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3.

– Je ne me trompais pas, dit M. Lenormand, la communica¬tion estde date récente. Tu vois, ce sont des travaux faits à la hâte etpour une durée d’ailleurs limitée Pas de maçonnerie. De place enplace deux madriers en croix et une solive qui sert de plafond, etc’est tout. Ça tiendra ce que ça tiendra, mais toujours assez pourle but qu’on poursuit, c’est-à-dire…

– C’est-à-dire quoi, chef ?

– Eh bien, d’abord pour permettre les allées et venues entreGertrude et ses complices et puis, un jour, un jour prochain,l’enlèvement ou plutôt la disparition miraculeuse,incompréhen-sible de Mme Kesselbach.

Ils avançaient avec précaution pour ne pas heurter certainespoutres, dont la solidité ne semblait pas inébranlable. À premièrevue, la longueur du tunnel était de beaucoup supérieure auxcinquante mètres tout au plus qui séparaient le pavillon del’enceinte du jardin. Il devait donc aboutir assez loin des murs,et au-delà d’un chemin qui longeait le domaine.

– Nous n’allons pas du côté de Villeneuve et de l’étang, parici ? demanda Gourel.

– Du tout, juste à l’opposé, affirma M. Lenormand. La galeriedescendait en pente douce. Il y eut une marche, puis une autre, etl’on obliqua vers la droite. À ce moment ils se heurtèrent à uneporte qui était encastrée dans un rectangle de moellonssoigneusement cimentés. M. Lenormand l’ayant poussée, elles’ouvrit.

– Une seconde, Gourel, dit-il en s’arrêtant réfléchissons ilvaudrait peut-être mieux rebrousser chemin.

– Et pourquoi ?

– Il faut penser que Ribeira a prévu le péril, et supposer qu’ila pris ses précautions au cas où le souterrain serait démasqué. Or,il sait que nous fouillons le jardin. Il nous a vus sans douteentrer dans ce pavillon. Qui nous assure qu’il n’est pas en trainde nous tendre un piège ?

– Nous sommes deux, chef.

– Et ils sont vingt, eux.

Il regarda. Le souterrain remontait, et il marcha vers l’autreporte, distante de cinq à six mètres.

– Allons jusqu’ici, dit-il, nous verrons bien.

Il passa, suivi de Gourel auquel il recommanda de laisser laporte ouverte, et il marcha vers l’autre porte, se promettant biende ne pas aller plus loin. Mais celle-ci était close, et, bien quela serrure parût fonctionner, il ne parvint pas à ouvrir.

– Le verrou est mis, dit-il. Ne faisons pas de bruit etrevenons. D’autant que, dehors, nous établirons, d’aprèsl’orientation de la galerie, la ligne sur laquelle il faudrachercher l’autre issue du souterrain.

Ils revinrent donc sur leurs pas vers la première porte, quandGourel, qui marchait le premier, eut une exclamation desurprise.

– Tiens, elle est fermée…

– Comment ! mais je t’avais dit de la laisser ouverte.

– Je l’ai laissée ouverte, chef, mais le battant est retombétout seul.

– Impossible ! nous aurions entendu le bruit.

– Alors ?

– Alors… alors je ne sais pas… Il s’approcha.

– Voyons… il y a une clef… Elle tourne. Mais de l’autre côté ildoit y avoir un verrou…

– Qui l’aurait mis ?

– Eux parbleu ! derrière notre dos. Ils ont peut-être uneautre galerie qui longe celle-ci ou bien ils étaient restés dans cepavillon inhabité… Enfin, quoi, nous sommes pris au piège.

Il s’acharna contre la serrure, introduisit son couteau dans lafente, chercha tous les moyens, puis, en un moment de lassitude,prononça :

– Rien à faire !

– Comment, chef, rien à faire ? En ce cas, nous sommesfichus ?

– Ma foi, dit-il.

Ils retournèrent à l’autre porte, puis revinrent à la première.Elles étaient toutes deux massives, en bois dur, renforcées par destraverses somme toute indestructibles.

– Il faudrait une hache, dit le chef de la Sûreté ou tout aumoins un instrument sérieux… un couteau même, avec lequel onessaierait de découper l’emplacement probable du verrou… Et nousn’avons rien.

Il eut un accès de rage subit, et se rua contre l’obstacle,comme s’il espérait l’abolir. Puis, impuissant, vaincu, il dit àGourel :

– Ecoute, nous verrons ça dans une heure ou deux… Je suiséreinté, je vais dormir… Veille, pendant ce temps-là… Et si l’onvenait nous attaquer…

– Ah ! si l’on venait, nous serions sauvés, chef, s’écriaGourel en homme qu’eût soulagé la bataille, si inégale qu’ellefût.

M. Lenormand se coucha par terre. Au bout d’une minute ildormait. Quand il se réveilla, il resta quelques secondes indécis,sans comprendre, et il se demandait aussi quelle était cette sortede souffrance qui le tourmentait.

– Gourel, appela-t-il… Eh bien ! Gourel ?

N’obtenant pas de réponse, il fit jouer le ressort de salanterne, et il aperçut Gourel à côté de lui qui dormaitprofondément.

– Qu’est-ce que j’ai à souffrir ainsi ? pensait-il… devéritables tiraillements… Ah ça ! mais j’ai faim ! toutsimplement je meurs de faim ! Quelle heure est-ildonc ?

Sa montre marquait sept heures vingt, mais il se rappela qu’ilne l’avait pas remontée. La montre de Gourel ne marchait pasdavantage. Celui-ci cependant s’étant réveillé sous l’action desmêmes souffrances d’estomac, ils estimèrent que l’heure du déjeunerdevait être largement dépassée, et qu’ils avaient déjà dormi unepartie du jour.

– J’ai les jambes tout engourdies, déclara Gourel, et les piedscomme s’ils étaient dans de la glace… Quelle drôled’impression !

Il voulut se frictionner et reprit :

– Tiens, mais ce n’est pas dans la glace qu’ils étaient mespieds, c’est dans l’eau… Regardez, chef… Du côté de la premièreporte c’est une véritable mare…

– Des infiltrations, répondit M. Lenormand. Remontons vers laseconde porte, tu te sécheras…

– Mais qu’est-ce que vous faites donc, chef ?

– Crois-tu que je me laisserai enterrer vivant dans cecaveau ? Ah ! non, je ne suis pas encore d’âge… Puisqueles deux portes sont fermées, tâchons de traverser les parois.

Une à une il détachait les pierres qui faisaient saillie àhauteur de sa main, dans l’espoir de pratiquer une autre galeriequi s’en irait en pente jusqu’au niveau du sol. Mais le travailétait long et pénible, car, en cette partie du souterrain, lespierres étaient cimentées.

– Chef chef, balbutia Gourel, d’une voix étranglée…

– Eh bien ?

– Vous avez les pieds dans l’eau.

– Allons donc ! Tiens, oui… Ma foi, que veux-tu ! onse séchera au soleil.

– Mais vous ne voyez donc pas ?

– Quoi ?

– Mais ça monte, chef, ça monte…

– Qu’est-ce qui monte ?

– L’eau…

M. Lenormand sentit un frisson qui lui courait sur la peau. Ilcomprenait tout d’un coup. Ce n’était pas des infiltrationsfortuites, mais une inondation habilement préparée et qui seproduisait mécaniquement, irrésistiblement, grâce à quelque systèmeinfernal.

– Ah ! la fripouille, grinça-t-il… Si jamais je le tiens,celui-là !

– Oui, oui, chef, mais il faut d’abord se tirer d’ici, et pourmoi…

Gourel semblait complètement abattu, hors d’état d’avoir uneidée, de proposer un plan.

M. Lenormand s’était agenouillé sur le sol et mesurait lavitesse avec laquelle l’eau s’élevait. Un quart de la premièreporte à peu près était couvert, et l’eau s’avançait jusqu’àmi-distance de la seconde porte.

– Le progrès est lent, mais ininterrompu, dit-il. Dans quelquesheures, nous en aurons par-dessus la tête.

– Mais c’est effroyable, chef, c’est horrible, gémit Gourel.

– Ah ! dis donc, tu ne vas pas nous ennuyer avec tesjérémiades, n’est-ce pas ? Pleure si ça t’amuse, mais que jene t’entende pas.

– C’est la faim qui m’affaiblit, chef, j’ai le cerveau quitourne.

– Mange ton poing.

Comme disait Gourel, la situation était effroyable, et, si M.Lenormand avait eu moins d’énergie, il eût abandonné une lutteaussi vaine. Que faire ? Il ne fallait pas espérer que Ribeiraeût la charité de leur livrer passage. Il ne fallait pas espérerdavantage que les frères Doudeville pussent les secourir puisqueles inspecteurs ignoraient l’existence de ce tunnel.

Donc, aucun espoir ne restait… aucun espoir que celui d’unmiracle impossible…

– Voyons, voyons, répétait M. Lenormand, c’est trop bête, nousn’allons pas crever ici ! Que diable ! il doit y avoirquelque chose… Eclaire-moi, Gourel.

Collé contre la seconde porte, il l’examina de bas en haut, danstous les coins. Il y avait de ce côté, comme de l’autreprobablement, un verrou, un énorme verrou. Avec la lame de soncouteau il en défit les vis, et le verrou se détacha.

– Et après ? demanda Gourel.

– Après, dit-il, eh bien, ce verrou est en fer, assez long,presque pointu ça ne vaut certes pas une pioche, mais, tout demême, c’est mieux que rien et sans achever sa phrase, il enfonçal’instrument dans la paroi de la galerie, un peu avant le pilier demaçonnerie qui supportait les gonds de la porte. Ainsi qu’il s’yattendait, une fois traversée la première couche de ciment et depierres, il trouva la terre molle.

– À l’ouvrage ! s’écria-t-il.

– Je veux bien, chef, mais expliquez-moi…

– C’est tout simple, il s’agit de creuser, autour de ce pilier,un passage de trois ou quatre mètres de long qui rejoindra letunnel au-delà de la porte et nous permettra de filer.

– Mais il faudra des heures, et pendant ce temps l’eaumonte.

– Eclaire-moi, Gourel.

L’idée de M. Lenormand était juste et, avec un peu d’effort, enattirant à lui et en faisant tomber dans le tunnel la terre qu’ilattaquait d’abord avec l’instrument, il ne tarda pas à creuser untrou assez grand pour s’y glisser.

– À mon tour, chef ! dit Gourel.

– Ah ! ah ! tu reviens à la vie ? Bien,travaille… Tu n’as qu’à te diriger sur le contour du pilier.

À ce moment l’eau montait jusqu’à leurs chevilles. Auraient-ilsle loisir d’achever l’œuvre commencée ? À mesure qu’onavançait elle devenait plus difficile, car la terre remuée lesencombrait davantage, et, couchés à plat ventre dans le passage,ils étaient obligés à tout instant de ramener les décombres quil’obstruaient.

Au bout de deux heures, le travail en était peut-être aux troisquarts, mais l’eau recouvrait leurs jambes. Encore une heure, ellegagnerait l’orifice du trou qu’ils creusaient.

Cette fois, ce serait la fin.

Gourel, épuisé par le manque de nourriture, et de corpulencetrop forte pour aller et venir dans ce couloir de plus en plusétroit, avait dû renoncer. Il ne bougeait plus, tremblantd’angoisse à sentir cette eau glacée qui l’ensevelissait peu àpeu.

M. Lenormand, lui, travaillait avec une ardeur inlassable.Besogne terrible, œuvre de termite, qui s’accomplissait dans desténèbres étouffantes. Ses mains saignaient. Il défaillait de faim.Il respirait mal un air insuffisant, et, de temps à autre, lessoupirs de Gourel lui rappelaient l’épouvantable danger qui lemenaçait au fond de sa tanière.

Mais rien n’eût pu le décourager, car maintenant il retrouvaiten face de lui ces pierres cimentées qui composaient la paroi de lagalerie. C’était le plus difficile, mais le but approchait.

– Ça monte, cria Gourel, d’une voix étranglée, ça monte. M.Lenormand redoubla d’efforts. Soudain la tige du verrou dont il seservait jaillit dans le vide. Le passage était creusé. Il n’y avaitplus qu’à l’élargir, ce qui devenait beaucoup plus facilemaintenant qu’il pouvait rejeter les matériaux devant lui. Gourel,fou de terreur, poussait des hurlements de bête qui agonise. Il nes’en émouvait pas. Le salut était à portée de sa main.

Il eut cependant quelques secondes d’anxiété en constatant, aubruit des matériaux qui tombaient, que cette partie du tunnel étaitégalement remplie d’eau – ce qui était naturel, la porte neconstituant pas une digue suffisamment hermétique. Maisqu’importait ! l’issue était libre un dernier effort Ilpassa.

– Viens, Gourel, cria-t-il, en revenant chercher son compagnon.Il le tira, à demi mort, par les poignets.

– Allons, secoue-toi, ganache, puisque nous sommes sauvés.

– Vous croyez, chef ? vous croyez ? Nous avons del’eau jusqu’à la poitrine…

– Va toujours… Tant que nous n’en aurons pas par-dessus labouche… Et ta lanterne ?

– Elle ne va plus.

– Tant pis.

Il eut une exclamation de joie :

– Une marche… deux marches ! Un escalier… Enfin ! Ilssortaient de l’eau, de cette eau maudite qui les avait presqueengloutis, et c’était une sensation délicieuse, une délivrance quiles exaltait.

– Arrête ! murmura M. Lenormand.

Sa tête avait heurté quelque chose. Les bras tendus, ils’arc-bouta contre l’obstacle qui céda aussitôt. C’était le battantd’une trappe, et, cette trappe ouverte, on se trouvait dans unecave où filtrait, par un soupirail, la lueur d’une nuit claire.

Il renversa le battant et escalada les dernières marches.

Un voile s’abattit sur lui. Des bras le saisirent. Il se sentitcomme enveloppé d’une couverture, d’une sorte de sac, puis lié pardes cordes.

– À l’autre, dit une voix.

On dut exécuter la même opération avec Gourel, et la même voixdit :

– S’ils crient, tue-les tout de suite. Tu as tonpoignard ?

– Oui.

– En route. Vous deux, prenez celui-ci… vous deux celui-là… Pasde lumière, et pas de bruit non plus… Ce serait grave ! depuisce matin on fouille le jardin d’à côté… ils sont dix ou quinze quise démènent. Retourne au pavillon, Gertrude, et, s’il y a lamoindre chose, téléphone-moi à Paris.

M. Lenormand eut l’impression qu’on le portait, puis, après uninstant, l’impression qu’on était dehors.

– Approche la charrette, dit la voix. M. Lenormand entendit lebruit d’une voiture et d’un cheval. On le coucha sur des planches.Gourel fut hissé près de lui. Le cheval partit au trot.

Le trajet dura une demi-heure environ.

– Halte ! ordonna la voix… Descendez-les. Eh ! leconducteur, tourne la charrette de façon que l’arrière touche auparapet du pont… Bien… Pas de bateaux sur la Seine ?Non ? Alors, ne perdons pas de temps Ah ! vous leur avezattaché des pierres ?

– Oui, des pavés.

– En ce cas, allez-y. Recommande ton âme à Dieu, monsieurLenormand, et prie pour moi, Parbury-Ribeira, plus connu sous lenom de baron Altenheim. Ça y est ? Tout est prêt ? Ehbien, bon voyage, monsieur Lenormand !

M. Lenormand fut placé sur le parapet. On le poussa. Il sentitqu’il tombait dans le vide, et il entendit encore la voix quiricanait :

– Bon voyage !

Dix secondes après, c’était le tour du brigadier Gourel.

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