Au temps de la comète

6.

Le vieux Stuart faisait pitié.

Je le retrouvai, toujours inerte, dans la serre où je l’avaisd’abord aperçu. Il ne fit pas un mouvement à mon approche ; unsimple coup d’œil de mon côté, puis il reprit sa contemplation despots et des fleurs, devant lui.

– Eh bien, Willie, c’est un jour noir pour nous tous, –dit-il.

– Qu’allez-vous faire ? – questionnai-je.

– La mère en est si affectée que je suis venu ici.

– Qu’avez-vous l’intention de faire ?

– Que veux-tu qu’un homme fasse en un cas pareil ?

– Qu’un homme fasse ! – criai-je. – Qu’un hommefasse !…

– Il devrait l’épouser.

– Pour ça oui ! – répliquai-je – il faudra bien qu’ill’épouse !

– Il le devrait, – reprit le père. – C’est… c’est cruel. Maismoi, que veux-tu que je fasse ? Supposons qu’il ne veuille pasréparer… Et c’est probable qu’il ne le voudra pas… que faire,alors ?

Sa tête retomba sous le poids de son désespoir.

– Tiens, vois-tu ce cottage ? – fit-il, poursuivantl’argumentation intérieure que j’avais dû interrompre, – nous yavons passé notre vie, on peut dire… En déguerpir ! À mon âge…on ne peut pourtant aller mourir dans un taudis !

Je restais muet, m’efforçant, dans l’intervalle de ses phrasesdécousues, de deviner sa pensée. Je n’hésitais pas à trouverabominables sa léthargie morale et la flottante pauvreté de sesraisonnements.

– Vous avez sa lettre ? – demandai-je brusquement.

Il glissa la main dans sa poche de gousset, demeura immobile untemps, puis, comme sortant d’un songe, tira la missive de sonenveloppe et me la tendit. Enfin, se tournant vers moi pour lapremière fois :

– Qu’est-ce que tu as au menton, Willie ?

– Ce n’est rien, je me suis cogné.

Et j’ouvris la lettre. C’était un papier de fantaisie vert pâle,et le style me parut plus médiocre et plus banalement prétentieuxencore que de coutume.

L’écriture ne trahissait aucune émotion ; les caractèresétaient arrondis, droits et nets, au point de rappeler un cahier declasse. Les lettres de Nettie m’avaient toujours fait l’effet d’unmasque sur son image ; elles s’abaissaient comme un rideaudevant le charme changeant de son visage ; le son clair de savoix légère s’étouffait dans le souvenir, comme si l’on se fûttrouvé tout à coup en face d’un autre être, né de cette pagecalligraphiée.

Voici la lettre :

Ma chère Mère,

Ne vous tourmentez pas de mon départ. Je suis en lieu sûr avecquelqu’un qui m’entoure d’affection. Je suis désolée à cause devous tous, mais cela devait arriver. L’amour est chose étrange ets’empare de vous, soudain, on ne sait comment. N’allez pas croireque j’éprouve de la honte ; je suis fière de mon amour, etvous n’avez pas à vous soucier outre mesure de mon sort. Je suistrès, très heureuse (ceci souligné plusieurs fois).

Mille baisers à Père et à Mimi.

Votre fille qui vous aime.

NETTIE.

Le drôle de petit document ! Je le vois maintenant telqu’il est, enfantin et simple, mais, à ce moment-là, je ne le lusqu’avec un sentiment d’angoisse et de rage contenue. Cette lectureme plongea dans un abîme de honte et de désespoir. Il me semblaitque je ne pouvais plus relever la tête avant d’avoir accompli mavengeance. Je restai en contemplation devant cette écritured’écolière, redoutant de parler ou de bouger ; enfin, je jetailes yeux sur Stuart ; il tenait l’enveloppe entre ses doigtscalleux, et fixait, de son regard baissé, le timbre de laposte.

– On ne peut même pas savoir où elle est, – dit-il en retournantl’enveloppe avec un geste impuissant. – C’est dur pour nous,Willie… elle n’avait vraiment pas à se plaindre… Choyée par tous,on ne lui laissait même pas faire le ménage, et la voilà envoléecomme un oiseau qui a senti ses ailes… Pas un mot de confianceenvers nous, c’est ça qui me renverse… Elle risque… Mais voilà…qu’est-ce qui va lui arriver ?

– Et à lui, qu’est-ce qui va lui arriver ?

Il remua la tête, comme pour témoigner que la solution de ceproblème dépassait ses moyens.

– Vous allez les relancer, – continuai-je d’une voix tranquille.– Vous allez le forcer à l’épouser.

– Où veux-tu que j’aille ? – interrogea-t-il, désarmé, enme tendant l’enveloppe, – et qu’est-ce que je pourrais faire, quandmême je saurais… Comment veux-tu que je laisse lesjardins ?

– Bon Dieu ! – m’écriai-je. – Les jardins ! Il s’agitde votre honneur, mon bonhomme. Si elle était ma fille… si… si elleétait à moi, je… je mettrais la terre sens dessus dessous… Et vousallez supporter ça !…

Je suffoquais.

– Que faire ?

– Forcez-le à l’épouser ! Cravachez-le, je vous dis,cravachez-le !

Il se gratta pensivement les poils de la joue, entrouvrit labouche, et secoua la tête. Puis, avec un ton d’intolérable et doucesagesse, il dit :

– Des gens comme nous, vois-tu, Willie, ne peuvent pas faire ceschoses-là.

Je manquai devenir fou ; je l’aurais giflé. Jadis, étantgamin, je trouvai un jour un oiseau mutilé par un chat, et, dans unaccès d’horreur et de pitié, je l’achevai. C’est ce sentiment quej’éprouvais devant cette âme éclopée, se débattant dans lapoussière devant moi ; puis, tout à coup, je me désintéressaide lui et de sa misère.

– Voyons ? – fis-je.

Il me tendit l’enveloppe, comme à contrecœur.

– Voilà, – dit-il, et son gros doigt m’indiqua le timbre. – Yconnais-tu quelque chose ?

Le timbre adhésif, habituel en ces temps-là, était oblitéré parle cachet circulaire de la poste, lequel portait le nom du bureauexpéditeur et la date d’expédition ; l’impression étaitimparfaite, par défaut d’encrage, et la moitié des lettresmanquaient. Je pouvais distinguer :

HAP AMP. et au-dessous

D. S. O.

Je devinai le nom, dans un éclair intuitif : Shaphambury !…Les lacunes mêmes façonnaient ce nom pour mon esprit, et peut-êtreaussi, à peine visibles, d’autres lettres se laissaient-ellesdeviner. C’était une ville de la côte est, dans le Norfolk ou leSuffolk.

– Comment ! – m’écriai-je.

Mais je m’interrompis soudain. Pourquoi le lui dire aprèstout ?

Le vieux Stuart avait vivement levé les yeux, et me dévisageaitpresque peureusement.

– Tu n’as pas trouvé ? – balbutia-t-il.

Je casai ce nom, Shaphambury, dans ma mémoire, et lui repassail’enveloppe.

– J’ai cru d’abord que ça pourrait être Hampton.

– Comment, Hampton ? Où trouves-tu Hampton, Willie ?Tu y vois encore moins que moi.

Il glissa la lettre dans l’enveloppe et se redressa pour lareplacer dans son gousset.

Décidé à mettre tous les atouts dans mon jeu, j’écrivis, trèsvivement et à l’abri de son regard, sur ma manchette défraîchie, lemot Shaphambury. Je me retournai ensuite d’un air fort tranquilleet commençai une phrase banale… laquelle ? Je ne sais, mais jen’eus pas le temps d’achever, car, en levant les yeux, je vis unetroisième personne devant la porte de la serre.

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