Au temps de la comète

4.

– Mais il faut que je parte, – protestai-je, pris du désir plusvif encore de décamper.

– Mon cher ami, insista-t-il, – jamais de la vie. À coup sûr,rien ne vous appelle ailleurs.

Et aussitôt, pour nourrir la conversation interrompue, il meposa cette question inattendue :

– À propos, vous ne m’avez jamais dit ce que vous pensiez dupetit livre de Burble.

Furieux d’être ainsi retenu, je me demandai pourquoi, aprèstout, je mitigerais et atténuerais mes opinions par déférence pourmon hôte ? Pourquoi afficherais-je une sorte d’inférioritéintellectuelle et sociale en face de lui ? Il me demandait monopinion sur Burble, je la lui donnerais et sans périphrase…Peut-être qu’alors il me laisserait partir. Refusant de m’asseoir,je m’appuyai au coin de la cheminée.

– Vous voulez parler du petit livre que vous m’avez prêté l’étédernier ?

– C’est raisonné serré, n’est-ce pas ? – fit-il, meréitérant, du geste de sa main plate, son invitation à user dufauteuil et s’armant d’un sourire persuasif.

Je restai debout.

– Je ne fais pas grand cas de sa puissance de raisonnement, –répliquai-je.

– Il fut un des évêques les plus distingués que Londres aitjamais connus, – objecta-t-il.

– Ça se peut, mais la cause qu’il défend de son mieux m’a parufameusement faible.

– Vous voulez dire ?

– Tout bonnement qu’il fait fausse route et qu’il n’arrive pas àdémontrer ce qu’il veut. Le Christianisme, du reste, est une fable,votre bonhomme sait bien qu’il s’abuse avec ça, et il déraisonne àgogo.

M. Gabbitas pâlit, et l’aménité disparut de son attitude ;ses yeux et sa bouche s’arrondirent, ses sourcils s’arquèrentprodigieusement, et sa figure sembla toute ronde.

– Je suis fâché que vous jugiez de la sorte, – souffla-t-ilenfin, en reprenant haleine.

Il ne m’invitait plus à m’asseoir, mais, marchant d’un passaccadé vers la fenêtre, il se retourna tout d’une pièce.

– Vous voudrez bien admettre, je suppose… – commença-t-il d’unton de condescendance intellectuelle peu fait pour me calmer, et ladiscussion continua.

Je vous en épargnerai les détails. Si vous en êtes curieux, vousen retrouverez les éléments dans quelque coin de musée ou debibliothèque ; feuilletez, par exemple, les brochures del’Association de la Presse Rationaliste, où j’avais puisé mesarguments, et, pour les ripostes de mon contradicteur, ellestraînaient dans ces limbes étranges où grouillent les « Réfutations» de l’orthodoxie ; toute cette littérature gît aujourd’hui,confondue et oubliée, comme dans la fosse commune les morts dequelque grande bataille. Nos jeunes contemporains ne liraient toutcela qu’avec une impatience étonnée ; on se figure mal que desindividus sains d’esprit se soient imaginé qu’ils finiraient pars’entendre dans ces controverses amphigouriques. Toutes lesvieilles méthodes de raisonnement systématique, les absurditéssaugrenues de la vieille logique d’Aristote ont rejoint dansl’oubli les grimoires des alchimistes et les précis de magie.

Vous ne pouvez pas plus comprendre nos disputes théologiques queles scrupules de ces anciens peuples qui ne parlaient de leursdieux que par allusions, ou ceux des sauvages qui se laissaientmourir pour avoir été photographiés, ou encore ceux des paysans dutemps d’Elisabeth, qui se détournaient de leur chemin etregagnaient leur cabane parce qu’ils avaient vu troiscorbeaux ; moi-même, qui ai passé par tout cela, je ne puis merappeler nos controverses qu’avec incrédulité.

Aujourd’hui, nous comprenons la foi, nous vivons tous par lafoi ; mais, en ces vieux temps, la foi se confondait pour tousavec la croyance à une foule de traditions peu authentiques. Jepense même que croyants ou athées en étaient tous au mêmepoint ; leurs moyens intellectuels ne leur permettaient pas deconcevoir la foi que nous connaissons ; il leur fallaitquelque chose à toucher, quelque chose à dire, un objet, uneformule, comme leurs ancêtres barbares n’admettaient pas l’échangesans un signe monétaire. S’ils n’en étaient plus à adorer desfétiches de bois ou de pierre, ou à chercher l’exaucement de leursdésirs dans des pèlerinages et des cérémonies, ils en étaientencore aux images parlées, aux mots imprimés, aux formulesconsacrées… Mais pourquoi ressusciter les échos de ces vieilleslogomachies ?

Toujours est-il que nous nous échauffâmes promptement la bile àrechercher Dieu et la vérité, et que, d’un côté comme de l’autre,de jolies bêtises furent proférées ; impartialement, avecl’expérience de mes soixante-seize ans, je puis affirmer sansinjustice que si ma dialectique était faible celle du RévérendGabbitas valait encore moins.

De petits points roses se promenaient sur ses joues, sa voixprenait des tons aigus, nous nous interrompions de plus en plusvivement ; nous inventions des faits, nous invoquions desautorités dont j’écorchais les noms. Au cours du débat, ayantremarqué que la haute critique allemande en imposait à Gabbitas, jelui lançai, avec un effet foudroyant, les noms de Karl Marx etd’Engels, que je proclamai de grands exégètes ! Toute ladiscussion fut d’une sottise désarmante ; le ton se haussaitet l’irritation allait croissant. Ma pauvre mère, besognant dansl’escalier, entendait certainement ma voix, et, tout alarmée,devait m’adjurer tout bas :

– Mon cher enfant, n’offense pas la société ni la religion.Oh ! ne les offense pas ! M. Gabbitas est bien avecelles, efforce-toi de penser ce que pense M. Gabbitas.

Quoi qu’il en fût, nous conservions encore, dans cettecontroverse, le ton de la déférence mutuelle. Je ne sais comment lasupériorité morale du Christianisme sur toute autre religion futmise en cause : dès lors la hardiesse de nos affirmations et de nosgénéralisations ne connut plus de limites, nos données historiquesétant de part et d’autre des plus vagues. J’en arrivai à prétendreque la morale chrétienne n’était qu’une morale d’esclaves et jecitai Nietzsche, un philosophe allemand fort en vogue à l’époque,et dont je me déclarai le disciple.

Pour un disciple, je dois avouer que je connaissais mal lesouvrages de mon auteur. Au vrai, tout ce que je connaissais de luime venait de la lecture d’un article de deux colonnes paru lasemaine précédente dans le Clairon, mon journal socialiste. Maisvoilà : le Révérend Gabbitas ne lisait pas le Clairon.

Est-ce demander grand effort à votre crédulité que de dire queM. Gabbitas ignorait absolument jusqu’au nom de Nietzsche, malgréles attaques ingénieuses et imprévues que cet écrivain avaitdirigées contre la religion que le révérend gentleman avait missionde défendre ?

– Je suis un disciple de Nietzsche ! – m’écriai-jederechef, avec l’air d’en avoir dit long.

Il se cabra si drôlement en entendant ce vocable insolite que jene pus résister au désir de le répéter encore une fois.

– Naturellement, vous savez ce qu’en dit Nietzsche ? –questionnai-je malicieusement.

– Il a été réfuté victorieusement, – répondit-il, espérant sansdoute s’en tirer par cette affirmation aventurée.

– Et par qui, s’il vous plaît ? – lui répliquai-je, du tacau tac. – Je vous serais bien reconnaissant de me renseigner.

Et, avec une satisfaction impitoyable, j’attendis saréplique.

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