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3.

Un homme venait d’entrer qui suspendit à une patère son chapeau– un chapeau noir, en feutre mou – s’assit à une petite table,examina le menu qu’un garçon lui offrait, commanda, et attendit,immobile, le buste rigide, les deux bras croisés sur la nappe.

Et Lupin le vit bien en face.

Il avait un visage maigre et sec, entièrement glabre, trouéd’orbites profondes au creux desquelles on apercevait des yeuxgris, couleur de fer. La peau paraissait tendue d’un os à l’autre,comme un parchemin, si raide, si épais, qu’aucun poil n’aurait pule percer.

Et le visage était morne. Aucune expression ne l’animait. Aucunepensée ne semblait vivre sous ce front d’ivoire. Et les paupières,sans cils, ne bougeaient jamais, ce qui donnait au regard la fixitéd’un regard de statue.

Lupin fit signe à l’un des garçons de l’établissement.

– Quel est ce monsieur ?

– Celui qui déjeune là ?

– Oui.

– C’est un client. Il vient deux ou trois fois la semaine.

– Vous connaissez son nom ?

– Parbleu oui ! Léon Massier.

– Ah ! balbutia Lupin, tout ému, L.M., les deux lettres,serait-ce Louis de Malreich ?

Il le contempla avidement. En vérité l’aspect de l’homme setrouvait conforme à ses prévisions, à ce qu’il savait de lui et deson existence hideuse. Mais ce qui le troublait, c’était ce regardde mort, là où il attendait la vie et la flamme c’étaitl’impassibilité, là où il supposait le tourment, le désordre, lagrimace puissante des grands maudits.

Il dit au garçon :

– Que fait-il, ce monsieur ?

– Ma foi, je ne saurais trop dire. C’est un drôle de pistolet…Il est toujours tout seul… Il ne parle jamais à personne. Ici nousne connaissons même pas le son de sa voix. Du doigt il désigne surle menu les plats qu’il veut… En vingt minutes, c’est expédié… Ilpaye… s’en va…

– Et il revient ?

– Tous les quatre ou cinq jours. Ce n’est pas régulier.

– C’est lui, ce ne peut être que lui, se répétait Lupin, c’estMalreich, le voilà… il respire à quatre pas de moi. Voilà les mainsqui tuent. Voilà le cerveau qu’enivre l’odeur du sang… Voilà lemonstre, le vampire…

Et pourtant, était-ce possible ? Lupin avait fini par leconsidérer comme un être tellement fantastique qu’il étaitdéconcerté de le voir sous une forme vivante, allant, venant,agissant. Il ne s’expliquait pas qu’il mangeât, comme les autres,du pain et de la viande, et qu’il bût de la bière comme le premiervenu, lui qu’il avait imaginé ainsi qu’une bête immonde qui serepaît de chair vivante et suce le sang de ses victimes.

– Allons-nous-en, Doudeville.

– Qu’est-ce que vous avez, patron ? vous êtes toutpâle.

– J’ai besoin d’air. Sortons.

Dehors, il respira largement, essuya son front couvert de sueuret murmura :

– Ça va mieux. J’étouffais.

Et, se dominant, il reprit :

– Doudeville, le dénouement approche. Depuis des semaines, jelutte à tâtons contre l’invisible ennemi. Et voilà tout à coup quele hasard le met sur mon chemin ! Maintenant, la partie estégale.

– Si l’on se séparait, patron ? Notre homme nous a vusensemble. Il nous remarquera moins, l’un sans l’autre.

– Nous a-t-il vus ? dit Lupin pensivement. Il semble nerien voir, et ne rien entendre, et ne rien regarder. Quel typedéconcertant !

Et de fait, dix minutes après, Léon Massier apparut ets’éloigna, sans même observer s’il était suivi. Il avait allumé unecigarette et fumait, l’une de ses mains derrière le dos, marchanten flâneur qui jouit du soleil et de l’air frais, et qui nesoupçonne pas qu’on peut surveiller sa promenade.

Il franchit l’octroi, longea les fortifications, sortit denouveau par la porte Champerret, et revint sur ses pas par la routede la Révolte.

Allait-il entrer dans les immeubles du numéro 3 ? Lupin ledésira vivement, car c’eût été la preuve certaine de sa complicitéavec la bande Altenheim ; mais l’homme tourna et gagna la rueDelaizement qu’il suivit jusqu’au-delà du vélodrome Buffalo.

À gauche, en face du vélodrome, parmi les jeux de tennis enlocation et les baraques qui bordent la rue Delaizement, il y avaitun petit pavillon isolé, entouré d’un jardin exigu.

Léon Massier s’arrêta, prit son trousseau de clefs, ouvritd’abord la grille du jardin, ensuite la porte du pavillon, etdisparut.

Lupin s’avança avec précaution. Tout de suite il nota que lesimmeubles de la route de la Révolte se prolongeaient, par derrière,jusqu’au mur du jardin.

S’étant approché davantage, il vit que ce mur était très haut,et qu’une remise, bâtie au fond du jardin, s’appuyait contrelui.

Par la disposition des lieux, il acquit la certitude que cetteremise était adossée à la remise qui s’élevait dans la dernièrecour du numéro 3 et qui servait de débarras au Brocanteur.

Ainsi donc, Léon Massier habitait une maison contiguë à la pièceoù se réunissaient les sept complices de la bande Altenheim. Parconséquent, Léon Massier était bien le chef suprême qui commandaitcette bande, et c’était évidemment par un passage existant entreles deux remises qu’il communiquait avec ses affidés.

– Je ne m’étais pas trompé, dit Lupin, Léon Massier et Louis deMalreich ne font qu’un. La situation se simplifie.

– Rudement, approuva Doudeville, et, avant quelques jours, toutsera réglé.

– C’est-à-dire que j’aurai reçu un coup de stylet dans lagorge.

– Qu’est-ce que vous dites, patron ? En voilà uneidée !

– Bah ! qui sait ! J’ai toujours eu le pressentimentque ce monstre-là me porterait malheur.

Désormais, il s’agissait, pour ainsi dire, d’assister à la viede Malreich, de façon à ce qu’aucun de ses gestes ne fûtignoré.

Cette vie, si l’on en croyait les gens du quartier queDoudeville interrogea, était des plus bizarres. Le type duPavillon, comme on l’appelait, demeurait là depuis quelques moisseulement. Il ne voyait et ne recevait personne. On ne luiconnaissait aucun domestique. Et les fenêtres, pourtant grandesouvertes, même la nuit, restaient toujours obscures, sans quejamais la clarté d’une bougie ou d’une lampe les illuminât.

D’ailleurs, la plupart du temps, Léon Massier sortait au déclindu jour et ne rentrait que fort tard – à l’aube, prétendaient despersonnes qui l’avaient rencontré au lever du soleil.

– Et sait-on ce qu’il fait ? demanda Lupin à son compagnon,quand celui-ci l’eut rejoint.

– Non. Son existence est absolument irrégulière, il disparaîtquelquefois pendant plusieurs jours ou plutôt il demeure enfermé.Somme toute, on ne sait rien.

– Eh bien ! nous saurons, nous, et avant peu.

Il se trompait. Après huit jours d’investigations et d’effortscontinus, il n’en avait pas appris davantage sur le compte de cetétrange individu. Il se passait ceci d’extraordinaire, c’est que,subitement, tandis que Lupin le suivait, l’homme, qui cheminait àpetits pas le long des rues, sans jamais s’arrêter, l’hommedisparaissait comme par miracle. Il usa bien quelquefois de maisonsà double sortie. Mais, d’autres fois, il semblait s’évanouir aumilieu de la foule, ainsi qu’un fantôme. Et Lupin restait là,pétrifié, ahuri, plein de rage et de confusion.

Il courait aussitôt à la rue Delaizement et montait la faction.Les minutes s’ajoutaient aux minutes, les quarts d’heure aux quartsd’heure. Une partie de la nuit s’écoulait. Puis survenait l’hommemystérieux. Qu’avait-il pu faire ?

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