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3.

– Très grave… Très grave, murmura M. Formerie après une minutede réflexion. Malheureusement…

Il sourit.

– Malheureusement, votre révélation est entachée d’un grosdéfaut.

– Ah ! lequel ?

– C’est que tout cela, monsieur Lupin, n’est qu’une vastefumisterie… Que voulez-vous ? je commence à connaître vostrucs, et plus ils me paraissent obscurs, plus je me méfie.

« Idiot », grommela Lupin.

M. Formerie se leva.

– Voilà qui est fait. Comme vous voyez, ce n’était qu’uninterrogatoire de pure forme, la mise en présence des deuxduellistes. Maintenant que les épées sont engagées, il ne nousmanque plus que le témoin obligatoire de ces passes d’armes, votreavocat.

– Bah ! est-ce indispensable ?

– Indispensable.

– Faire travailler un des maîtres du barreau en vue de débatsaussi problématiques ?

– Il le faut.

– En ce cas, je choisis Me Quimbel.

– Le bâtonnier. À la bonne heure, vous serez bien défendu.

Cette première séance était terminée. En descendant l’escalierde la Souricière, entre les deux Doudeville, le détenu articula,par petites phrases impératives :

– Qu’on surveille la maison de Geneviève, quatre hommes àdemeure… Mme Kesselbach aussi, elles sont menacées. On vaperquisitionner villa Dupont, soyez-y. Si l’on découvre Steinweg,arrangez-vous pour qu’il se taise… un peu de poudre, au besoin.

– Quand serez-vous libre, patron ?

– Rien à faire pour l’instant… D’ailleurs, ça ne presse pas… Jeme repose.

En bas, il rejoignit les gardes municipaux qui entouraient lavoiture.

– À la maison, mes enfants, s’exclama-t-il, et rondement. J’airendez-vous avec moi à deux heures précises.

Le trajet s’effectua sans incident.

Rentré dans sa cellule, Lupin écrivit une longue lettred’instructions détaillées aux frères Doudeville et deux autreslettres.

L’une était pour Geneviève :

« Geneviève, vous savez qui je suis maintenant, et vouscomprendrez pourquoi je vous ai caché le nom de celui qui, par deuxfois, vous emporta toute petite, dans ses bras.

« Geneviève, j’étais l’ami de votre mère, ami lointain dont elleignorait la double existence, mais sur qui elle croyait pouvoircompter. Et c’est pourquoi, avant de mourir, elle m’écrivaitquelques mots et me suppliait de veiller sur vous.

« Si indigne que je sois de votre estime, Geneviève, je resteraifidèle à ce vœu. Ne me chassez pas tout à fait de votre cœur.

« ARSÈNE LUPIN. »

L’autre lettre était adressée à Dolorès Kesselbach.

« Son intérêt seul avait conduit près de Mme Kesselbach leprince Sernine. Mais un immense besoin de se dévouer à elle l’yavait retenu.

« Aujourd’hui que le prince Sernine n’est plus qu’Arsène Lupin,il demande à Mme Kesselbach de ne pas lui ôter le droit de laprotéger, de loin, et comme on protège quelqu’un que l’on nereverra plus. »

Il y avait des enveloppes sur la table. Il en prit une, puisdeux, mais comme il prenait la troisième, il aperçut une feuille depapier blanc dont la présence l’étonna, et sur laquelle étaientcollés des mots, visiblement découpés dans un journal. Il déchiffra:

« La lutte avec Altenheim ne t’a pas réussi. Renonce à t’occuperde l’affaire, et je ne m’opposerai pas à ton évasion. Signé : L.M.»

Une fois de plus, Lupin eut ce sentiment de répulsion et deterreur que lui inspirait cet être innommable et fabuleux – lasensation de dégoût que l’on éprouve à toucher une bête venimeuse,un reptile.

– Encore lui, dit-il, et jusqu’ici !

C’était cela également qui l’effarait, la vision subite qu’ilavait, par instants, de cette puissance ennemie, une puissanceaussi grande que la sienne, et qui disposait de moyens formidablesdont lui-même ne se rendait pas compte.

Tout de suite il soupçonna son gardien. Mais comment avait-on pucorrompre cet homme au visage dur, à l’expression sévère ?

– Eh bien ! tant mieux, après tout ! s’écria-t-il. Jen’ai jamais eu affaire qu’à des mazettes… Pour me combattremoi-même, j’avais dû me bombarder chef de la Sûreté… Cette fois jesuis servi ! Voilà un homme qui me met dans sa poche enjonglant, pourrait-on dire… Si j’arrive, du fond de ma prison, àéviter ses coups et à le démolir, à voir le vieux Steinweg et à luiarracher sa confession, à mettre debout l’affaire Kesselbach, et àla réaliser intégralement, à défendre Mme Kesselbach et à conquérirle bonheur et la fortune pour Geneviève… Eh bien vrai, c’est queLupin sera toujours Lupin et, pour cela, commençons par dormir.

Il s’étendit sur son lit, en murmurant :

– Steinweg, patiente pour mourir jusqu’à demain soir, et je tejure…

Il dormit toute la fin du jour, et toute la nuit et toute lamatinée. Vers onze heures, on vint lui annoncer que Me Quimbell’attendait au parloir des avocats, à quoi il répondit :

– Allez dire à Me Quimbel que s’il a besoin de renseignementssur mes faits et gestes, il n’a qu’à consulter les journaux depuisdix ans. Mon passé appartient à l’histoire.

À midi, même cérémonial et mêmes précautions que la veille pourle conduire au Palais de Justice. Il revit l’aîné des Doudevilleavec lequel il échangea quelques mots et auquel il remit les troislettres qu’il avait préparées, et il fut introduit chez M.Formerie.

Me Quimbel était là, porteur d’une serviette bourrée dedocuments.

Lupin s’excusa aussitôt.

– Tous mes regrets, mon cher maître, de n’avoir pu vousrecevoir, et tous mes regrets aussi pour la peine que vous voulezbien prendre, peine inutile, puisque…

– Oui, oui, nous savons, interrompit M. Formerie, que vous serezen voyage. C’est convenu. Mais d’ici là, faisons notre besogne.Arsène Lupin, malgré toutes nos recherches, nous n’avons aucunedonnée précise sur votre nom véritable.

– Comme c’est bizarre ! moi non plus.

– Nous ne pourrions même pas affirmer que vous êtes le mêmeArsène Lupin qui fut détenu à la Santé en 19… et qui s’évada unepremière fois.

– Une « première fois » est un mot très juste.

– Il arrive en effet, continua M. Formerie, que la fiche ArsèneLupin retrouvée au service anthropométrique donne un signalementd’Arsène Lupin qui diffère en tous points de votre signalementactuel.

– De plus en plus bizarre.

– Indications différentes, mesures différentes, empreintesdifférentes… Les deux photographies elles-mêmes n’ont aucunrapport. Je vous demande donc de bien vouloir nous fixer sur votreidentité exacte.

– C’est précisément ce que je désirais vous demander. J’ai vécusous tant de noms différents que j’ai fini par oublier le mien. Jene m’y reconnais plus.

– Donc, refus de répondre.

– Oui.

– Et pourquoi ?

– Parce que.

– C’est un parti pris ?

– Oui. Je vous l’ai dit ; votre enquête ne compte pas. Jevous ai donné hier mission d’en faire une qui m’intéresse. J’enattends le résultat.

– Et moi, s’écria M. Formerie, je vous ai dit hier que je necroyais pas un traître mot de votre histoire de Steinweg, et que jene m’en occuperais pas.

– Alors, pourquoi, hier, après notre entrevue, vous êtes-vousrendu villa Dupont et avez-vous, en compagnie du sieur Weber,fouillé minutieusement le numéro 29 ?

– Comment savez-vous ? fit le juge d’instruction, assezvexé.

– Par les journaux

– Ah ! vous lisez les journaux !

– Il faut bien se tenir au courant.

– J’ai, en effet, par acquit de conscience, visité cette maison,sommairement et sans y attacher la moindre importance…

– Vous y attachez, au contraire, tant d’importance, et vousaccomplissez la mission dont je vous ai chargé avec un rôle sidigne d’éloges, que, à l’heure actuelle, le sous-chef de la Sûretéest en train de perquisitionner là-bas.

M. Formerie sembla médusé. Il balbutia :

– Quelle invention ! Nous avons, M. Weber et moi, biend’autres chats à fouetter.

À ce moment, un huissier entra et dit quelques mots à l’oreillede M. Formerie.

– Qu’il entre ! s’écria celui-ci… qu’il entre !

Et se précipitant :

– Eh bien ! monsieur Weber, quoi de nouveau ? Vousavez trouvé cet homme ?

Il ne prenait même pas la peine de dissimuler, tant il avaithâte de savoir.

Le sous-chef de la Sûreté répondit :

– Rien.

– Ah ! vous êtes sûr ?

– J’affirme qu’il n’y a personne dans cette maison, ni vivant nimort.

– Cependant…

– C’est ainsi, monsieur le juge d’instruction.

Ils semblaient déçus tous les deux, comme si la conviction deLupin les avait gagnés à leur tour.

– Vous voyez, Lupin, dit M. Formerie, d’un ton de regret.

Et il ajouta :

– Tout ce que nous pouvons supposer, c’est que le vieuxSteinweg, après avoir été enfermé là, n’y est plus.

Lupin déclara :

– Avant-hier matin il y était encore.

– Et, à cinq heures du soir, mes hommes occupaient l’immeuble,nota M. Weber.

– Il faudrait donc admettre, conclut M. Formerie, qu’il a étéenlevé l’après-midi.

– Non, dit Lupin.

– Vous croyez ?

Hommage naïf à la clairvoyance de Lupin, que cette questioninstinctive du juge d’instruction, que cette sorte de soumissionanticipée à tout ce que l’adversaire décréterait.

– Je fais plus que de le croire, affirma Lupin de la façon laplus nette ; il est matériellement impossible que le sieurSteinweg ait été libéré à ce moment. Steinweg est au numéro 29 dela villa Dupont.

M. Weber leva les bras au plafond.

– Mais c’est de la démence ! puisque j’en arrive !puisque j’ai fouillé chacune des chambres ! Un homme ne secache pas comme une pièce de cent sous.

– Alors, que faire ? gémit M. Formerie.

– Que faire, monsieur le juge d’instruction ? ripostaLupin. C’est bien simple. Monter en voiture et me mener avec toutesles précautions qu’il vous plaira de prendre, au 29 de la villaDupont. Il est une heure. À trois heures, j’aurai découvertSteinweg.

L’offre était précise, impérieuse, exigeante. Les deuxmagistrats subirent le poids de cette volonté formidable. M.Formerie regarda M. Weber. Après tout, pourquoi pas ?Qu’est-ce qui s’opposait à cette épreuve ?

– Qu’en pensez-vous, monsieur Weber ?

– Peuh ! je ne sais pas trop.

– Oui, mais cependant s’il s’agit de la vie d’un homme…

– Evidemment, formula le sous-chef qui commençait àréfléchir.

La porte s’ouvrit. Un huissier apporta une lettre que M.Formerie décacheta et où il lut ces mots :

Méfiez-vous. Si Lupin entre dans la maison de la villa Dupont,il en sortira libre. Son évasion est préparée. – L.M.

M. Formerie devint blême. Le péril auquel il venait d’échapperl’épouvantait. Une fois de plus. Lupin s’était joué de lui.Steinweg n’existait pas.

Tout bas, M. Formerie marmotta des actions de grâces. Sans lemiracle de cette lettre anonyme, il était perdu, déshonoré.

– Assez pour aujourd’hui, dit-il. Nous reprendronsl’interrogatoire demain. Gardes, que l’on reconduise le détenu à laSanté.

Lupin ne broncha pas. Il se dit que le coup provenait del’Autre. Il se dit qu’il y avait vingt chances contre une pour quele sauvetage de Steinweg ne pût être opéré maintenant, mais que,somme toute, il restait cette vingt et unième chance et qu’il n’yavait aucune raison pour que lui, Lupin, se désespérât.

Il prononça donc simplement :

– Monsieur le juge d’instruction, je vous donne rendez-vousdemain matin à dix heures, au 29 de la villa Dupont.

– Vous êtes fou ! Mais puisque je ne veux pas !

– Moi, je veux, cela suffit. À demain dix heures. Soyezexact.

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