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3.

Impassible, Lupin se contracta des pieds à la tête. Il nevoulait pas s’abandonner à un geste de désespoir. Il ne voulait pasprononcer une seule parole de violence. Après les coups atroces quela destinée lui assenait, après les crimes et la mort de Dolorès,après l’exécution de Massier, après tant de convulsions et decatastrophes, il sentait la nécessité absolue de conserver surlui-même tout son empire. Sinon, sa raison sombrait…

– Idiot ! fit-il en montrant le poing à Pierre Leduc,triple idiot, tu ne pouvais pas attendre ? Avant dix ans, nousreprenions l’Alsace-Lorraine.

Par diversion, il cherchait des mots à dire, des attitudes, maisses idées lui échappaient, et son crâne lui semblait prèsd’éclater.

– Ah ! non, non, s’écria-t-il, pas de ça, Lisette !Lupin, fou, lui aussi ! Ah ! non, mon petit !Flanque-toi une balle dans la tête si ça t’amuse, soit, et, aufond, je ne vois pas d’autre dénouement possible. Mais Lupin gaga,en petite voiture, ça, non ! En beauté, mon bonhomme, finis enbeauté !

Il marchait en frappant du pied et en levant les genoux trèshaut, comme font certains acteurs pour simuler la folie. Et ilproférait :

– Crânons, mon vieux, crânons, les dieux te contemplent. Le nezen l’air ! et de l’estomac, crebleu ! du plastron !Tout s’écroule autour de toi ! Qu’èque ça t’ fiche ?C’est le désastre, rien ne va plus, un royaume à l’eau, je perdsl’Europe, l’univers s’évapore ? Eh ben, après ? Rigoledonc ! Sois Lupin ou t’es dans le lac… Allons, rigole !Plus fort que ça… À la bonne heure… Dieu que c’est drôle !Dolorès, une cigarette, ma vieille !

Il se baissa avec un ricanement, toucha le visage de la morte,vacilla un instant et tomba sans connaissance.

Au bout d’une heure il se releva. La crise était finie, et,maître de lui, ses nerfs détendus, sérieux et taciturne, ilexaminait la situation.

Il sentait le moment venu des décisions irrévocables. Sonexistence s’était brisée net, en quelques jours, sous l’assaut decatastrophes imprévues, se ruant les unes après les autres à laminute même où il croyait son triomphe assuré. Qu’allait-ilfaire ? Recommencer ? Reconstruire ? Il n’en avaitpas le courage. Alors ?

Toute la matinée il erra dans le parc, promenade tragique où lasituation lui apparut en ses moindres détails et où, peu à peu,l’idée de la mort s’imposait à lui avec une rigueur inflexible.

Mais, qu’il se tuât ou qu’il vécût, il y avait tout d’abord unesérie d’actes précis qu’il lui fallait accomplir. Et ces actes, soncerveau, soudain apaisé, les voyait clairement.

L’horloge de l’église sonna l’Angélus de midi.

– À l’œuvre, dit-il, et sans défaillance.

Il revint vers le chalet, très calme, rentra dans sa chambre,monta sur un escabeau, et coupa la corde qui retenait PierreLeduc.

– Pauvre diable, dit-il, tu devais finir ainsi, une cravate dechanvre au cou. Hélas ! Tu n’étais pas fait pour lesgrandeurs… J’aurais dû prévoir ça, et ne pas attacher ma fortune àun faiseur de rimes.

Il fouilla les vêtements du jeune homme et n’y trouva rien.Mais, se rappelant le second portefeuille de Dolorès, il le pritdans la poche où il l’avait laissé.

Il eut un mouvement de surprise. Le portefeuille contenait unpaquet de lettres dont l’aspect lui était familier, et dont ilreconnut aussitôt les écritures diverses.

– Les lettres de l’Empereur ! murmura-t-il. Les lettres auvieux Chancelier ! tout le paquet que j’ai repris moi-mêmechez Léon Massier et que j’ai donné au comte de Waldemar… Commentse fait-il ? Est-ce qu’elle l’avait repris à son tour à cecrétin de Waldemar ?

Et, tout à coup, se frappant le front :

– Eh non, le crétin, c’est moi. Ce sont les vraies lettres,celles-là ! Elle les avait gardées pour faire chanterl’Empereur au bon moment. Et les autres, celles que j’ai rendues,sont fausses, copiées par elle évidemment, ou par un complice, etmises à ma portée… Et j’ai coupé dans le pont, comme un bleu !Fichtre, quand les femmes s’en mêlent…

Il n’y avait plus qu’un carton dans le portefeuille, unephotographie. Il regarda. C’était la sienne.

– Deux photographies, Massier et moi, ceux qu’elle aima le plussans doute… Car elle m’aimait… Amour bizarre, fait d’admirationpour l’aventurier que je suis, pour l’homme qui démolissait à luiseul les sept bandits qu’elle avait chargés de m’assommer. Amourétrange ! je l’ai senti palpiter en elle l’autre jour quandj’ai dit mon grand rêve de toute-puissance ! Là, vraiment,elle eut l’idée de sacrifier Pierre Leduc et de soumettre son rêveau mien. S’il n’y avait pas eu l’incident du miroir, elle étaitdomptée. Mais elle eut peur. Je touchais à la vérité. Pour sonsalut, il fallait ma mort, et elle s’y décida.

Plusieurs fois, il répéta pensivement :

– Et pourtant, elle m’aimait… Oui, elle m’aimait, comme d’autresm’ont aimé, d’autres à qui j’ai porté malheur aussi… Hélas !toutes celles qui m’aiment meurent… Et celle-là meurt aussi,étranglée par moi… À quoi bon vivre ?

À voix basse, il redit :

– À quoi bon vivre ? Ne vaut-il pas mieux les rejoindre,toutes ces femmes qui m’ont aimé ? et qui sont mortes de leuramour, Sonia, Raymonde, Clotilde Destange, miss Clarke ?

Il étendit les deux cadavres l’un près de l’autre, les recouvritd’un même voile, s’assit devant une table et écrivit :

J’ai triomphé de tout : et je suis vaincu. J’arrive au but et jetombe. Le destin est plus fort que moi Et celle que j’aimais n’estplus. Je meurs aussi.

Et il signa : Arsène Lupin.

Il cacheta la lettre et l’introduisit dans un flacon qu’il jetapar la fenêtre, sur la terre molle d’une plate-bande.

Ensuite il fit un grand tas sur le parquet avec de vieuxjournaux, de la paille et des copeaux qu’il alla chercher dans lacuisine.

Là-dessus il versa du pétrole.

Puis il alluma une bougie qu’il jeta parmi les copeaux.

Toute de suite, une flamme courut, et d’autres flammesjaillirent, rapides, ardentes, crépitantes.

– En route, dit Lupin, le chalet est en bois : ça va flambercomme une allumette. Et quand on arrivera du village, le temps deforcer les grilles, de courir jusqu’à cette extrémité du parc troptard ! On trouvera des cendres, deux cadavres calcinés, et,près de là, dans une bouteille, mon billet de faire-part… AdieuLupin ! Bonnes gens, enterrez-moi sans cérémonie… Lecorbillard des pauvres… Ni fleurs, ni couronnes… Une humble croix,et cette épitaphe :

CI-GIT ARSÈNE LUPIN, AVENTURIER

Il gagna le mur d’enceinte, l’escalada et, se retournant,aperçut les flammes qui tourbillonnaient dans le ciel.

Il s’en revint à pied vers Paris, errant, le désespoir au cœur,courbé par le destin.

Et les paysans s’étonnaient de voir ce voyageur qui payait sesrepas de trente sous avec des billets de banque.

Trois voleurs de grand chemin l’attaquèrent, un soir, en pleineforêt. À coups de bâton, il les laissa quasi morts sur place.

Il passa huit jours dans une auberge. Il ne savait où aller… Quefaire ? À quoi se raccrocher ? La vie le lassait. Il nevoulait plus vivre… il ne voulait plus vivre…

– C’est toi !

Mme Ernemont, dans la petite pièce de la villa de Garches, setenait debout, tremblante, effarée, livide, les yeux grands ouvertssur l’apparition qui se dressait en face d’elle.

Lupin ! Lupin était là !

– Toi ! dit-elle… Toi ! Mais les journaux ontraconté…

Il sourit tristement.

– Oui, je suis mort.

– Eh bien ! eh bien !, dit-elle naïvement…

– Tu veux dire que, si je suis mort, je n’ai rien à faire ici.Crois bien que j’ai des raisons sérieuses, Victoire.

– Comme tu as changé ! fit-elle avec compassion.

– Quelques légères déceptions… Mais c’est fini. Ecoute,Geneviève est là ?

Elle bondit sur lui, subitement furieuse.

– Tu vas la laisser, hein ? Ah ! mais cette fois, jene la lâche plus. Elle est revenue fatiguée, toute pâlie, inquiète,et c’est à peine si elle retrouve ses belles couleurs. Tu lalaisseras, je te le jure.

Il appuya fortement sa main sur l’épaule de la vieillefemme.

– Je veux, tu entends, je veux lui parler.

– Non.

– Je lui parlerai.

Il la bouscula. Elle se remit d’aplomb, et, les bras croisés:

– Tu me passerais plutôt sur le corps, vois-tu. Le bonheur de lapetite est ici, pas ailleurs… Avec toutes tes idées d’argent et denoblesse, tu la rendrais malheureuse. Et ça, non. Qu’est-ce quec’est que ton Pierre Leduc ? et ton Veldenz ? Geneviève,duchesse ! Tu es fou. Ce n’est pas sa vie. Au fond, vois-tu,tu n’as pensé qu’à toi là-dedans. C’est ton pouvoir, ta fortune quetu voulais. La petite, tu t’en moques. T’es-tu seulement demandé sielle l’aimait, ton sacripant de grand-duc ? T’es-tu seulementdemandé si elle aimait quelqu’un ? Non, tu as poursuivi tonbut, voilà tout, au risque de blesser Geneviève, et de la rendremalheureuse pour le reste de sa vie. Eh bien ! je ne veux pas.Ce qu’il lui faut, c’est une existence simple, honnête, et celle-làtu ne peux pas la lui donner. Alors, que viens-tu faire ?

Il parut ébranlé, mais tout de même, la voix basse, avec unegrande tristesse, il murmura :

– Il est impossible que je ne la voie plus jamais. Il estimpossible que je ne lui parle pas

– Elle te croit mort.

– C’est cela que je ne veux pas ! Je veux qu’elle sache lavérité. C’est une torture de songer qu’elle pense à moi comme àquelqu’un qui n’est plus. Amène-la, Victoire.

Il parlait d’une voix si douée, si désolée, qu’elle fut toutattendrie, et lui demanda :

– Ecoute avant tout, je veux savoir. Ça dépendra de ce que tu asà lui dire… Sois franc, mon petit… Qu’est-ce que tu lui veux, àGeneviève ?

Il prononça gravement :

– Je veux lui dire ceci : « Geneviève, j’avais promis à ta mèrede te donner la fortune, la puissance, une vie de conte de fées. Etce jour-là, mon but atteint, je t’aurais demandé une petite place,pas bien loin de toi. Heureuse et riche, tu aurais oublié, oui,j’en suis sûr, tu aurais oublié ce que je suis, ou plutôt ce quej’étais. Par malheur, le destin est plus fort que moi. Je net’apporte ni la fortune, ni la puissance. Je ne t’apporte rien. Etc’est moi au contraire qui ai besoin de toi. Geneviève, peux-tum’aider ? »

– À quoi ? fit la vieille femme anxieuse.

– À vivre…

– Oh ! dit-elle, tu en es là, mon pauvre petit…

– Oui, répondit-il simplement, sans douleur affectée oui, j’ensuis là. Trois êtres viennent de mourir, que j’ai tués, que j’aitués de mes mains. Le poids du souvenir est trop lourd. Je suisseul. Pour la première fois de mon existence, j’ai besoin desecours. J’ai le droit de demander ce secours à Geneviève. Et sondevoir est de me l’accorder… Sinon ?

– Tout est fini.

La vieille femme se tut, pâle et frémissante. Elle retrouvaittoute son affection pour celui qu’elle avait nourri de son lait,jadis, et qui restait, encore et malgré tout, « son petit ». Elledemanda :

– Qu’est-ce que tu feras d’elle ?

– Nous voyagerons… Avec toi, si tu veux nous suivre…

– Mais tu oublies… tu oublies…

– Quoi ?

– Ton passé…

– Elle l’oubliera aussi. Elle comprendra que je ne suis pluscela, et que je ne peux plus l’être.

– Alors, vraiment, ce que tu veux, c’est qu’elle partage ta vie,la vie de Lupin ?

– La vie de l’homme que je serai, de l’homme qui travaillerapour qu’elle soit heureuse, pour qu’elle se marie selon ses goûts.On s’installera dans quelque coin du monde. On luttera ensemble,l’un près de l’autre. Et tu sais ce dont je suis capable…

Elle répéta lentement, les yeux fixés sur lui :

– Alors, vraiment, tu veux qu’elle partage la vie deLupin ?

Il hésita une seconde, à peine une seconde et affirma nettement:

– Oui, oui, je le veux, c’est mon droit.

– Tu veux qu’elle abandonne tous les enfants auxquels elle s’estdévouée, toute cette existence de travail qu’elle aime et qui luiest nécessaire ?

– Oui, je le veux, c’est son devoir.

La vieille femme ouvrit la fenêtre et dit :

– En ce cas, appelle-la.

Geneviève était dans le jardin, assise sur un banc. Quatrepetites filles se pressaient autour d’elle. D’autres jouaient etcouraient.

Il la voyait de face. Il voyait ses yeux souriants et graves.Une fleur à la main, elle détachait un à un les pétales et donnaitdes explications aux enfants attentives et curieuses. Puis elle lesinterrogeait. Et chaque réponse valait à l’élève la récompense d’unbaiser.

Lupin la regarda longtemps avec une émotion et une angoisseinfinies. Tout un levain de sentiments ignorés fermentait en lui.Il avait une envie de serrer cette belle jeune fille contre lui, del’embrasser, et de lui dire son respect et son affection. Il sesouvenait de la mère, morte au petit village d’Aspremont, morte dechagrin…

– Appelle-la donc, reprit Victoire.

Il s’écroula sur un fauteuil en balbutiant :

– Je ne peux pas… Je ne peux pas… Je n’ai pas le droit… C’estimpossible… Qu’elle me croie mort… Ça vaut mieux…

Il pleurait, secoué de sanglots, bouleversé par un désespoirimmense, gonflé d’une tendresse qui se levait en lui, comme cesfleurs tardives qui meurent le jour même où elles éclosent.

La vieille s’agenouilla, et, d’une voix tremblante :

– C’est ta fille, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est ma fille.

Oh ! mon pauvre petit, dit-elle en pleurant, mon pauvrepetit !

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