Au temps de la comète

3.

Se figure-t-on bien les événements qui séparèrent la compositionet le tirage de ce numéro du Nouveau Journal que j’ai là devantmoi ? C’est le premier journal imprimé sur terre après leGrand Changement ; la pâte en est durcie et brisée aux plis,car elle ne fut jamais fabriquée pour durer. Je trouvai ce numérosur la table, dans un bosquet de l’auberge où j’attendais Nettie etVerrall, précisément avant la conversation que j’aurai à vousraconter tout à l’heure. La vue de cette vieille feuille me remettout en mémoire : Nettie, toute blanche contre le fond bleu vert dujardin ensoleillé, me regardait attentivement pendant que jelisais… et Verrall se penchait pardessus mon épaule, ce que jen’aimais guère. Cette lecture contribua à dissiper la légère gênede notre première rencontre ; mais gardons tout cela pour monprochain chapitre…

Il est facile de constater que le Nouveau Journal avait été misen pages la veille et qu’un bon nombre de clichés avaient étéenlevés et remplacés au matin. Je ne connais pas assez les détailsde fabrication de l’imprimerie d’autrefois pour vous expliquer cesremaniements, mais on a la certitude que des fragments entiers decopie composée durent être retranchés pour permettre d’insérerd’autres articles ou dépêches. L’ensemble du journal offre unaspect discordant et hétéroclite. Les insertions nouvelles sontd’une impression plus noire et plus barbouillée que le reste,excepté sur le bord gauche où l’encre a dû manquer et forme deséchancrures. Un de mes amis, mieux au courant de ces choses, estd’avis que les presses du Nouveau Journal avaient dû êtreendommagées pendant la nuit et que Banghurst fut forcé de fairetirer par un imprimeur voisin qui lui avait peut-être desobligations financières.

Les feuilles extérieures appartiennent entièrement à l’âgeprécédent ; seuls, les deux feuillets du milieu ont subi desmodifications ; c’est là que, sur quatre curieuses colonnes,nous lûmes ce titre : CE QUI EST ARRIVÉ. Cet espace rectangulaireempiétait sur une autre colonne où se lisait : La GrandeBataille Navale a lieu. Le sort de deux Empires en jeu. Pertenouvelle de deux…

On sentait que toutes ces choses n’auraient plus aucuneimportance désormais. Selon toute probabilité, du reste, c’étaientdes nouvelles de pure imagination, fabriquées pour les besoins dela dernière heure.

Il est amusant de rapprocher les fragments de ce vieux journalet de lire les premiers comptes rendus de l’époque transformée.Comme ces quelques phrases simples et d’une netteté insolite meparurent singulières dans ce cadre de mauvais anglais et de jargontonitruant ; elles produisent aujourd’hui l’effet d’une voixd’homme de bon sens au milieu de paroles violentes et tumultueusesqui cessent brusquement, mais elles témoignent surtout combienLondres fut prompt à revenir de son engourdissement, quelle énergienouvelle animait cette vaste population. Je suis encore étonné, enrelisant ces lignes, de constater quelle somme de recherches,d’expériences, d’inductions, il fallut dépenser dans le courtespace qui précéda le tirage de cette feuille… Mais tout cela diten passant ; pendant que je m’abandonne à ma rêverie, devantces feuilles détériorées, la curieuse et lointaine vision merevient de ces bureaux et de ces imprimeurs immobilisés soudain enpleine effervescence.

La vague catalytique avait dû envahir l’immeuble en pleinefièvre nocturne, fièvre que la Comète et la guerre, celle-cisurtout, devaient rendre plus intense. Le Changement avait pénétrélà inaperçu, au milieu du bruit des voix, du tintamarre desmachines, de l’éblouissement des lampes électriques ; on yavait dû prendre les premières vapeurs vertes pour quelquebrouillard prématuré, car Londres, en ces temps-là, même à la bellesaison, était aveuglé par des brouillards impénétrables. Tout àcoup, le Changement entra de toutes parts et paralysa cetteaffolante activité.

Le seul avertissement de la venue du phénomène ne put être quele silence soudain de la rue, succédant à un tumulteinhabituel.

La vapeur dut engourdir le personnel avant qu’on ait pensé àarrêter les presses. Le brouillard se glissa dans tous les recoinsdes locaux, enveloppa les hommes, et les coucha, endormis, à terre,– et ce tableau a toujours frappé mon imagination, parce que, sansdoute, c’est le premier que je me sois représenté de ce qui s’étaitproduit dans les villes. De même aussi, ai-je, jusqu’à ce jour,considéré comme particulièrement étrange le fait que, malgrél’intervention du phénomène, les machines continuèrent àfonctionner. Je ne sais précisément pourquoi ce fait me parutspécialement bizarre, mais je n’ai jamais pu me débarrasser decette impression. Je suppose que cette activité indépendante desmachines, alors que s’était interrompue soudain l’activité humaine,nous paraît anormale à cause de l’habitude que nous avons deconsidérer la force mécanique comme une simple extension de laforce musculaire de l’homme et comme une annexe inséparable de nosopérations cérébrales.

Les lampes électriques, par exemple, percèrent, pendant quelquetemps au moins, de leur incandescence nébuleuse, le brouillardenveloppant ; dans les ténèbres croissantes, les grandespresses poursuivirent leur grondante besogne, imprimant, pliant,empilant, exemplaire sur exemplaire, les comptes rendus mensongersde la bataille ; les vastes locaux continuèrent à trépider età retentir du fracas des machines, et cela bien que toute directionhumaine eût cessé.

Quand elles eurent épuisé leur provision d’encre et de papier,les machines poursuivirent leur mouvement à vide, avec descraquements, des à-coups, des grincements assourdissants, puis lesfoyers, que nul n’alimentait plus, s’éteignirent, la pressionfaiblit sur les pistons, un ralentissement général se produisit,et, avec lui, un fléchissement intermittent dans l’intensité deslampes solidaires de la rotation des dynamos. Qui peut s’imaginertout cela avec précision ?

Et, alors que ces bruits s’affaiblissaient et se taisaient, lebrouillard vert s’éclaircit et se dissipa. En moins d’une heure, ileut disparu, et peut-être qu’une brise s’éleva et parcourut laTerre…

Toutes les rumeurs de la vie s’éteignirent, mais il en est querien ne ralentit et qui persistèrent triomphalement dansl’universel déclin. Sur un monde indifférent au temps, les clochesdes tours et des églises annoncèrent deux heures, puis troisheures. Partout, d’un bout à l’autre de la Terre, les horlogess’opiniâtrèrent à sonner pour des oreilles assourdies…

Enfin parurent les premiers rayons de l’aube, s’entendirent lespremiers bruissements du réveil. Dans les bureaux du journal, lesfilaments des lampes rougeoient encore, quelque machine gémitimperceptiblement, les formes, affaissées dans toutes lespositions, se secouent mollement, se dressent et redeviennent deshommes qui promènent autour d’eux des regards ahuris. Le prote futsans doute fort scandalisé de constater qu’il avait dormi. L’énormeorganisme du Nouveau Journal se réveilla, clignotant, étonné devantson propre aspect. L’une après l’autre, les horloges de la villesonnèrent quatre heures. Les rédacteurs, les vêtements en désordre,les cheveux ébouriffés, mais avec, dans les veines, un sentimentétrange de renouveau, entouraient les presses endommagées ;les questions étonnées se croisaient dans l’air ; le rédacteuren chef relisait ses manchettes de la veille avec un rire incrédule: ce matin-là fut sonore de rires involontaires. En bas, dans larue, les cochers des voitures de distribution flattaient le cou etbouchonnaient les jambes de leurs chevaux qui s’éveillaient.

Puis, tout ce monde perplexe, s’interrogeant mutuellement, seremit lentement en devoir de terminer le journal. Imaginez ces gensahuris et désorientés, emportés par la routine de leur besognecoutumière, faisant de leur mieux pour achever un travail dont lavanité leur était soudain apparue. Ils reprirent leur labeur avecentrain, échangeant leurs impressions. Mais à chaque moment ildevait se produire des entractes occupés par des discussionsinévitables. Le numéro n’arriva au village de Menton que cinq joursplus tard.

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