Au temps de la comète

3.

Le lendemain matin, mes recherches furent vaines ; mais,vers midi, plusieurs pistes, découvertes coup sur coup, medésorientèrent quelque peu. Jusque-là, je n’avais rien obtenu quicorrespondit au signalement de Nettie et de Verrall, et voici quequatre couples s’offraient à mes investigations.

L’un quelconque d’entre eux pouvait être celui que jerecherchais, sans que j’eusse pour aucun d’indications spéciales :tous étaient arrivés depuis le mercredi ou le jeudi. Je me fusbientôt assuré que deux de ces couples n’avaient pas quitté laville ; ils étaient en promenade aux alentours. Vers troisheures, je réduisis ma liste en éliminant un jeune homme vêtu d’uncostume gris fer, orné de favoris et de longues manchettes, quiaccompagnait une dame très comme il faut, âgée d’une trentained’années. J’enrageai à leur vue ; et je m’installai àsurveiller la pension qu’habitaient les deux autres, pour ne pasmanquer leur retour, me distrayant entre-temps à admirer la montéedu météore qui se mêlait à un couchant flamboyant : je les manquainéanmoins, car je les aperçus plus tard dans la salle à manger,assis à une petite table placée contre les vitrages de lavéranda ; des bougies à abat-jour roses éclairaientl’argenterie, et tous deux contemplaient, à travers les glaces, lemagnifique spectacle du ciel. La jeune dame, vêtue d’un costume desoirée, était fort jolie, assez pour me mettre en fureur : sesbeaux bras, ses épaules bien tombantes, le profil de sa joue quechatouillait une mèche follette, étaient prometteurs de toutes lesdélices ; mais ce n’était pas Nettie, et son heureux compagnonreprésentait le type dégénéré de notre vieille aristocratie :menton fuyant, grand nez osseux, tempes étroites, cheveux albinos,expression languissante, et le cou protégé moins par un faux colque par une manche empesée. Du dehors, sous l’éclatante lumière dumétéore, je débitai tout bas, à leur adresse, de haineuses injurespour m’avoir ainsi fait perdre mon temps. Je demeurai là assezlongtemps pour qu’ils me remarquassent, silhouette noire de l’enviecontre le ciel éblouissant.

Dès lors, j’en avais fini avec Shaphambury ; il me restaità décider maintenant lequel des deux autres couples j’allais suivreà la piste.

Je retournai à petits pas jusqu’au jardin public, discutant tantbien que mal les décisions à prendre, car, sous la luminositémerveilleuse de ce ciel, on se sentait le cerveau un peu brouilléet la tête légère.

Allons ! un des couples était reparti pour Londres,l’autre, m’avait-on dit, s’était installé dans un des chaletsrustiques qu’on louait pour la saison d’été, à Bone Cliff. Où celapouvait-il bien être ?

Au sommet de l’escalier de la plage, je retrouvai mon homme à lajambe de bois.

– Eh bien ! – l’interpellai-je.

Il montra la mer du bout de sa pipe.

– Mazette ! – fit-il.

– Qu’est-ce que c’est ? – demandai-je.

– Des projecteurs, de la fumée, de grands bâtiments qui cinglentvers le nord… Si ce n’était cette maudite espèce de Voie lactée, jepourrais distinguer quelque chose.

À ma demande de renseignement, il ne répondit pas d’abord ;puis, condescendant, et par-dessus son épaule :

– Si je connais les chalets de Bone Cliff ?… Plutôt !Des artistes et autres. Il s’y passe de jolies choses… Hommes etfemmes, tout ça se baigne ensemble. On ne s’y embête pas… duscandale, quoi…

– Mais où est-ce que ça se trouve ? – insistai-je, exaspérépar ces réflexions.

– Voyez donc cette lueur… c’est un coup de canon, le diablem’emporte !

Plus moyen de rien tirer de lui. Cependant, à forced’obstination, et en l’assurant que je l’importunerais jusqu’à cequ’il m’ait fourni les renseignements que je voulais, je l’arrachaià la contemplation de ces allées et venues fantomatiques entrel’extrême horizon du large et l’irradiation du firmament.Finalement, je le secouai par le bras ; il se retourna avec unjuron.

– Ça se trouve à sept milles sur cette route-ci, tout droit…Maintenant allez au diable et fichez-moi la paix.

Je le remerciai par quelque sarcasme désobligeant et lui tournailes talons.

Vers l’extrémité de la terrasse, je rencontrai un policeman,occupé aussi à surveiller le ciel, et je vérifiai auprès de luil’exactitude des renseignements du bonhomme.

– Un peu déserte, la route ! – me cria-t-il de loin.

Une intuition bizarre me certifia que j’étais sur la bonnepiste. Laissant derrière moi la masse noire de Shaphambury, jem’enfonçai dans la pâle lumière nocturne, du pas assuré d’unvoyageur qui atteint son but.

Je n’ai souvenir d’aucun des incidents qui durent marquer cettelongue étape, sinon d’une fatigue croissante, d’une mer étale commeun grand miroir, une coulée d’argent barrée par de lentesondulations que, par instants, une brise faible comme un soupirchiffonnait de rides miroitantes qui, lentement, progressivement,s’effaçaient. La route, par places, était faite d’un sable incoloredans lequel les pieds enfonçaient profondément, puis, sur unecertaine distance, c’était un cailloutis crayeux, dont les cassuresavaient des facettes brillantes. Des broussailles noirâtres, partouffes ou par taillis, garnissaient les dunes ; dans unpâturage, de grands moutons se mouvaient comme des fantômes sur unfond de grisaille uniforme. Puis, l’ombre lourde d’une pinèdecouvrait le chemin jusqu’à une orée d’arbres fantastiquementrabougris ; parfois, des pins solitaires semblaient faire, surmon passage, des gestes de sorciers. C’est dans cette solitude queje me trouvai soudain face à face avec un écriteau annonçant à toutce silence, à ces ombres, et à la lueur du météore, que « lesmaisons seraient construites au gré des acquéreurs ».

L’aboiement lointain d’un chien me fit saisir instinctivementmon arme et l’examiner avec soin. Sans doute, dans ce geste, l’idéede Nettie et de ma vengeance était incluse, mais je n’en ai nulsouvenir. Ce que je revois distinctement, c’est la lueur verte quisemblait ouater le canon et le chien de l’arme, cependant que je laretournais dans ma main.

Mais ce qui m’impressionnait plus que tout, c’était la vue duciel, merveilleux, lumineux, sans étoiles ni lune, et, entrel’horizon de mer et les bords de la Comète, cet abîme de profondeurbleue. Tout à coup, fantômes étranges silhouettés contre la lueur,minuscules dans le lointain, apparurent trois vaisseaux de guerresans mâts, sans voiles, sans fumée, sans feux, sombres, mortels,furtifs, faisant route à toute vitesse en conservant strictementleurs distances. Puis, tout cela disparut, englouti dans la brumelumineuse.

Une sorte d’éclair, que je pris pour la lueur d’un coup decanon, parcourut le ciel ; mais, levant les yeux, je remarquaiune traînée verte qui s’attardait au firmament. Aussitôt, il y eutcomme un frisson dans l’air ; le sang me battit plus vite auxartères : c’était une sensation de soulagement, et comme uneénergie nouvelle qui m’envahissait.

La route bifurqua : je continuai au hasard. Ma lassitudecroissait, je me heurtais à des tas de varechs et d’algues, butaisdans des ornières laissées en tous sens par les charrettes ;toute trace de chemin s’effaça et je pressai le pas, glissant ettrébuchant parmi les dunes. Je débouchai finalement sur une plagesablonneuse toute parsemée de reflets scintillants. Des traînéesphosphorescentes m’attirèrent jusqu’au bord des flots et j’examinailes petits points lumineux qui ballottaient sur lesondulations.

Me redressant tout à coup, je contemplai longuement cette nuitmerveilleuse dont rien ne troublait la paix. La Comète avaitmaintenant étalé son filet brillant sur l’immensité des cieux ets’en allait vers son déclin ; à l’orient, l’azur reprenaitpossession du ciel ; la mer barrait d’une ligne noirel’horizon ; et, luttant avec une persistance audacieuse contrele resplendissement du météore, une seule étoile tremblotante sebalançait au bord de l’abîme.

Quelle beauté ! Quel silence et quelle splendeur !Quelle paix ! la paix qui passe toute intelligence, la paixdescendue vers nous dans sa robe de lumière… Mon cœur débordait etje me pris à verser des larmes.

Quelque chose était entré dans mon sang, et cette pensée me vintque vraiment je ne voulais pas tuer.

Non, je ne voulais pas tuer, je ne voulais plus être l’esclavede mes passions. Je souhaitai de fuir la lumière du jour, dedéserter la vie qui n’est qu’effort consumant, bataille implacable,désirs déçus, – de m’échapper vers cette nuit fraîche et éternelle,vers le repos. J’avais joué mon rôle : j’en avais assez.

L’esprit de la prière, d’une prière inarticulée, envahissant monêtre, debout sur la rive de l’océan immense ; je désiraiardemment la paix intérieure, la paix avec moi-même.

Mais bientôt, à l’orient, voici la déchirure quotidienne dumystère : l’aube grise éclairerait encore une fois le monde étroitet positif. Je savais que ma résolution allait reprendre toute saforce. Ces quelques moments n’avaient été qu’un intervalle derepos, un intermède ; demain, je serais de nouveau WilliamLeadford, le mal nourri, le mal vêtu, le mal équipé, le maladroit,le voleur éhonté, une souillure sur la face du monde, un être detourments et de douleurs pour sa mère elle-même, pour sa mère qu’ilaimait… Non, il n’y avait plus d’espoir pour moi que dans lavengeance. Quelle pauvre histoire !… Il me vint pourtant àl’esprit que je pouvais en finir tout seul et abandonner les autresà leur sort.

M’avancer dans cette mer, me livrer aux tièdes caresses de cesvagues et de cette lumière, plonger jusqu’aux épaules et me tirerun coup de revolver dans la bouche…

Pourquoi pas, en somme ?

Je m’arrachai à cette obsession avec effort et remontailentement la plage… Encore une fois, je me retournai, avec unregard de regret, vers la mer, mais quelque chose en moi me criait: « Non ! » Ne fallait-il pas réfléchir ?

La marche, dans ce terrain inégal et broussailleux, devenaitpénible ; je m’assis, le menton aux genoux, parmi des touffesnoires… Prenant mon revolver, je le chargeai minutieusement et legardai à la main ; la vie ou la mort ?

Je sondais, me semblait-il, les plus intimes profondeurs de monêtre… De fait, je m’assoupis insensiblement, et mon sommeil futagité de rêves…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer