Au temps de la comète

7.

Partout ce furent des rires, et partout aussi des larmes. Leshommes et les femmes de la vie ordinaire, se trouvant soudainexaltés et pleins d’énergie, capables de faire ce qui jusque-làavait été impossible, incapables de faire ce qui jusque-là avaitété irrésistible, heureux, pleins d’espoir, d’altruisme et deforce, rejetaient entièrement l’hypothèse que ce Changement ne fûtqu’une modification subie par le sang et la contexture matériellede la vie. Ils reniaient les corps que Dieu leur avait donnés,comme jadis les sauvages du Haut Nil s’étaient arraché les dentscanines, parce qu’elles les assimilaient aux bêtes. Ils déclaraientque ce nouvel état était dû à la venue d’un esprit, et leur besoind’explication ne se satisfaisait pas de moins. Et, dans un sens,l’Esprit vint. Le Grand Réveil procéda directement du Changement,et ce fut la dernière, la plus profonde, la plus vaste, la plusdurable de toutes les inondations d’émotion religieuse auxquelleson accole ce nom.

Mais, de fait, ce réveil différait essentiellement desinnombrables mouvements analogues qui l’avaient précédé : ceux-cin’avaient été que des accès de fièvre, celui-là fut le premiermouvement de santé ; il fut tout à la fois plus calme, plusintellectuel, plus intime, plus religieux qu’aucun des autres. Dansl’ancien temps, et plus spécialement dans les pays protestants, –où les choses de la religion se formulaient plus hardiment, oùl’absence de confession et de prêtres bien dressés rendaient cesmouvements comme explosifs et contagieux, – le « réveil », à sesdivers degrés, était une phase normale de la vie religieuse. Il yavait, d’une façon continue, des « réveils » : tantôt une petiteperturbation des consciences dans un village ; tantôt unesoirée d’émotion dans une salle de mission, tantôt une grandetempête qui balayait toute une contrée, et tantôt un effortorganisé, qui faisait son entrée dans les villes, précédé defanfares, de bannières, d’automobiles, de distribution deprospectus, à seule fin de sauver des âmes. Jamais, à aucuneépoque, je n’avais pris part à ces manifestations, jamais jen’avais même été attiré par aucun de ces mouvements. Montempérament, bien que passionné, était trop porté à la critique,trop sceptique, si vous aimez mieux, car c’est à peu près la mêmechose, et trop timide, pour que je me laissasse entraîner dans cestourbillons ; cependant, en plusieurs occasions, Parload etmoi, plaisantant mais un peu troublés néanmoins, nous avions prisplace au dernier rang de quelque réunion de « réveil ».

J’en ai assez vu pour comprendre leur nature et je ne fus pasétonné d’apprendre qu’avant la Comète, sur toute la surface de laTerre, jusque parmi les sauvages et les anthropophages, les mêmes,ou tout au moins de très semblables mouvements d’exaltationreligieuse, se produisaient. Le monde étouffait, il était secouépar la fièvre, et ces phénomènes témoignaient de la lutteinstinctive de l’organisme humain contre la défaillance de sesforces, l’engorgement de ses veines, la limitation de son activitévitale. Invariablement, ces « réveils » succédaient à des périodesde vie sordide et restreinte : les hommes obéissaient à leursinstincts bas et immédiats, jusqu’à ce que le monde en devîntinsupportablement amer. Quelque désillusion, quelque échecilluminaient – d’une lueur crépusculaire, il est vrai, maissuffisante pour une vision indistincte, – la fange grouillante, leténébreux enclos de la vie. Un dégoût soudain de l’étroitesseinsensée de la vieille façon de vivre, la conscience du péché, unsentiment de l’indignité de toute poursuite individuelle, le besoinde quelque chose de compréhensif qui fût un soutien, de quelquechose de plus grand, de communions moins étriquées, de choses moinshabituelles, s’emparaient des hommes ; leurs âmes, qui avaientété façonnées pour des destinées plus larges, criaient soudain,parmi les intérêts mesquins et les interdictions étroites de la vie: « Plus de tout cela ! Assez de tout cela ! » Un granddésir de s’échapper de la prison exiguë d’eux-mêmes, une passioninarticulée, balbutiante, sanglotante, les secouait…

Je me souviens d’avoir vu, dans la chapelle des méthodistescalvinistes de Clayton, le vieux quincaillier Pallet exprimer sonrepentir – j’ai vu sa figure couperosée et grasse, étrangementconvulsée sous la lueur vacillante du gaz. Il s’avança jusqu’aubanc des pénitents, réservé pour les manifestations de ce genre, etsanglota sa tristesse et son dégoût pour quelque aventurescabreuse, – c’était un veuf, – et je revois encore son corps graset mou tremblant et se balançant à chaque hoquet de douleur. Ilexposa sa turpitude devant cinq cents personnes auxquelles, entemps ordinaire, il dissimulait chacune de ses pensées, chacun deses projets, et, – ce qui prouve, en fait, de quel côté se trouvaitla vérité, – nous autres jeunes gens n’eûmes pas un sarcasme pourtout ce grotesque bafouillage, nous ne pensâmes même pas à ensourire. Nous restions là, graves et attentifs, émus peut-être… Cene fut qu’après, et en faisant effort, que nous nous moquâmes.

Dans ces vieux temps, dis-je, les « réveils » étaient lesmouvements d’un corps qui étouffe. Ce furent, avant le Changement,les manifestations les plus claires de ce sentiment commun à tousles hommes, que les choses n’étaient pas ce qu’elles devaientêtre ; mais trop souvent ces manifestations ne furent qued’éphémères hallucinations. Leur force se dispersait en crisdésordonnés, en gesticulations et en larmes. Elles n’étaient quedes éclairs prophétiques. Le dégoût de la vie étroite et de labassesse prenait une forme étroite et basse. L’âme ravivée n’étaitplus, à la fin de la soirée, qu’une hypocrite ; les prophètesse disputaient des préséances ; les rechutes, le fait estindéniable, étaient fréquentes parmi les pénitents, et Ananias, quiretournait chez lui converti, revenait avec une offrandemensongère. D’ailleurs, on admettait presque universellement que leconverti fût impatient et immodéré, plein de mépris pour la raisonet pour le choix des moyens, ennemi de l’équilibre, del’intelligence et de la science. Plein de grâce, à en déborder,comme une vieille outre trop gonflée, il sentait qu’il seraitaussitôt défoncé s’il prenait contact avec la dure réalité et lebon sens.

Ainsi se gaspillaient les anciens réveils… Mais le Grand Réveilne s’est pas dispersé ainsi ; il se développa jusqu’à devenir,pour la plus grande partie de la Chrétienté, l’expressionpermanente du Changement. Pour beaucoup, il a revêtu la forme d’uneconviction absolue que ce fut « la seconde Rédemption ». Ce n’estpas à moi de discuter la valeur d’une pareille affirmation, car, aubout du compte, elle a eu pour résultat un élargissement durable detous les buts de l’existence.

Le souvenir me revient d’une vision d’autant plus sympathiquequ’elle est plus synthétique, c’est une femme excessivement belle,aux joues toutes roses, aux yeux brillants de larmes, qui passaprès de moi, sans une parole, tout entière à quelque projetinconnu. Je la croisai, cet après-midi du premier jour, quand,frappé par un remords subit, je m’étais rendu à Menton pourtélégraphier à ma mère que j’étais sain et sauf. Où allait cettefemme ? D’où venait-elle ? Je ne sais, je ne l’ai jamaisrevue, mais son visage seul, éclairé d’une énergie nouvelle etrayonnante, est toujours devant mes yeux…

Car cette expression était celle du monde…

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