda Lupin.

– J’ai voulu entrer dans ma chambre. La porte était fermée, etj’ai entendu du bruit.

Lupin, en effet, ne put ouvrir.

– La fenêtre, s’écria-t-il, il doit y avoir une fenêtre.

On le conduisit dehors, et tout de suite, prenant le sabre ducomte, d’un coup, il cassa les vitres.

Puis, soutenu par deux hommes, il s’accrocha au mur, passa lebras, tourna l’espagnolette et tomba dans la chambre.

Accroupie devant la cheminée, Isilda lui apparut au milieu desflammes.

– Oh ! la misérable ! proféra Lupin, elle l’a jeté aufeu ! Il la repoussa brutalement, voulut prendre le livre etse brûla les mains. Alors, à l’aide des pincettes, il l’attira horsdu foyer et le recouvrit avec le tapis de la table pour étoufferles flammes.

Mais il était trop tard. Les pages du vieux manuscrit, toutesconsumées, tombèrent en cendres.

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