Au temps de la comète

4.

À seize ans, nous étions du même âge, nous étions camarades…Deux ans avaient passé, la métamorphose était complète chez elle,cependant que moi j’abordais à peine la longue adolescence del’homme.

Elle eut tôt fait de démêler cette situation nouvelle ; lesmotifs secrets de son petit cerveau vif et déjà mûri déterminèrentinstantanément son attitude. Elle me traita désormais avec cetteintelligence précise qu’une jeune femme possède du caractère d’unenfant.

– Mais comment êtes-vous venu ? – demanda-t-elle.

Je lui répondis que j’étais venu à pied.

– À pied !

Et aussitôt elle m’entraîna vers le jardin. Je devais êtrefatigué, il fallait rentrer bien vite avec elle pour mereposer ; c’était l’heure du thé (les Stuart avaientl’habitude démodée du thé de cinq heures), tout le monde seraittellement surpris de me voir !

– À pied ! quelle idée ! Mais, – supposait-elle, – cen’est rien pour un homme. À quelle heure êtes-vous doncparti ?

Et, pendant tout ce temps, elle me gardait à distance, sans mêmeun effleurement de main.

– Mais, Nettie, je suis venu pour vous parler.

– Mon cher ami, du thé avant tout, s’il vous plaît ; etpuis, ne sommes-nous pas en train de causer ?

Cette expression « mon cher ami » était nouvelle dans sa boucheet sonnait bizarrement à mon oreille. Nettie hâta le pas.

– Je voulais vous expliquer… – commençai-je.

Quoi que j’eusse voulu expliquer, je n’en eus pas l’occasion etje lui bredouillai quelques paroles décousues, auxquelles ellerépondit par des exclamations plus que par des mots.

Quand nous eûmes dépassé la charmille, elle ralentit un peu sonpas et nous descendîmes ainsi la côte, sous les hêtres, jusqu’auxjardins ; pendant tout ce trajet, elle ne me quitta pas desyeux, ses yeux clairs et francs de jeune fille, mais je me rendscompte, aujourd’hui, qu’elle jetait de temps à autre vers lacharmille un regard furtif, et son bavardage insignifiantdissimulait une pensée active.

Son costume marquait bien la distance qui nous séparait. Ledécrirai-je ? Les termes familiers aux femmes me manqueraientpour cette tâche. Toujours est-il que sa brune chevelure auxreflets brillants, qui, naguère, pendait sur son dos, en natteépaisse nouée d’un ruban rouge, se relevait maintenant enondulations compliquées au-dessus de son oreille et des douceslignes de sa nuque ; sa robe était blanche et lui frôlait lapointe des pieds, sa taille svelte, naguère encore indiquée par uneligne circulaire et conventionnelle, était à présent superbe etflexible. Une année auparavant à peine, sa jolie figure svelte defillette sortait d’une gaine insignifiante que supportait une pairede bas marron extrêmement agiles ; aujourd’hui, un corps sedessinait avec insistance sous son vêtement : tout, en elle, legeste de sa main ramassant les plis de sa jupe, l’attitudegracieusement penchée qui lui était devenue naturelle, faisait lesdélices de mes yeux. Une légère écharpe de mousseline vert d’eau,qu’un nouvel instinct de coquetterie avait jetée sur ses épaules,se moulait par instants sur les rondeurs naissantes de son buste,ou tantôt volait en avant, poussée par un souffle de brise, et,comme un bras indépendant et timide, ayant à s’acquitter de quelquetâche secrète, venait continuellement m’effleurer. S’en apercevantsoudain, elle saisit l’impudent et le fixa à sa taille, enl’accablant de reproches.

Les jardins étaient entourés d’un mur de clôture élevé. Unegrille verte y donnait accès. Je l’ouvris en m’effaçant devant macompagne, car c’était là une de mes rares notions de politesse, etaussi, parce qu’en passant ainsi devant moi Nettie me frôlait uneseconde. Puis, ce fut l’élégant arroi des parterres fleuris, autourde la loge du jardinier, et la longue perspective des serres. Nouscheminâmes dans l’ombre d’une épaisse haie d’ifs, qui contournaitcette pièce d’eau près de laquelle nous avions échangé nosserments ; et nous parvînmes au porche tout couvert deglycines retombantes.

La porte était grande ouverte, et Nettie en franchit le seuildevant moi.

– Devinez qui vient nous voir ! – cria-t-elle.

La voix de son père s’entendit indistincte, venue du fond de lasalle, en même temps que le bruit d’une chaise, ce qui me fitpenser qu’on interrompait sa sieste.

– Mère ! – appelait-elle de sa jeune voix claire. –Mimi !

Mimi, c’était sa sœur. Nettie leur raconta, sur le ton del’émerveillement, comment j’étais venu à pied de Clayton, et,groupés autour de moi, ils faisaient écho à sa surprise.

– Assieds-toi, Willie, – dit le père, – maintenant que te voilàarrivé. Comment va ta mère ?

Le brave homme m’examinait curieusement en parlant ; ilavait revêtu ses habits du dimanche en drap marron, mais, pourdormir plus confortablement, il avait déboutonné son gilet. Lejardinier Stuart était un roux aux yeux bruns, et je me souviensencore de l’éclat de ses cheveux fauves qui tombaient sur ses joueset se mélangeaient à sa barbe épaisse ; il était de courtetaille, mais solidement bâti, et il n’y avait d’énorme en sapersonne que sa barbe et sa moustache. Sa fille avait hérité detout ce qui, chez lui, pouvait être un élément de beauté, – sa peaublanche, ses yeux noisette au regard animé, – et elle avait mariétout cela à une certaine vivacité qu’elle tenait de sa mère. Je merappelle celle-ci comme une femme au regard perçant et d’uneactivité inlassable ; je ne la vois plus aujourd’hui qu’entrain d’apporter ou de remporter des plats, et elle m’accueillaittoujours aimablement, par amitié pour ma mère et pour moi-même.Mimi était une jouvencelle de quatorze ans, qui se résume dans mamémoire par un regard clair et fixe, dans un visage pâle commecelui de Mme Stuart. Tous ces gens se montraient très aimables àmon égard et s’accordaient pour me reconnaître une intelligenceéveillée ; ils se tenaient autour de moi comme un peugênés.

– Approche-lui une chaise, Mimi.

Nous causâmes sans abandon ; tous étaient pris àl’improviste par ma soudaine apparition, par ma tenue poussiéreuse,mon allure fatiguée, ma mine hâve. Et Nettie ne resta pas poursoutenir la conversation.

– Allons, bon ! – s’écria-t-elle soudain ; puis, commeennuyée, elle ajouta : – C’est assommant !

Et elle sortit en courant.

– Mon Dieu ! quelle fille nous avons là ! Je ne saispas ce qui lui arrive, – dit Mme Stuart.

Une bonne demi-heure se passa avant que Nettie reparût. Cela mesembla bien long, et pourtant elle avait couru, car elle rentratout essoufflée. Dans l’intervalle, j’avais laissé entendre, dansla conversation, que j’avais quitté ma place chez Rawdon.

– Je puis trouver une meilleure situation, – conclus-je.

– J’avais laissé mon livre dans le bosquet, – fit Nettie horsd’haleine. – Le thé est-il prêt ?

Elle ne s’embarrassa d’aucune autre excuse. Même l’intimité dela table dressée ne nous mit pas à l’aise. Le thé, dans le ménagedu jardinier-chef, était un repas sérieux : un grand gâteau, despâtisseries diverses, des confitures, des fruits, tout un belétalage garnissait la table. J’étais là, sombre, gauche, préoccupé,intrigué par ce que je ne m’expliquais pas dans l’attitude deNettie, ne parlant qu’à peine, reluquant la jeune fille par-dessusle grand gâteau, et toute l’éloquence emmagasinée dans mon esprit,depuis vingt-quatre heures que je préparais mon discours, toutavait fui, tout avait culbuté dans quelque coin obscur de moncerveau. Le père s’ingéniait à me faire parler ; il avait dugoût pour la facilité avec laquelle je discourais, car il neformulait ses idées qu’avec de pénibles efforts et il secomplaisait dans l’étonnement que lui causait ma volubilité. À vraidire, dans cette société, je me montrais d’habitude plus loquacequ’avec Parload, bien que, pour le monde en général, je fusse unjeune garçon timide.

– Tu devrais écrire cela pour les journaux, – avait-il coutumede me dire. – Voilà ce que tu devrais faire ! Je n’ai jamaisentendu si bien débiter tant de sornettes ! – Ou encore : – Tuen as un bagou jeune homme, on aurait dû faire de toi unavocat.

Mais cet après-midi-là, même à ses yeux, je ne fus pas brillant.À défaut d’autre sujet, il en revint à la situation que jecherchais, mais sans un meilleur résultat.

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