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3.

Après un instant de réflexion, M. Lenormand prononça :

– Le doute n’est plus permis. Ils étaient deux dans l’affaireKesselbach : l’homme au poignard, qui a tué, et son complice, lemajor.

– C’est l’avis du prince Sernine, murmura JacquesDoudeville.

– Et ce soir, continua le chef de la Sûreté, ce sont eux encore…les deux mêmes.

Et il ajouta :

– Tant mieux. On a cent fois plus de chances de prendre deuxcoupables qu’un seul.

M. Lenormand soigna ses hommes, les fit mettre au lit, etchercha si les assaillants n’avaient point perdu quelque objet oulaissé quelque trace. Il ne trouva rien, et se coucha.

Au matin, Gourel et les Doudeville ne se ressentant pas trop deleurs blessures, il ordonna aux deux frères de battre les environs,et il partit avec Gourel pour Paris, afin d’expédier ses affaireset de donner ses ordres.

Il déjeuna dans son bureau. À deux heures, il apprit une bonnenouvelle. Un de ses meilleurs agents, Dieuzy, avait cueilli, à ladescente d’un train venant de Marseille, l’Allemand Steinweg, lecorrespondant de Rudolf Kesselbach.

– Dieuzy est là ? dit-il.

– Oui, chef, répondit Gourel, il est là avec l’Allemand.

– Qu’on me les amène.

À ce moment il reçut un coup de téléphone. C’était JeanDoudeville qui le demandait, du bureau de Garches. La communicationfut rapide.

– C’est toi, Jean ? du nouveau ?

– Oui, chef, le major Parbury…

– Eh bien ?

– Nous l’avons retrouvé. Il est devenu espagnol et il s’estbruni la peau. Nous venons de le voir. Il pénétrait dans l’Ecolelibre de Garches. Il a été reçu par cette demoiselle… vous savez,la jeune fille qui connaît le prince Sernine, GenevièveErnemont.

– Tonnerre !

M. Lenormand lâcha l’appareil, sauta sur son chapeau, seprécipita dans le couloir, rencontra Dieuzy et l’Allemand, et leurcria :

– À six heures… rendez-vous ici…

Il dégringola l’escalier, suivi de Gourel et de troisinspecteurs qu’il avait cueillis au passage, et s’engouffra dansson automobile.

– À Garches, dix francs de pourboire. Un peu avant le parc deVilleneuve, au détour de la ruelle qui conduit à l’école, il fitstopper. Jean Doudeville, qui l’attendait, s’écria aussitôt :

– Le coquin a filé par l’autre côté de la ruelle, il y a dixminutes.

– Seul ?

– Non, avec la jeune fille.

M. Lenormand empoigna Doudeville au collet :

– Misérable ! tu l’as laissé partir ! mais ilfallait…

– Mon frère est sur sa piste.

– Belle avance ! il le sèmera, ton frère. Est-ce que vousêtes de force ? Il prit lui-même la direction de l’auto ets’engagea résolument dans la ruelle, insouciant des ornières et desfourrés. Très vite, ils débouchèrent sur un chemin vicinal qui lesconduisit à un carrefour où s’embranchaient cinq routes. Sanshésiter, M. Lenormand choisit la route de gauche, celle deSaint-Cucufa. De fait, au haut de la côte qui descend vers l’étang,ils dépassèrent l’autre frère Doudeville qui leur cria :

– Ils sont en voiture à un kilomètre.

Le chef n’arrêta pas. Il lança l’auto dans la descente, brûlales virages, contourna l’étang et soudain jeta une exclamation detriomphe.

Au sommet d’une petite montée qui se dressait au-devant d’eux,il avait vu la capote d’une voiture.

Malheureusement, il s’était engagé sur une mauvaise route. Ildut faire machine arrière.

Quand il fut revenu à l’embranchement, la voiture était encorelà, arrêtée. Et, tout de suite, pendant qu’il virait, il aperçutune femme qui sautait de la voiture. Un homme apparut sur lemarchepied. La femme allongea le bras. Deux détonationsretentirent.

Elle avait mal visé sans doute, car une tête surgit de l’autrecôté de la capote, et l’homme, avisant l’automobile, cingla d’ungrand coup de fouet son cheval qui partit au galop. Et aussitôt untournant cacha la voiture.

En quelques secondes, M. Lenormand acheva la manœuvre, piquadroit sur la montée, dépassa la jeune fille sans s’arrêter et,hardiment, tourna.

C’était un chemin forestier qui descendait, abrupt etrocailleux, entre des bois épais, et qu’on ne pouvait suivre quetrès lentement, avec les plus grandes précautions. Maisqu’importait ! À vingt pas en avant, la voiture, une sorte decabriolet à deux roues, dansait sur les pierres, traînée, retenueplutôt, par un cheval qui ne se risquait que prudemment et à pascomptés. Il n’y avait plus rien à craindre, la fuite étaitimpossible.

Et les deux véhicules roulèrent de haut en bas, cahotés etsecoués. Un moment même, ils furent si près l’un de l’autre que M.Lenormand eut l’idée de mettre pied à terre et de courir avec seshommes. Mais il sentit le péril qu’il y aurait à freiner sur unepente aussi brutale, et il continua, serrant l’ennemi de près,comme une proie que l’on tient à portée de son regard, à portée desa main.

– Ça y est, chef, ça y est ! murmuraient les inspecteurs,étreints par l’imprévu de cette chasse. En bas de la routes’amorçait un chemin qui se dirigeait vers la Seine, vers Bougival.Sur terrain plat, le cheval partit au petit trot, sans se presser,et en tenant le milieu de la voie.

Un effort violent ébranla l’automobile. Elle eut l’air, plutôtque de rouler, d’agir par bonds ainsi qu’un fauve qui s’élance, et,se glissant le long du talus, prête à briser tous les obstacles,elle rattrapa la voiture, se mit à son niveau, la dépassa.

Un juron de M. Lenormand Des clameurs de rage La voiture étaitvide !

La voiture était vide. Le cheval s’en allait paisiblement, lesrênes sur le dos, retournant sans doute à l’écurie de quelqueauberge environnante où on l’avait pris en location pour lajournée.

Etouffant sa colère, le chef de la Sûreté dit simplement :

– Le major aura sauté pendant les quelques secondes où nousavons perdu de vue la voiture, au début de la descente.

– Nous n’avons qu’à battre les bois, chef, et nous sommessûrs…

– De rentrer bredouilles. Le gaillard est loin, allez, et iln’est pas de ceux qu’on pince deux fois dans la même journée.Ah ! crénom de crénom !

Ils rejoignirent la jeune fille qu’ils trouvèrent en compagniede Jacques Doudeville, et qui ne paraissait nullement se ressentirde son aventure.

M. Lenormand, s’étant fait connaître, s’offrit à la ramener chezelle, et, tout de suite, il l’interrogea sur le major anglaisParbury. Elle s’étonna :

– Il n’est ni major ni anglais, et il ne s’appelle pasParbury.

– Alors il s’appelle ?

– Juan Ribeira, il est espagnol, et chargé par son Gouvernementd’étudier le fonctionnement des écoles françaises.

– Soit. Son nom et sa nationalité n’ont pas d’importance. C’estbien celui que nous cherchons. Il y a longtemps que vous leconnaissez ?

– Une quinzaine de jours. Il avait entendu parler d’une écoleque j’ai fondée à Garches, et il s’intéressait à ma tentative, aupoint de me proposer une subvention annuelle à la seule conditionqu’il pût venir de temps à autre constater les progrès de mesélèves. Je n’avais pas le droit de refuser.

– Non, évidemment, mais il fallait consulter autour de vous…N’êtes-vous pas en relation avec le prince Sernine ? C’est unhomme de bon conseil.

– Oh ! j’ai toute confiance en lui, mais actuellement ilest en voyage.

– Vous n’aviez pas son adresse ?

– Non. Et puis, que lui aurais-je dit ? Ce monsieur seconduisait fort bien. Ce n’est qu’aujourd’hui… Mais je ne sais…

– Je vous en prie, mademoiselle, parlez-moi franchement… En moiaussi vous pouvez avoir confiance.

– Eh bien, M. Ribeira est venu tantôt. Il m’a dit qu’il étaitenvoyé par une dame française de passage à Bougival, que cette dameavait une petite fille dont elle désirait me confier l’éducation,et qu’elle me priait de venir sans retard. La chose me parut toutenaturelle. Et comme c’est aujourd’hui congé, comme M. Ribeira avaitloué une voiture qui l’attendait au bout du chemin, je ne fis pointde difficulté pour y prendre place.

– Mais enfin, quel était son but ? Elle rougit et prononça:

– M’enlever tout simplement. Au bout d’une demi-heure il mel’avouait.

– Vous ne savez rien sur lui ?

– Non.

– Il demeure à Paris ?

– Je le suppose.

– Il ne vous a pas écrit ? Vous n’avez pas quelques lignesde sa main, un objet oublié, un indice qui puisse nousservir ?

– Aucune indice… Ah ! cependant… mais cela n’a sans douteaucune importance…

– Parlez ! parlez ! je vous en prie.

– Eh bien, il y a deux jours, ce monsieur m’a demandé lapermission d’utiliser la machine à écrire dont je me sers, et il acomposé – difficilement, car il n’était pas exercé – une lettredont j’ai surpris par hasard l’adresse.

– Et cette adresse ?

– Il écrivait au Journal, et il glissa dans l’enveloppe unevingtaine de timbres.

– Oui, la petite correspondance sans doute, fit Lenormand.

– J’ai le numéro d’aujourd’hui, chef, dit Gourel.

M. Lenormand déplia la feuille et consulta la huitième page.Après un instant il eut un sursaut. Il avait lu cette phraserédigée avec les abréviations d’usage :

Nous informons toute personne connaissant M. Steinweg que nousvoudrions savoir s’il est à Paris, et son adresse. Répondre par lamême voie.

– Steinweg, s’écria Gourel, mais c’est précisément l’individuque Dieuzy nous amène.

« Oui, oui, fit M. Lenormand en lui-même, c’est l’homme dontj’ai intercepté la lettre à Kesselbach, l’homme qui a lancécelui-ci sur la piste de Pierre Leduc… Ainsi donc, eux aussi, ilsont besoin de renseignements sur Pierre Leduc et sur son passé… Euxaussi, ils tâtonnent… »

Il se frotta les mains : Steinweg était à sa disposition. Avantune heure Steinweg aurait parlé. Avant une heure le voile desténèbres qui l’opprimaient et qui faisaient de l’affaire Kesselbachla plus angoissante et la plus impénétrable des affaires dont ileût poursuivi la solution, ce voile serait déchiré.

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