813

2.

À Saint-Cloud. Une petite villa située sur l’un des points lesplus élevés du plateau, le long d’un chemin peu fréquenté. Il estonze heures du soir. M. Lenormand a laissé son automobile àSaint-Cloud, et, suivant le chemin avec précaution, ils’approche.

Une ombre se détache.

– C’est toi, Gourel ?

– Oui, chef.

– Tu as prévenu les frères Doudeville de mon arrivée ?

– Oui, votre chambre est prête, vous pouvez vous coucher etdormir… À moins qu’on n’essaie d’enlever Pierre Leduc cette nuit,ce qui ne m’étonnerait pas, étant donné le manège de l’individu queles Doudeville ont aperçu.

Ils franchirent le jardin, entrèrent doucement, et montèrent aupremier étage. Les deux frères, Jean et Jacques Doudeville, étaientlà.

– Pas de nouvelles du prince Sernine ? leurdemanda-t-il.

– Aucune, chef.

– Pierre Leduc ?

– Il reste étendu toute la journée dans sa chambre durez-de-chaussée, ou dans le jardin. Il ne monte jamais nousvoir.

– Il va mieux ?

– Bien mieux. Le repos le transforme à vue d’œil.

– Il est tout dévoué à Lupin ?

– Au prince Sernine plutôt, car il ne se doute pas que les deuxça ne fait qu’un. Du moins, je le suppose, on ne sait rien aveclui. Il ne parle jamais. Ah ! c’est un drôle de pistolet. Iln’y a qu’une personne qui ait le don de l’animer, de le fairecauser, et même rire. C’est une jeune fille de Garches, à laquellele prince Sernine l’a présenté, Geneviève Ernemont. Elle est venuetrois fois déjà Encore aujourd’hui…

Il ajouta en plaisantant :

– Je crois bien qu’on flirte un peu… C’est comme Son Altesse leprince Sernine et Mme Kesselbach… il paraît qu’il lui fait desyeux ! ce sacré Lupin !

M. Lenormand ne répondit pas. On sentait que tous ces détails,dont il ne paraissait pas faire état, s’enregistraient au plusprofond de sa mémoire, pour l’instant où il lui faudrait en tirerles conclusions logiques.

Il alluma un cigare, le mâchonna sans le fumer, le ralluma et lelaissa tomber.

Il posa encore deux ou trois questions, puis, tout habillé, ilse jeta sur son lit.

– S’il y a la moindre chose, qu’on me réveille… Sinon, je dors.Allez chacun à son poste.

Les autres sortirent. Une heure s’écoula, deux heures… Soudain,M. Lenormand sentit qu’on le touchait, et Gourel lui dit :

– Debout, chef, on a ouvert la barrière.

– Un homme, deux hommes ?

– Je n’en ai vu qu’un… La lune a paru à ce moment il s’estaccroupi contre un massif.

– Et les frères Doudeville ?

– Je les ai envoyés dehors, par derrière. Ils lui couperont laretraite quand le moment sera venu.

Gourel saisit la main de M. Lenormand, le conduisit en bas, puisdans une pièce obscure.

– Ne bougez pas, chef, nous sommes dans le cabinet de toilettede Pierre Leduc. J’ouvre la porte de l’alcôve où il couche… Necraignez rien il a pris son véronal comme tous les soirs… rien nele réveille. Venez là… Hein, la cachette est bonne ? ce sontles rideaux de son lit… D’ici, vous voyez la fenêtre et tout lecôté de la chambre qui va du lit à la fenêtre.

Elle était grande ouverte, cette fenêtre, et une confuse clartépénétrait, très précise par moments, lorsque la lune écartait levoile des nuages.

Les deux hommes ne quittaient pas des yeux le cadre vide de lacroisée, certains que l’événement attendu se produirait par là.

Un léger bruit… un craquement…

– Il escalade le treillage, souffla Gourel.

– C’est haut ?

– Deux mètres… deux mètres cinquante… Les craquements seprécisèrent.

– Va-t’en, Gourel, murmura Lenormand, rejoins les Doudevilleramène-les au pied du mur, et barrez la route à quiconque descendrad’ici.

Gourel s’en alla.

Au même moment une tête apparut au ras de la fenêtre, puis uneombre enjamba le balcon. M. Lenormand distingua un homme mince, detaille au-dessous de la moyenne, vêtu de couleur foncée, et sanschapeau.

L’homme se retourna et, penché au-dessus du balcon, regardaquelques secondes dans le vide comme pour s’assurer qu’aucun dangerne le menaçait. Puis il se courba et s’étendit sur le parquet. Ilsemblait immobile. Mais, au bout d’un instant, M. Lenormand serendit compte que la tache noire qu’il formait dans l’obscuritéavançait, s’approchait.

Elle gagna le lit.

Il eut l’impression qu’il entendait la respiration de cet être,et même qu’il devinait ses yeux, des yeux étincelants, aigus, quiperçaient les ténèbres comme des traits de feu, et qui voyaient,eux, à travers ces ténèbres.

Pierre Leduc eut un profond soupir et se retourna.

De nouveau le silence.

L’être avait glissé le long du lit par mouvements insensibles,et la silhouette sombre se détachait sur la blancheur des draps quipendaient.

Si M. Lenormand avait allongé le bras, il l’eût touché. Cettefois il distingua nettement cette respiration nouvelle quialternait avec celle du dormeur, et il eut l’illusion qu’ilpercevait aussi le bruit d’un cœur qui battait. Tout à coup un jetde lumière… L’homme avait fait jouer le ressort d’une lanterneélectrique à projecteur, et Pierre Leduc se trouva éclairé en pleinvisage. Mais l’homme, lui, restait dans l’ombre, et M. Lenormand neput voir sa figure.

Il vit seulement quelque chose qui luisait dans le champ de laclarté, et il tressaillit. C’était la lame d’un couteau, et cecouteau, effilé, menu, stylet plutôt que poignard, lui parutidentique au couteau qu’il avait ramassé près du cadavre deChapman, le secrétaire de M. Kesselbach.

De toute sa volonté il se retint pour ne pas sauter sur l’homme.Auparavant, il voulait voir ce qu’il venait faire…

La main se leva. Allait-elle frapper ? M. Lenormand calculala distance pour arrêter le coup. Mais non, ce n’était pas un gestede meurtre, mais un geste de précaution. Si Pierre Leduc remuait,s’il tentait d’appeler, la main s’abattrait. Et l’homme s’inclinavers le dormeur, comme s’il examinait quelque chose.

– La joue droite, pensa M. Lenormand, la cicatrice de la jouedroite il veut s’assurer que c’est bien Pierre Leduc.

L’homme s’était un peu tourné, de sorte qu’on n’apercevait queles épaules. Mais les vêtements, le pardessus étaient si prochesqu’ils frôlaient les rideaux derrière lesquels se cachait M.Lenormand.

– Un mouvement de sa part, pensa-t-il, un frisson d’inquiétude,et je l’empoigne.

Mais l’homme ne bougea pas, tout entier à son examen. Enfin,après avoir passé son poignard dans la main qui tenait la lanterne,il releva le drap de lit, à peine d’abord, puis un peu plus, puisdavantage, de sorte qu’il advint que le bras gauche du dormeur futdécouvert et que la main fut à nu. Le jet de la lanterne éclairacette main. Quatre doigts s’étalaient. Le cinquième était coupé àla seconde phalange.

Une deuxième fois, Pierre Leduc fit un mouvement. Aussitôt lalumière s’éteignit, et durant un instant l’homme resta auprès dulit, immobile, tout droit. Allait-il se décider à frapper ? M.Lenormand eut l’angoisse du crime qu’il pouvait empêcher siaisément, mais qu’il ne voulait prévenir cependant qu’à la secondesuprême.

Un long, un très long silence. Subitement, il eut la vision,inexacte d’ailleurs, d’un bras qui se levait. Instinctivement ilbougea, tendant la main au-dessus du dormeur. Dans son geste ilheurta l’homme.

Un cri sourd. L’individu frappa dans le vide, se défendit auhasard, puis s’enfuit vers la fenêtre. Mais M. Lenormand avaitbondi sur lui, et lui encerclait les épaules de ses deux bras.

Tout de suite, il le sentit qui cédait, et qui, plus faible,impuissant, se dérobait à la lutte et cherchait à glisser entre sesbras. De toutes ses forces il le plaqua contre lui, le ploya endeux et retendit à la renverse sur le parquet.

– Ah ! je te tiens… je te tiens, murmura-t-il,triomphant.

Et il éprouvait une singulière ivresse à emprisonner de sonétreinte irrésistible ce criminel effrayant, ce monstreinnomma-ble. Il se sentait vivre et frémir, rageur et désespéré,leurs deux existences mêlées, leurs souffles confondus.

– Qui es-tu ? dit-il, qui es-tu ? il faudra bienparler…

Et il serrait le corps de l’ennemi avec une énergie croissante,car il avait l’impression que ce corps diminuait entre ses bras,qu’il s’évanouissait. Il serra davantage et davantage…

Et, soudain, il frissonna des pieds à la tête. Il avait senti,il sentait une toute petite piqûre à la gorge. Exaspéré, il serraencore plus : la douleur augmenta. Et il se rendit compte quel’homme avait réussi à tordre son bras, à glisser sa main jusqu’àsa poitrine et à dresser son poignard. Le bras, certes, étaitimmobilisé, mais à mesure que M. Lenormand resserrait le nœud del’étreinte, la pointe du poignard entrait dans la chairofferte.

Il renversa un peu la tête pour échapper à cette pointe : lapointe suivit le mouvement et la plaie s’élargit.

Alors il ne bougea plus, assailli par le souvenir des troiscrimes, et par tout ce que représentait d’effarant, d’atroce et defatidique cette même petite aiguille d’acier qui trouait sa peau,et qui s’enfonçait, elle aussi, implacablement

D’un coup, il lâcha prise et bondit en arrière. Puis, tout desuite, il voulut reprendre l’offensive. Trop tard. L’hommeenjambait la fenêtre et sautait.

– Attention, Gourel ! cria-t-il, sachant que Gourel étaitlà, prêt à recevoir le fugitif.

Il se pencha.

Un froissement de galets, une ombre entre deux arbres, leclaquement de la barrière… Et pas d’autre bruit… Aucuneintervention…

Sans se soucier de Pierre Leduc, il appela :

– Gourel ! Doudeville !

Aucune réponse. Le grand silence nocturne de la campagne.

Malgré lui il songea encore au triple assassinat, au styletd’acier. Mais non, c’était impossible, l’homme n’avait pas eu letemps de frapper, il n’en avait même pas eu besoin, ayant trouvé lechemin libre.

À son tour il sauta et, faisant jouer le ressort de sa lanterne,il reconnut Gourel qui gisait sur le sol.

– Crebleu ! jura-t-il. S’il est mort, on me le paiera cher.Mais Gourel vivait, étourdi seulement, et, quelques minutes plustard, revenant à lui, il grognait :

– Un coup de poing, chef un simple coup de poing en pleinepoitrine. Mais quel gaillard !

– Ils étaient deux alors ?

– Oui, un petit, qui est monté, et puis un autre qui m’a surprispendant que je veillais.

– Et les Doudeville ?

– Pas vus.

On retrouva l’un d’eux, Jacques, près de la barrière, toutsanglant, la mâchoire démolie, l’autre un peu plus loin,suffoquant, la poitrine défoncée.

– Quoi ? Qu’y a-t-il ? demanda M. Lenormand. Jacquesraconta que son frère et lui s’étaient heurtés à un individu quiles avait mis hors de combat avant qu’ils n’eussent le temps de sedéfendre.

– Il était seul ?

– Non, quand il est repassé près de nous, il était accompagnéd’un camarade, plus petit que lui.

– As-tu reconnu celui qui t’a frappé ?

– À la carrure, ça m’a semblé l’Anglais du Palace Hôtel, celuiqui a quitté l’hôtel et dont nous avons perdu la trace.

– Le major ?

– Oui, le major Parbury.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer