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Chapitre 3La grande combinaison de Lupin

1.

À son grand étonnement, le cachot lui fut épargné. M. Borély, enpersonne, vint lui dire, quelques heures plus tard, qu’il jugeaitcette punition inutile.

– Plus qu’inutile, monsieur le Directeur, dangereuse, répliquaLupin… dangereuse, maladroite et séditieuse.

– Et en quoi ? fit M. Borély, que son pensionnaireinquiétait décidément de plus en plus.

– En ceci, monsieur le Directeur. Vous arrivez à l’instant de laPréfecture de police où vous avez raconté à qui de droit la révoltedu détenu Lupin, et où vous avez exhibé le permis de visite accordéau sieur Stripani. Votre excuse était toute simple, puisque, quandle sieur Stripani vous avait présenté le permis, vous aviez eu laprécaution de téléphoner à la Préfecture et de manifester votresurprise, et que, à la Préfecture, on vous avait répondu quel’autorisation était parfaitement valable.

– Ah ! vous savez…

– Je le sais d’autant mieux que c’est un de mes agents qui vousa répondu à la Préfecture. Aussitôt, et sur votre demande, enquêteimmédiate de qui-de-droit, lequel qui-de-droit découvre quel’autorisation n’est autre chose qu’un faux, établi, on est entrain de chercher par qui, et soyez tranquille, on ne découvrirarien…

M. Borély sourit, en manière de protestation.

– Alors, continua Lupin, on interroge mon ami Stripani qui nefait aucune difficulté pour avouer son vrai nom, Steinweg !Est-ce possible ! Mais en ce cas le détenu Lupin aurait réussià introduire quelqu’un dans la prison de la Santé et à converserune heure avec lui ! Quel scandale ! Mieux vautl’étouffer, n’est-ce pas ? On relâche M. Steinweg, et l’onenvoie M. Borély comme ambassadeur auprès du détenu Lupin, avectous pouvoirs pour acheter son silence. Est-ce vrai, monsieur leDirecteur ?

– Absolument vrai ! dit M. Borély, qui prit le parti deplaisanter pour cacher son embarras. On croirait que vous avez ledon de double vue. Et alors, vous acceptez nosconditions ?

Lupin éclata de rire.

– C’est-à-dire que je souscris à vos prières ! Oui,monsieur le Directeur, rassurez ces messieurs de la Préfecture. Jeme tairai. Après tout, j’ai assez de victoires à mon actif pourvous accorder la faveur de mon silence. Je ne ferai aucunecommunication à la presse du moins sur ce sujet-là.

C’était se réserver la liberté d’en faire sur d’autres sujets.Toute l’activité de Lupin, en effet, allait converger vers cedouble but : correspondre avec ses amis, et, par eux, mener une deces campagnes de presse où il excellait.

Dès l’instant de son arrestation, d’ailleurs, il avait donné lesinstructions nécessaires aux deux Doudeville, et il estimait queles préparatifs étaient sur le point d’aboutir.

Tous les jours il s’astreignait consciencieusement à laconfection des enveloppes dont on lui apportait chaque matin lesmatériaux en paquets numérotés, et qu’on remportait chaque soir,pliées et enduites de colle.

Or, la distribution des paquets numérotés s’opérant toujours dela même façon entre les détenus qui avaient choisi ce genre detravail, inévitablement, le paquet distribué à Lupin devait chaquejour porter le même numéro d’ordre.

À l’expérience, le calcul se trouva juste. Il ne restait plusqu’à suborner un des employés de l’entreprise particulière àlaquelle étaient confiées la fourniture et l’expédition desenveloppes.

Ce fut facile.

Lupin, sûr de la réussite, attendait donc tranquillement que lesigne, convenu entre ses amis et lui, apparût sur la feuillesupérieure du paquet.

Le temps, d’ailleurs, s’écoulait rapide. Vers midi, il recevaitla visite quotidienne de M. Formerie, et, en présence de MeQuimbel, son avocat, témoin taciturne, Lupin subissait uninterrogatoire serré.

C’était sa joie. Ayant fini par convaincre M. Formerie de sanon-participation à l’assassinat du baron Altenheim, il avait avouéau juge d’instruction des forfaits absolument imaginaires, et lesenquêtes aussitôt ordonnées par M. Formerie aboutissaient à desrésultats ahurissants, à des méprises scandaleuses, où le publicreconnaissait la façon personnelle du grand maître en ironiequ’était Lupin.

Petits jeux innocents, comme il disait. Ne fallait-il pass’amuser ?

Mais l’heure des occupations plus graves approchait. Lecinquième jour, Arsène Lupin nota sur le paquet qu’on lui apportale signe convenu, une marque d’ongle, en travers de la secondefeuille.

– Enfin, dit-il, nous y sommes.

Il sortit d’une cachette une fiole minuscule, la déboucha,humecta l’extrémité de son index avec le liquide qu’elle contenait,et passa son doigt sur la troisième feuille du paquet.

Au bout d’un moment, des jambages se dessinèrent, puis deslettres, puis des mots et des phrases.

Il lut :

Tout va bien. Steinweg libre. Se cache en province. GenevièveErnemont en bonne santé. Elle va souvent hôtel Bristol voir MmeKesselbach malade. Elle y rencontre chaque fois Pierre Leduc.Répondez par même moyen. Aucun danger.

Ainsi donc, les communications avec l’extérieur étaientétablies. Une fois de plus les efforts de Lupin étaient couronnésde succès. Il n’avait plus maintenant qu’à exécuter son plan, àmettre en valeur les confidences du vieux Steinweg, et à conquérirsa liberté par une des plus extraordinaires et génialescombinaisons qui eussent germé dans son cerveau.

Et trois jours plus tard, paraissaient dans le Grand Journal,ces quelques lignes :

« En dehors des mémoires de Bismarck, qui, d’après les gens bieninformés, ne contiennent que l’histoire officielle des événementsauxquels fut mêlé le grand Chancelier, il existe une série delettres confidentielles d’un intérêt considérable. Ces lettres ontété retrouvées. Nous savons de bonne source qu’elles vont êtrepubliées incessamment. »

On se rappelle le bruit que souleva dans le monde entier cettenote énigmatique, les commentaires auxquels on se livra, lessuppositions émises, en particulier les polémiques de la presseallemande. Qui avait inspiré ces lignes ? De quelles lettresétait-il question ? Quelles personnes les avaient écrites auChancelier, ou qui les avait reçues de lui ? Etait-ce unevengeance posthume ? ou bien une indiscrétion commise par uncorrespondant de Bismarck ?

Une seconde note fixa l’opinion sur certains points, mais en lasurexcitant d’étrange manière.

Elle était ainsi conçue :

« Santé-Palace, cellule 14, 2e division.

« Monsieur le Directeur du Grand Journal.

« Vous avez inséré dans votre numéro de mardi dernier unentrefilet rédigé d’après quelques mots qui m’ont échappé l’autresoir, au cours d’une conférence que j’ai faite à la Santé sur lapolitique étrangère. Cet entrefilet, véridique en ses partiesessentielles, nécessite cependant une petite rectification. Leslettres existent bien, et nul ne peut en contester l’importanceexceptionnelle, puisque, depuis dix ans, elles sont l’objet derecherches ininterrompues de la part du gouvernement intéressé.Mais personne ne sait où elles sont et personne ne connaît un seulmot de ce qu’elles contiennent

« Le public, j’en suis sûr, ne m’en voudra pas de le faireattendre, avant de satisfaire sa légitime curiosité. Outre que jen’ai pas en mains tous les éléments nécessaires à la recherche dela vérité, mes occupations actuelles ne me permettent point deconsacrer à cette affaire le temps que je voudrais.

« Tout ce que je puis dire pour le moment, c’est que ces lettesfurent confiées par le mourant à l’un de ses amis les plus fidèles,et que cet ami eut à subir, par la suite, les lourdes conséquencesde son dévouement. Espionnage, perquisitions domiciliaires, rien nelui fut épargné.

« J’ai donné l’ordre aux deux meilleurs agents de ma policesecrète de reprendre cette piste à son début, et je ne doute pasque, avant deux jours, je ne sois en mesure de percer à jour cepassionnant mystère.

« Signé : Arsène LUPIN. »

Ainsi donc, c’était Arsène Lupin qui menait l’affaire !C’était lui qui, du fond de sa prison, mettait en scène la comédieou la tragédie annoncée dans la première note. Quelleaventure ! On se réjouit. Avec un artiste comme lui, lespectacle ne pouvait manquer de pittoresque et d’imprévu.

Trois jours plus tard on lisait dans le Grand Journal :

« Le nom de l’ami dévoué auquel j’ai fait allusion m’a étélivré. Il s’agit du grand-duc Hermann III, prince régnant (quoiquedépossédé) du grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz, et confident deBismarck, dont il avait toute l’amitié.

« Une perquisition fut faite à son domicile par le comte de W.accompagné de douze hommes. Le résultat de cette perquisition futnégatif, mais la preuve n’en fut pas moins établie que le grand-ducétait en possession des papiers.

« Où les avait-il cachés ? C’est une question que nul aumonde, probablement, ne saurait résoudre à l’heure actuelle.

« Je demande vingt-quatre heures pour la résoudre.

« Signé : Arsène LUPIN. »

De fait, vingt-quatre heures après, la note promise parut :

« Les fameuses lettres sont cachées dans le château féodal deVeldenz, chef-lieu du grand-duché de Deux-Ponts, château en partiedévasté au cours du XIXe siècle.

« À quel endroit exact ? Et que sont au juste ceslettres ? Tels sont les deux problèmes que je m’occupe àdéchiffrer et dont j’exposerai la solution dans quatre jours.

« Signé : Arsène LUPIN. »

Au jour annoncé on s’arracha le Grand Journal. À la déception detous, les renseignements promis ne s’y trouvaient pas. Le lendemainmême silence, et le surlendemain également.

Qu’était-il donc advenu ?

On le sut par une indiscrétion commise à la Préfecture depolice. Le directeur de la Santé avait été averti, paraît-il, queLupin communiquait avec ses complices grâce aux paquetsd’enveloppes qu’il confectionnait. On n’avait rien pu découvrir,mais, à tout hasard, on avait interdit tout travail àl’insupportable détenu.

Ce à quoi l’insupportable détenu avait répliqué :

– Puisque je n’ai plus rien à faire, je vais m’occuper de monprocès. Qu’on prévienne mon avocat, le bâtonnier Quimbel.

C’était vrai. Lupin, qui, jusqu’ici, avait refusé touteconversation avec M. Quimbel, consentait à le recevoir et àpréparer sa défense.

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