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Chapitre 9La tueuse

1.

Ce fut, dans le cerveau de Lupin, comme un ouragan, un cyclone,où les fracas du tonnerre, les bourrasques de vent, des rafalesd’éléments éperdus se déchaînèrent tumultueusement dans une nuit dechaos.

Et de grands éclairs fouettaient l’ombre. Et à la lueurfulgurante de ces éclairs, Lupin effaré, secoué de frissons,convulsé d’horreur, Lupin voyait et tâchait de comprendre.

Il ne bougeait pas, cramponné à la gorge de l’ennemi, comme sises doigts raidis ne pouvaient plus desserrer leur étreinte.D’ailleurs, bien qu’il sût maintenant, il n’avait pour ainsi direpas l’impression exacte que ce fût Dolorès. C’était encore l’hommenoir, Louis de Malreich, la bête immonde des ténèbres ; etcette bête il la tenait, et il ne la lâcherait pas.

Mais la vérité se ruait à l’assaut de son esprit et de saconscience, et, vaincu, torturé d’angoisse, il murmura :

– Oh ! Dolorès… Dolorès…

Toute de suite, il vit l’excuse : la folie. Elle était folle. Lasœur d’Altenheim, d’Isilda, la fille des derniers Malreich, de lamère démente et du père ivrogne, elle-même était folle. Folleétrange, folle avec toute l’apparence de la raison, mais follecependant, déséquilibrée, malade, hors nature, vraimentmonstrueuse.

En toute certitude il comprit cela ! C’était la folie ducrime. Sous l’obsession d’un but vers lequel elle marchaitautomatique-ment, elle tuait, avide de sang, inconsciente etinfernale.

Elle tuait parce qu’elle voulait quelque chose, elle tuait pourse défendre, elle tuait pour cacher qu’elle avait tué. Mais elletuait aussi, et surtout, pour tuer. Le meurtrier satisfaisait enelle des appétits soudains et irrésistibles. À certaines secondesde sa vie, dans certaines circonstances, en face de tel être,devenu subitement l’adversaire, il fallait que son brasfrappât.

Et elle frappait, ivre de rage, férocement, frénétiquement.

Folle étrange, irresponsable de ses meurtres, et cependant silucide en son aveuglement ! si logique dans sondésordre ! si intelligente dans son absurdité ! Quelleadresse ! Quelle persévé-rance ! Quelles combinaisons àla fois détestables et admirables !

Et Lupin, en une vision rapide, avec une acuité prodigieuse deregard, voyait la longue série des aventures sanglantes, etdevinait les chemins mystérieux que Dolorès avait suivis.

Il la voyait, obsédée et possédée par le projet de son mari,projet qu’elle ne devait évidemment connaître qu’en partie. Il lavoyait cherchant, elle aussi, ce Pierre Leduc que son maripoursuivait, et le cherchant pour l’épouser et pour retourner,reine, en ce petit royaume de Veldenz d’où ses parents avaient étéignominieusement chassés.

Et il la voyait au Palace-Hôtel, dans la chambre de son frèreAltenheim, alors qu’on la supposait à Monte-Carlo. Il la voyait,durant des jours, qui épiait son mari, frôlant les murs, mêlée auxténèbres, indistincte et inaperçue en son déguisement d’ombre.

Et une nuit, elle trouvait M. Kesselbach enchaîné, et ellefrappait.

Et le matin, sur le point d’être dénoncée par le valet dechambre, elle frappait.

Et une heure plus tard, sur le point d’être dénoncée parChapman, elle l’entraînait dans la chambre de son frère, et lefrappait.

Tout cela sans pitié, sauvagement, avec une habiletédiabolique.

Et avec la même habileté, elle communiquait par téléphone avecses deux femmes de chambre, Gertrude et Suzanne qui, toutes deux,venaient d’arriver de Monte-Carlo, où l’une d’elles avait tenu lerôle de sa maîtresse. Et Dolorès, reprenant ses vêtements féminins,rejetant la perruque blonde qui la rendait méconnaissable,descendait au rez-de-chaussée, rejoignait Gertrude au moment oùcelle-ci pénétrait dans l’hôtel, et elle affectait d’arriver elleaussi, ignorante encore du malheur qui l’attendait.

Comédienne incomparable, elle jouait l’épouse dont l’existenceest brisée. On la plaignait. On pleurait sur elle. Qui l’eûtsoupçonnée ?

Et alors commençait la guerre avec lui, Lupin, cette guerrebarbare, cette guerre inouïe qu’elle soutint tour à tour contre M.Lenormand et contre le prince Sernine, la journée sur sa chaiselongue, malade et défaillante, mais la nuit, debout, courant parles chemins, infatigable et terrifiante.

Et c’étaient les combinaisons infernales, Gertrude et Suzanne,complices épouvantées et domptées, l’une et l’autre lui servantd’émissaires, se déguisant comme elle peut-être, ainsi que le jouroù le vieux Steinweg avait été enlevé par le baron Altenheim, enplein Palais de Justice.

Et c’était la série des crimes. C’était Gourel noyé. C’étaitAltenheim, son frère, poignardé. Oh ! la lutte implacable dansles souterrains de la villa des Glycines, le travail invisible dumonstre dans l’obscurité, comme tout cela apparaissait clairementaujourd’hui !

Et c’était elle qui lui enlevait son masque de prince, elle quile dénonçait, elle qui le jetait en prison, elle qui déjouait tousses plans, dépensant des millions pour gagner la bataille.

Et puis les événements se précipitaient. Suzanne et Gertrudedisparues, mortes sans doute ! Steinweg, assassiné !Isilda, la sœur, assassinée !

– Oh ! l’ignominie, l’horreur ! balbutia Lupin, en unsursaut de répugnance et de haine.

Il l’exécrait, l’abominable créature. Il eût voulu l’écraser, ladétruire. Et c’était une chose stupéfiante que ces deux êtresaccrochés l’un à l’autre, gisant immobiles dans la pâleur de l’aubequi commençait à se mêler aux ombres de la nuit.

– Dolorès… Dolorès, murmura-t-il avec désespoir.

Il bondit en arrière, pantelant de terreur, les yeux hagards.Quoi ? Qu’y avait-il ? Qu’était-ce que cette ignobleimpression de froid qui glaçait ses mains ?

– Octave ! Octave ! cria-t-il, sans se rappelerl’absence du chauffeur.

Du secours ! Il lui fallait du secours ! Quelqu’un quile rassurât et l’assistât. Il grelottait de peur. Oh ! cefroid, ce froid de la mort qu’il avait senti. Etait-cepossible ? Alors, pendant ces quelques minutes tragiques, ilavait, de ses doigts crispés…

Violemment, il se contraignit à regarder. Dolorès ne bougeaitpas.

Il se précipita à genoux et l’attira contre lui.

Elle était morte.

Il resta quelques instants dans un engourdissement où sa douleurparaissait se dissoudre. Il ne souffrait plus. Il n’avait plus nifureur, ni haine, ni sentiment d’aucune espèce rien qu’unabattement stupide, la sensation d’un homme qui a reçu un coup demassue, et qui ne sait s’il vit encore, s’il pense, ou s’il n’estpas le jouet d’un cauchemar.

Cependant il lui semblait que quelque chose de juste venait dese passer, et il n’eut pas une seconde l’idée que c’était lui quiavait tué. Non, ce n’était pas lui. C’était en dehors de lui et desa volonté. C’était le destin, l’inflexible destin qui avaitaccompli l’œuvre d’équité en supprimant la bête nuisible.

Dehors, des oiseaux chantèrent. La vie s’animait sous les vieuxarbres que le printemps s’apprêtait à fleurir. Et Lupin,s’éveillant de sa torpeur, sentit peu à peu sourdre en lui uneindéfinissable et absurde compassion pour la misérable femme –odieuse certes, abjecte et vingt fois criminelle, mais si jeuneencore et qui n’était plus.

Et il songea aux tortures qu’elle avait dû subir en ses momentsde lucidité, lorsque, la raison lui revenant, l’innommable folleavait la vision sinistre de ses actes.

– Protégez-moi, je suis si malheureuse ! suppliait-elle.C’était contre elle-même qu’elle demandait qu’on la protégeât,contre ses instincts de fauve, contre le monstre qui habitait enelle et qui la forçait à tuer, à toujours tuer.

– Toujours ? se dit Lupin.

Et il se rappelait le soir de l’avant-veille où, dresséeau-dessus de lui, le poignard levé sur l’ennemi qui, depuis desmois, la harcelait, sur l’ennemi infatigable qui l’avait acculée àtous les forfaits, il se rappelait que, ce soir-là, elle n’avaitpas tué. C’était facile cependant : l’ennemi gisait inerte etimpuissant. D’un coup, la lutte implacable se terminait. Non, ellen’avait pas tué, soumise, elle aussi, à des sentiments plus fortsque sa cruauté, à des sentiments obscurs de sympathie etd’admiration pour celui qui l’avait si souvent dominée.

Non, elle n’avait pas tué, cette fois-là. Et voici que, par unretour vraiment effarant du destin, voici que c’était lui qui latuait.

« J’ai tué, pensait-il en frémissant des pieds à la tête ;mes mains ont supprimé un être vivant, et cet être, c’estDolorès ! Dolorès… Dolorès… »

Il ne cessait de répéter son nom, son nom de douleur, et il necessait de la regarder, triste chose inanimée, inoffensivemaintenant, pauvre loque de chair, sans plus de conscience qu’unpetit tas de feuillles, ou qu’un petit oiseau égorgé au bord de laroute.

Oh ! comment aurait-il pu ne point tressaillir decompassion, puisque, l’un en face de l’autre, il était lemeurtrier, lui, et qu’elle n’était plus, elle, que lavictime ?

« Dolorès… Dolorès… Dolorès… »

Le grand jour le surprit, assis près de la morte, se souvenantet songeant, tandis que ses lèvres articulaient, de temps à autre,les syllabes désolées « Dolorès… Dolorès… »

Il fallait agir pourtant, et, dans la débâcle de ses idées, ilne savait plus en quel sens il fallait agir, ni par quel actecommencer.

« Fermons-lui les yeux, d’abord », se dit-il.

Tout vides, emplis de néant, ils avaient encore, les beaux yeuxdorés, cette douceur mélancolique qui leur donnait tant de charme.Etait-ce possible que ces yeux-là eussent été les yeux dumonstre ? Malgré lui, et en face même de l’implacable réalité,Lupin ne pouvait encore confondre en un seul personnage les deuxêtres dont les images étaient si distinctes au fond de sapensée.

Rapidement il s’inclina vers elle, baissa les longues paupièressoyeuses, et recouvrit d’un voile la pauvre figure convulsée.

Alors il lui sembla que Dolorès devenait plus lointaine, et quel’homme noir, cette fois, était bien là, à côté de lui, en seshabits sombres, en son déguisement d’assassin.

Il osa le toucher, et palpa ses vêtements.

Dans une poche intérieure, il y avait deux portefeuilles. Ilprit l’un d’eux et l’ouvrit.

Il trouva d’abord une lettre signée de Steinweg, le vieilAllemand.

Elle contenait ces lignes :

« Si je meurs avant d’avoir pu révéler le terrible secret, quel’on sache ceci : l’assassin de mon ami Kesselbach est sa femme, deson vrai nom Dolorès de Malreich, sœur d’Altenheim et sœurd’Isilda. »

« Les initiales L et M se rapportent à elle. Jamais, dansl’intimité, Kesselbach n’appelait sa femme Dolorès qui est un nomde douleur et de deuil, mais Laetitia, qui veut dire joie. L et M –Laetitia de Malreich – telles étaient les initiales inscrites surtous les cadeaux qu’il lui donnait, par exemple sur leporte-cigarettes trouvé au Palace-Hôtel, et qui appartenait à MmeKesselbach. Elle avait contracté, en voyage, l’habitude defumer.

« Laetitia ! elle fut bien en effet sa joie pendant quatreans, quatre ans de mensonges et d’hypocrisie, où elle préparait lamort de celui qui l’aimait avec tant de bonté et de confiance.

« Peut-être aurais-je dû parler tout de suite. Je n’en ai pas eule courage, en souvenir de mon vieil ami Kesselbach, dont elleportait le nom.

« Et puis j’avais peur… Le jour où je l’ai démasquée, au Palaisde Justice, j’avais lu dans ses yeux mon arrêt de mort.

« Ma faiblesse me sauvera-t-elle ? »

« Lui aussi, pensa Lupin, lui aussi, elle l’a tué ! Ehparbleu, il savait trop de choses ! les initiales… ce nom deLaetitia… l’habitude secrète de fumer »

Et il se rappela la nuit dernière, cette odeur de tabac dans lachambre.

Il continua l’inspection du premier portefeuille.

Il y avait des bouts de lettre, en langage chiffré, remis sansdoute à Dolorès par ses complices, au cours de leurs ténébreusesrencontres…

Il y avait aussi des adresses sur des morceaux de papier,adresses de couturières ou de modistes, mais adresses de bougesaussi, et d’hôtels borgnes… Et des noms aussi… vingt, trente noms,des noms bizarres, Hector le Boucher, Armand de Grenelle, leMalade…

Mais une photographie attira l’attention de Lupin. Il laregarda. Et tout de suite, comme mû par un ressort, lâchant leportefeuille, il se rua hors de la chambre, hors du pavillon, ets’élança dans le parc.

Il avait reconnu le portrait de Louis de Malreich, prisonnier àla Santé.

Et seulement alors, seulement à cette minute précise, il sesouvenait : l’exécution devait avoir lieu le lendemain.

Et puisque l’homme noir, puisque l’assassin n’était autre queDolorès, Louis de Malreich s’appelait bien réellement Léon Massier,et il était innocent.

Innocent ? Mais les preuves trouvées chez lui, les lettresde l’Empereur, et tout, tout ce qui l’accusait indéniablement,toutes ces preuves irréfragables ?

Lupin s’arrêta une seconde, la tête en feu.

– Oh ! s’écria-t-il, je deviens fou, moi aussi. Voyons,pourtant, il faut agir… c’est demain qu’on l’exécute… demain…demain au petit jour… Il tira sa montre.

– Dix heures… Combien de temps me faut-il pour être àParis ? Voilà j’y serai tantôt oui, tantôt j’y serai, il lefaut… Et, dès ce soir, je prends les mesures pour empêcher… Maisquelles mesures ? Comment prouver l’innocence ? Commentempêcher l’exécution ? Eh ! qu’importe ! Je verraibien une fois là-bas. Est-ce que je ne m’appelle pas Lupin ?Allons toujours…

Il repartit en courant, entra dans le château, et appela :

– Pierre ! Vous avez vu M. Pierre Leduc ? Ah ! tevoilà… Ecoute…

Il l’entraîna à l’écart, et d’une voix saccadée, impérieuse:

– Ecoute, Dolorès n’est plus là… Oui, un voyage urgent… elles’est mise en route cette nuit dans mon auto… Moi, je pars aussi…Tais-toi donc ! Pas un mot, une seconde perdue, c’estirréparable. Toi, tu vas renvoyer tous les domestiques, sansexplication. Voilà de l’argent. D’ici une demi-heure, il faut quele château soit vide. Et que personne n’y rentre jusqu’à monretour ! Toi non plus, tu entends, je t’interdis d’y rentrer…je t’expliquerai cela… des raisons graves. Tiens, emporte la clef,tu m’attendras au village…

Et de nouveau, il s’élança.

Dix minutes après, il retrouvait Octave.

Il sauta dans son auto.

– Paris, dit-il.

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