Au temps de la comète

2.

Je descendis d’un bon pas la côte de Clayton Crest, car la menuesomme dont je disposais me permettait le voyage par le trainjusqu’à Two Mile Stone seulement, et il me fallait franchir à piedle reste de la distance. Je me souviens très clairement d’unindividu à voix grêle qui haranguait, sous un réverbère, contre unepalissade, une maigre foule de ces flâneurs du dimanche soir.C’était un homme de petite taille, chauve, avec la barbe courte etsa couronne de cheveux blonds et frisés. Dans sa prédication quasidémente, il annonçait la fin prochaine du monde.

Je crois que c’était la première fois que j’entendais associerl’idée de la fin du monde avec le fait de l’approche de la Comète.Le prédicateur ajoutait, à ses arguments, un extraordinairegalimatias sur la politique internationale et les prophéties dulivre de Daniel.

Je m’arrêtai un instant pour l’écouter. En toute autrecirconstance, je ne l’aurais même pas regardé. Mais l’auditoirebarrait le chemin, et son expression bizarre et effarée, avec legeste de son doigt levé, me retint.

– Voici la fin de tous vos péchés et de toutes vos folies !– hurlait-il. – Là ! Voici l’Étoile du Jugement, les jugementsdu Très-Haut ! L’Heure est venue pour tout homme de mourir…pour tout homme de mourir !…

Sa voix se changea en un curieux jappement.

– Et après la mort, le jugement, le jugement !

Je continuai ma route, me faufilant à travers les assistants, etcette voix étrange et dure me poursuivait. Je repris l’ordre depensées qui m’avaient occupé auparavant : où je pourrais acheter unrevolver et comment j’apprendrais à m’en servir… Probablement,j’aurais tout à fait oublié mon prédicant, s’il n’avait fait partiedu rêve hideux qui termina le court somme que je fis cette nuit-là.Presque tout le temps, je restai éveillé, songeant à Nettie et àson amant.

Ensuite trois jours s’écoulèrent, trois jours extraordinairesqui, maintenant, semblent avoir été consacrés principalement à uneseule affaire, et cette affaire dominante était l’achat d’unrevolver.

Je m’en tenais résolument à l’idée qu’une action d’éclat et deviolence me réhabiliterait aux yeux de Nettie, ou bien qu’il mefaudrait la tuer. Je ne sortais pas de là. J’avais le sentimentqu’en passant sur cette humiliation mon dernier grain d’honneur etd’orgueil s’en irait et que, pour le reste de ma vie, je merendrais indigne du moindre respect, indigne de l’amour d’aucunefemme. Entre chacun de mes accès de colère, l’orgueil me maintenaitdans ma résolution.

Cependant ce n’était pas chose facile que l’acquisition d’unrevolver.

J’éprouvais une sorte de timidité en pensant au moment où il mefaudrait affronter l’armurier, et je tenais tout spécialement àavoir une histoire toute prête, pour le cas où il croirait à proposde s’enquérir de la raison d’un tel achat. J’avais projeté deraconter que je me rendais au Texas, et que cette arme pourrait meservir là-bas. Le Texas, à cette époque, avait la réputation d’êtreune contrée sauvage et sans lois. Comme je ne connaissais rien ducalibre et de la portée de ces engins, je voulais être capable dedemander, sans broncher, à quelle distance, avec mon arme, jepourrais tuer un homme ou une femme. Pour ce qui concernait le côtépratique de mon affaire, j’étais à peu près de sang-froid. J’eus dumal à trouver un armurier. Il y avait bien à Clayton, chez desmarchands de bicyclettes, quelques carabines de chasse et autresarmes légères. Mais les explications de ces gens m’avaient démontréque leurs quelques revolvers étaient impropres à servir mon projet.Ce fut dans la vitrine d’un prêteur sur gages, dans l’étroite RueHaute de Swathinglea, que je trouvai l’arme de mon choix, un assezgros revolver suffisamment incommode et étiqueté « d’ordonnancedans l’armée américaine ».

J’avais, en vue de cet achat, retiré les cinquante et quelquesfrancs qui me restaient à la caisse d’épargne, et le marché futfacilement conclu. Le prêteur sur gages m’indiqua où je pouvaisfaire l’emplette de munitions, et je rentrai chez moi, ce soir-là,les poches bourrées : j’étais un homme armé.

L’achat de mon revolver fut, dis-je, l’affaire principale decette période. Mais n’allez pas penser que j’étais absorbé au pointd’être insensible aux événements inquiétants qui se déroulaientautour de moi, pendant que je parcourais les rues, cherchant lemoyen de mettre mon projet à exécution. Partout on entendaitd’étranges rumeurs ; la région entière des Quatre Villesgrondait et s’irritait sous ses portes basses. Les groupes qui,naguère, se rendaient joyeux au travail passaient maintenantsilencieusement, et toute gaieté semblait réprimée. À chaque coinde rue, se formaient des attroupements comme des corpusculess’amassent dans les veines pendant la première période d’uneinflammation. Les femmes paraissaient inquiètes et tourmentées. Lesfondeurs venaient de repousser la réduction proposée de leurssalaires ; le lock-out patronal s’en était aussitôtsuivi. Le chômage commençait. Le Comité de Conciliation s’efforçaitd’empêcher une rupture entre les mineurs et les Compagnies, mais lejeune lord Redcar, le plus grand possesseur de mines, propriétairede tout Swathinglea et de la moitié de Clayton, assumait uneattitude hautaine, qui allait rendre la grève inévitable. C’étaitun jeune homme d’une beauté et d’une distinction remarquables. Safierté se révoltait à l’idée d’être mené par « un tas de mineursrétifs », et il entendait bien, disait-il, en avoir raison. La viel’avait somptueusement traité depuis ses plus jeunes années. Unrevenu considérable, produit par l’activité de plus de cinq milleindividus, avait payé les frais de son éducation aristocratique, etde nobles et romanesques ambitions emplissaient son espritgénéreusement nourri. De bonne heure, il s’était distingué à Oxfordpar ses allures méprisantes envers la démocratie. Quelque choseplaisait dans son duel ardent avec la foule : on voyait, d’un côté,le jeune et brillant patricien, pittoresquement seul, de l’autre,la multitude inexpressive et laide, sordidement vêtue d’habitsconfectionnés, avec sa culture inférieure, foule mal nourrie,envieuse, basse, ayant l’horreur du travail et un appétit férocepour les bonnes choses auxquelles elle goûte rarement. Dans lestableaux de ce genre, on omettait ordinairement le gendarme, lesolide et vigoureux gendarme, protégeant le jeune noble, et l’onfeignait d’ignorer ce fait que, tandis que lord Redcar disposait àsa fantaisie, de par la loi, du pain et du logis de l’ouvrier,celui-ci ne pouvait même effleurer sa personne qu’en enfreignantgravement cette même loi.

Lord Redcar résidait à Lowchester House, magnifique châteausitué à cinq milles environ au-delà de Checkshill ; mais, pourprouver le peu de cas qu’il faisait de ses antagonistes, et aussisans doute pour se tenir au courant des négociations qui sepoursuivaient encore, il se montrait quotidiennement dans lesQuatre Villes ou aux alentours, conduisant sa formidable automobilequi le menait à cent kilomètres à l’heure. Le respect passionnéqu’on a, en Angleterre, pour des adversaires aux prises aurait dûsuffire, on pouvait le croire, pour enlever tout semblant de dangerà ces témérités ; cependant, il reçut parfois, au passage, desinsultes ; une fois même une Irlandaise ivre lui montra lepoing…

Une foule sombre et tranquille, s’augmentant chaque jour etcomposée de femmes surtout, – comme souvent un nuage pèse longtempsau sommet d’une montagne, – s’obstinait à rester sur la place duMarché, devant l’Hôtel de Ville, où se tenait la conférence…

Je me croyais le droit, moi aussi, de regarder, avec uneanimosité spéciale, passer lord Redcar dans son automobile, parceque notre toit était percé.

Nous louions notre petite maison à bail ; le propriétaire,nommé Pettigrew, était un vieillard mesquin et avare qui habitait,à Overcastle, une villa ornée de chiens et de chèvres en plâtre,et, malgré les conditions formelles du bail, il se refusait àprocéder aux plus indispensables réparations. Il abusait de latimidité de ma mère. Une fois, très longtemps auparavant, elleavait été en retard pour son loyer et il avait consenti à luiaccorder un mois de grâce ; depuis, sentant qu’elle auraitpeut-être encore besoin d’une pareille faveur, elle était devenueson esclave soumise. Elle redoutait même de lui parler de laréparation urgente de la toiture, craignant de l’offenser. Mais,une nuit, la pluie inonda son lit et trempa sa misérable couverturerapiécée, ce qui lui valut un rhume épouvantable. Alors, elle mefit écrire au vieux Pettigrew, une lettre polie à l’excès, lesuppliant de nous octroyer la faveur de tenir son engagement. Dansl’imbécillité générale de ces temps-là, la loi boiteuse et partialeétait un mystère impénétrable pour les gens du commun. Bien que nulne fût censé ignorer la loi, les stipulations du Code étaient à cepoint énigmatiques et incertaines que nul n’arrivait à lesinterpréter d’une manière précise et fixe, et il était infinimentdangereux, pour les pauvres, de mettre en mouvement la machinejudiciaire. En l’absence du Code clair et net qui régit nosrelations actuelles, l’étrange législation d’alors demeuraitl’indéchiffrable secret des spécialistes professionnels. Les genssans ressources, et surmenés par le labeur, devaient constammentaccepter sans récriminations une foule d’abus mesquins etd’iniquités graves, faute non seulement de pouvoir pénétrer lesinextricables subtilités de la loi, mais encore d’être à même defournir la dépense de temps, d’énergie et d’argent, qu’exigeait uneinvraisemblable procédure. Point de justice, alors, pour quiconquene pouvait s’assurer, au prix de monstrueux honoraires, lesservices loyaux et la déférence d’un avocat fameux ; la massede la population se contentait de la protection, souvent brutale,de la police, et de quelques avis ironiques accordés à regret pardes magistrats. La loi civile, plus que toute autre, était une armeredoutable dans les mains de la classe possédante, et je ne saispas d’injustice qui aurait incité ma mère à y avoir recours.

Pour incroyable que tout ceci puisse paraître, c’était l’exactevérité.

Cependant, quand j’appris que le vieux Pettigrew était venuraconter à ma mère une histoire de rhumatismes, qu’il avaitinspecté le toit et l’avait déclaré en état satisfaisant, je melaissai aller à un de ces mouvements d’indignation qui m’étaientalors habituels, et me décidai à prendre l’affaire en main.J’écrivis au vieil avare en termes hautains et techniques autantque je le pouvais, lui enjoignant d’avoir à réparer notre toiture «suivant conventions », et que, si cette réparation n’étaiteffectuée sous les huit jours, des poursuites lui seraientintentées. Je n’avais pas prévenu ma mère de cette arrogante miseen demeure ; aussi, quand le vieux Pettigrew se présentatenant ma lettre à la main et en proie à une émotion maldissimulée, ma mère ne fut guère moins émue que lui.

– Comment as-tu pu écrire à M. Pettigrew sur ce ton-là ? –me demanda-t-elle quand je rentrai.

Je ripostai que le vieux Pettigrew était une abominablecanaille, ou quelque chose de semblable, et quand je sus qu’elleavait tout arrangé avec lui, peu s’en fallut que, je la traitassede même, je l’avoue à ma honte. Comment avait-elle arrangél’affaire ? Elle se refusa à me le dire… Je ne le devinais quetrop. Aussi, quand elle voulut me faire promettre de ne plus m’enmêler, je refusai de mon côté.

Complètement libre de mon temps, je m’en fus du même pas, etfurieux par-delà toute expression, chez le vieux Pettigrew, dansl’intention de lui exposer la question tout au long et, selon moi,sous son vrai jour. Le vieux Pettigrew m’aperçut montant lesmarches de son perron. Je crois voir encore, à travers la jalousie,son vieux nez, son front plissé au-dessus des yeux, et son petittoupet de cheveux gris. Il donna l’ordre à la domestique de mettrela chaîne à la porte et de me répondre qu’il ne voulait pas merecevoir. Aussi je dus de nouveau recourir à la plume.

Une idée lumineuse me vint. Ne sachant quel genre de procédureemployer au juste, je m’avisai d’en appeler à lord Redcar,puisqu’il était le propriétaire foncier, et le seigneur féodal,pour ainsi dire, en lui démontrant que le gage du revenu qui luiétait dû se dépréciait entre les mains du vieux Pettigrew.J’ajoutai quelques observations générales sur les baux à longstermes, sur l’impôt des terrains de rapport et sur la propriétéprivée de la terre. Mais lord Redcar, qui tenait à prouver sarépugnance pour la démocratie en manifestant un mépris injurieuxenvers ses inférieurs, s’attira pour longtemps ma haine en faisantgriffonner, par son secrétaire, une lettre qui contenait, avec sescompliments, la prière de ne pas l’importuner de mes affaires et delaisser les siennes tranquilles. Je ressentis une colère violenteet déchirai la lettre en mille morceaux que je lançai aux quatrecoins de la chambre, ce qui m’obligea à les ramasser un à un, àquatre pattes, afin que ma mère ne s’aperçût pas de cette nouvelleincartade.

J’en étais encore à méditer une riposte terrible, une mise enaccusation de la classe à laquelle appartenait lord Redcar, et lacondamnation de la morale, des mœurs, des crimes économiques etpolitiques de tous ces riches, quand l’infidélité de Nettie vintchasser tous autres soucis, pas assez complètement, toutefois, pourque je ne me sois maintes fois soulagé en proférant à haute voixdes invectives, lorsque, dans ma longue recherche d’une arme à maconvenance, je croisais l’automobile ronflante du jeune lord.

Quelque temps après, je découvris que ma mère s’était blessée augenou et qu’elle boitait. Pour éviter de me fournir un nouveauprétexte à emportement, elle avait poussé seule son lit pour qu’ilne restât pas sous la fissure du toit, et, dans ses efforts,s’était violemment cognée. Tous ses pauvres meubles, maintenant, seréfugiaient contre les murs délabrés de la mansarde ; leplafond s’écaillait et se décolorait ; une cuvette occupait lecentre de la pièce…

Il est nécessaire que je replace les choses devant vous tellesqu’elles étaient, que je vous étale les preuves du peu de confortet de commodité dont on jouissait alors ; que je vous indiquequel vent de révolte soufflait cet été là par les rues torrides,l’inquiétude que faisait naître la perspective de la grève, lesrumeurs, les indignations, les réunions publiques et lesattroupements, les articles combatifs des journaux locaux, lagravité qui croissait sur les figures des agents de police, lespiquets de grévistes qui dévisageaient quiconque approchait desforges silencieuses d’où la fumée ne s’élevait plus. Mais cesimpressions, dans mon cerveau, s’entrechoquaient sans ordre, ellesformaient un fond mobile, aux teintes changeantes, pour le noirprojet que je méditais et dont un revolver devait être l’instrumentessentiel.

Le long des rues qui s’assombrissaient, parmi les foulesmoroses, la pensée de Nettie, de ma Nettie et de son aristocratiqueamoureux, entretenait, dans mon esprit, mon ardent désir devengeance.

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