Au temps de la comète

3.

« Recommençons ! » Ce verdict du bon sens me parut alors laparole la plus courageuse et la plus noble, et mon cœur bondit dejoie en entendant Melmont la prononcer. Pourtant elle était, cejour-là, aussi vague qu’elle était vaillante : nous n’entrevoyionsmême pas l’esquisse de ce que nous entreprenions. Seule, nousapparaissait l’inéluctable nécessité de faire cesser les vieuxerrements. Bientôt, mue par une fraternité hésitante, maiseffective, l’humanité se mit en devoir de refaire le monde. Cesannées du début, ces deux premières décades des temps nouveaux,furent une suite continue et quotidienne de joyeux labeur. Chacunconcevait surtout sa part de l’œuvre, et fort mal l’ensemble. C’estmaintenant seulement, avec l’expérience de toute une vie, du hautde cette tour, que je peux démêler l’enchaînement dramatique de cestransformations, revoir la cruelle confusion de ces vieux tempss’éclairer progressivement, se clarifier, se simplifier,s’évanouir.

Où est ce vieux monde, à présent ? Où est Londres, cettesombre cité de fumée et de ténèbres flottantes, pleine du sourdrugissement, de l’obsédante rumeur de son activité désordonnée,avec son fleuve huileux, luisant, aux rives vaseuses, et sillonnéd’innombrables embarcations ; ses clochers et son dômenoircis, sa morne étendue de maisons maculées de suie, ses cohortesde prostituées immondes, ses millions d’employés surmenés ?Les feuilles mêmes de ses arbres étaient souillées et boueuses…

Où est Paris aux façades blanches, avec ses feuillagesverdoyants et disciplinés, son goût sévère et sûr, son viceélégamment organisé, et les myriades de ses travailleurs, aux piedstapageurs, traversant les ponts sous la lumière froide et grise del’aube ?

Où est New-York, la haute cité du vacarme et de la folleénergie, balayée du vent, tourmentée par la concurrence ? Oùsont ses énormes constructions se bousculant l’une et l’autre,montant à l’escalade du ciel, et couvrant de leur ombre impitoyableles édifices plus modestes ? Où sont ses quartiers de luxelourd et ostentatoire, le vice honteux et sanglant, la corruptionmenaçante de ses dessous à l’abandon, et toute la laideurextravagante et disloquée de sa vie intense ? Où sont encorePhiladelphie, aux innombrables habitations isolées, et Chicago, sesmanufactures et ses usines colossales, où ruisselle de toutes partsle sang frais, où grouille une populace polyglotte, exaspérée de saservitude ?

Toutes ces vastes cités sont démolies, ont été rasées, comme ilen fut de mes « Poteries » natales et du « Pays-Noir ». Et cescréatures qu’elles happaient, qu’elles estropiaient et mutilaientparmi leurs labyrinthes, dans leur désarroi, leur chaos, leurmachinisme industriel immense, inhumain et mal conçu, – s’en sontéchappées vers la Vie. Ces villes, nées du hasard et sans cesseaccrues, ont entièrement disparu ; aucune cheminée ne vomitplus sur notre monde ses impures fumées. Les enfants harassés etfaméliques, le désespoir muet des mères ployant sous le fardeau, letumulte des rixes brutales au fond d’impasses, tous les plaisirshonteux et toute la hideuse grossièreté de la richesse infatuée,tout cela a disparu avec les cités monstrueuses et tentaculaires.Quand mes regards se reportent vers le passé, je vois s’élever,dans la claire atmosphère qui succéda aux vapeurs vertes, un nuageradieux de poussière montant des maisons éventrées, des bouges etdes palais abattus, des ruines et des décombres accumulés par cettedévastation volontaire.

Je crois revivre l’année des Tentes, l’année des Échafaudages :comme l’essor triomphal d’un motif nouveau dans une symphoniegénérale, les grandes villes des temps nouveaux surgissent. VoiciCaerlyon et Armedon, les cités jumelles de la Basse-Angleterre,reliées par les méandres de la ville d’été de la Tamise. Le spectresordide du vieil Édimbourg s’évanouit pour se redresser,éblouissant et superbe à l’ombre de son antique colline. Dublin demême, refaçonnée, enrichie, ravissante et spacieuse, la ville durire opulent et des cours chaleureux, scintille là-bas, gaiement,sous un rai de soleil qui perce la molle et tiède ondée. Jecontemple les vastes cités que l’Amérique a conçues et construites: la Cité d’Or, avec des fruits sans cesse mûrissant au long deslarges voies, et la Ville aux Cent Clochers qu’égayent sescarillons. J’évoque encore, telles que je les ai vues, la ville desThéâtres et des lieux de réunions, la Ville de la Baie du Soleil,et la ville nouvelle qui a conservé le nom d’Utah. Puis, dominéepar le dôme de son Observatoire et les lignes simples et nobles dela façade de son Université construite sur la montagne, c’estMartenabar, la grande station d’hiver, blanche au milieu desplateaux neigeux. Ce sont enfin les villes moindres, aussi bien queles bourgs, les calmes asiles du repos, – villages forestiers avecle murmure des ruisseaux au long de leurs rues, villages auxspacieuses avenues bordées de cèdres, villages de jardins, deroseraies, de fleurs merveilleuses, où chante le bourdonnementindiscontinu des abeilles. Et par tous les chemins de la terre s’envont nos enfants, nos fils, dont l’ancien monde eût fait des commisserviles et des boutiquiers, des gars de charrue et des hommes depeine ; nos filles, jadis anémiées par des labeursasservissants, réduites à la prostitution, à l’infamie, ployéessous des maternités angoissantes, ou desséchées par les regretsd’une vie stérile. Ils vont, nos enfants, sur les chemins de cemonde, actifs, heureux, pleins de joie, vaillants et libres. Je lesvois errant dans la lumineuse quiétude des ruines de Rome, parmiles tombeaux de l’Égypte, ou les temples d’Athènes ; je lesvois arriver à Mainington pour y goûter un délicieux bonheur ;débarquer à Orba et admirer la merveille de ses frêles tourellesblanches…

Qui trouvera des mots pour dire la plénitude et le charme de laVie ? Et qui dénombrera les villes de notre nouveau monde,villes édifiées avec amour par la main des hommes vivants, villesoù, en entrant, le voyageur verse des larmes, si grande est leurbeauté, si parfaite leur grâce, si illimitée leur bonté…

Une vision de cet avenir dut m’être accordée, pendant quej’écoutais Melmont étendu sur son sofa, mais ma connaissance de cequi a été accompli se superpose à mes souvenirs et la réalitéefface les espoirs du rêve. Certes, j’ai dû prévoir alors quelquechose de tout cela, sans quoi mon cœur eût-il bondi dejoie ?

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