Au temps de la comète

7.

C’était Mme Verrall, mère.

Je voudrais vous dépeindre exactement cette vieille petite dame,extraordinairement blonde, au profil aquilin, avec une physionomietimide, malgré un grand air de dignité assumée. Elle était fortrichement mise. « Richement mise », j’aimerais souligner ces mots.Il n’est personne au monde aujourd’hui qui soit aussi richement misque l’était cette vieille dame ; cette somptuosité nous estinconnue désormais. Mais n’allez pas vous figurer des coupesextravagantes ou des splendeurs de coloris : le noir et le marrondominaient dans cette toilette, dont toute l’opulence provenait dela valeur des étoffes et des garnitures. Elle affectionnait lessoies brochées, aux dessins compliqués, les coûteuses dentellesnoires sur transparents de satin crème ou mauve, les empiècementset parements ouvragés où s’enlaçaient des tortils de velours, et,en hiver, des fourrures rares. Elle était exquisément gantée ;des chaînes d’or et de perles orgueilleusement simples etd’innombrables bracelets enserraient sa petite personne ; ilétait évident que le moindre détail de sa toilette avait plus coûtéque la garde-robe d’une douzaine de jeunes filles commeNettie ; son chapeau affectait une modestie qui dédaignaittoute parure. La richesse, voilà la première impression que donnaitcette vieille dame ; la seconde était une irréprochablepropreté : on sentait que la vieille Mme Verrall étaitimpeccablement propre. Vous auriez pu faire bouillir ma pauvrevieille mère dans l’eau de cristaux pendant un mois qu’ellen’aurait jamais été aussi propre que Mme Verrall l’étaitmanifestement et tous les jours. Mais ce qui dominait sa tournuregénérale, c’était la confiance en soi et la certitude de lasubordination du monde entier à sa grandeur.

Bien que pâle et un peu essoufflée, ce jour-là, elle n’avaitrien perdu de cette assurance ; elle venait évidemmententretenir le vieux Stuart de l’explosion de passion qui avait jetéun pont naturel sur l’abîme qui séparait leurs deux familles.

Me voici de nouveau réduit à employer des mots inintelligiblespour mes plus jeunes lecteurs. Ceux qui connaissent notre monde telqu’il est depuis le Grand Changement jugeront inconcevable unebonne partie de ce que je vais raconter. Je ne puis plus m’enréférer au témoignage des journaux de jadis : l’état de choses queje décris était si bien accepté par tous qu’on n’eût jamais songé àl’analyser ni à le commenter. L’Angleterre et l’Amérique, toutcomme le reste du monde civilisé, étaient alors partagées en deuxclasses : les gens bien assis et ceux qui se tenaient debout : –ceux qui jouissaient de la sécurité et ceux qui en manquaienttotalement. Il n’y avait dans ces deux pays aucune vraienoblesse ; les lords anglais, par une erreur commune, étaientconsidérés comme nobles, mais ni la loi ni les coutumesn’anoblissaient leurs familles ; la noblesse pauvre de Russie,par exemple, ne trouvait nulle analogie parmi nous ; unepairie était un titre de possession héréditaire, qui, comme ledomaine foncier, n’intéressait que les aînés de la maison ; iln’entraînait, ce titre, aucun lustre de noblesse oblige ; toutle reste du monde était, en droit et en fait, roturier. Mais, parsuite de l’établissement de la propriété privée du sol, – née enAngleterre grâce à la déchéance progressive des obligationsféodales, en Amérique grâce à l’absence absolue de prévoyancepolitique, – de vastes domaines avaient fini par se fixer entre lesmains d’une petite minorité avec laquelle toutes nouvellesentreprises publiques ou privées devaient nécessairement compter.Cette minorité était amalgamée non pas par quelque tradition deservices antérieurs et de distinction originelle, mais par lasympathie naturelle qui lie ceux dont les intérêts sont identiqueset qui mènent une existence large et luxueuse. Cette classe étaitsans frontières bien définies : de vigoureuses individualités, pardes moyens le plus souvent violents et douteux, se poussaient sanscesse au rang des gens bien assis, hors de l’insécurité, et vers lacertitude du lendemain ; par contre, les fils et les fillesdes familles assises pouvaient souvent, soit en gaspillant leursbiens, soit en se mariant dans la classe sans sécurité, soit à lasuite d’une conduite dépravée, retomber dans la vie d’anxiété etd’incertitude matérielle, lot commun du plus grand nombre,c’est-à-dire de ceux qui, dépourvus de tout bien foncier,n’arrivaient à exister légalement qu’en travaillant directement ouindirectement pour la classe solidement assise. Et telle fut, avantle Grand Changement, la pauvreté de notre intelligence, tel futl’égoïsme de nos sentiments que fort peu de ces jouisseurs auraientpu concevoir que cet ordre de choses ne fût fatal et naturel.

C’est la vie de ceux que talonnait cette insécurité quotidienneque j’expose ici, et je voudrais vous faire sentir quelque peu sonamertume désespérée ; toutefois, n’allez pas vous imaginer queles autres vécussent des heures de bonheur paradisiaque. Ilsétaient forcés de contempler à leurs pieds, sans rien y démêler,l’abîme où grouillait la foule en détresse ; la vie autourd’eux était laide ; laides les sordides masures, laide lacohue en guenilles ; laids les étalages vulgaires oùs’approvisionnait un peuple miséreux. Sous la tranquillitésuperficielle de leur esprit s’agitait un doute, une appréhension,et non seulement ne se préoccupaient-ils pas des questionsd’économie sociale, mais ils affichaient un désir instinctif de n’ypas penser. Leur sécurité n’était pas telle qu’ils ne redoutassentde reglisser à l’abîme, et leur ingéniosité s’inquiétait sans cesseet peu noblement de s’unir les uns aux autres par de nouveauxliens, de cultiver leurs « relations » et leurs intérêts, deconsolider et d’améliorer leur position. Lisez seulement ceux deleurs livres qui nous restent : c’est dans Thackeray que voustrouverez la plus savoureuse description de ces existences. Lamaladie n’avait nul égard aux distinctions de classes, et leursserviteurs donnaient aux gens bien assis de constants ennuis ;à chaque génération ils se lamentent sur la décadence de lafidélité chez les serviteurs, fidélité hypothétique qu’aucunegénération ne connut jamais : un monde pourri dans un de sesmembres est pourri dans tout le corps social. Persuadés qu’il n’yavait pas assez de biens pour tous, les gens bien assisattribuaient une fatalité divine à cet état de choses et ilssauvegardaient passionnément leurs prétendus droits à la partdisproportionnée qu’ils détenaient. Ils se groupaient mondainementen « Société », et leur choix de ce mot pour qualifier leurgroupement dit assez bien la valeur de leur philosophiesociale ; aussi bien, si vous pouvez vous rendre compte de cesidées qui forment la base du vieux système, vous percevrezfacilement l’horreur que provoquait chez ces gens le mariage d’undes leurs dans la classe dépourvue de sécurité matérielle. Leursfilles et leurs femmes se prêtaient rarement à ces mésalliances, etpour l’un et l’autre sexe, la chose prenait l’allure d’un crime etd’un désastre social : tout était préférable à cettemonstruosité.

Le sort abominable des filles pauvres qui, cédant à la nature,avaient négligé la formalité du mariage ne vous est guère connu, etvous ne concevez pas sans difficulté la situation de Nettie et dujeune Verrall l’un ou l’autre devait nécessairement pâtir, et commetous deux étaient en proie à une grande exaltation émotionnelle, etcapables par conséquent des plus étranges générosités réciproques,voici la question qui se posait à cette mère inquiète : son filsserait-il la victime élue, et Nettie, en conclusion de ce commercetéméraire, ne reparaîtrait-elle pas comme la maîtresse légale duchâteau de Checkshill ? Les chances n’étaient pas grandes enfaveur de cette éventualité, mais il y en avait des exemples.

Ces lois sociales et ces coutumes nous semblent aujourd’huil’invention de quelque fou à l’esprit pernicieux ; c’étaienttoutefois des faits incontestés et la règle quotidienne de ce mondeévanoui. Par contre, tout rêve d’amélioration y était taxé dedémence. Pensez-y un instant. La jeune fille que j’adorais de toutemon âme et à laquelle j’étais prêt à sacrifier ma vie n’était pasdigne d’épouser le jeune Verrall ! Et pourtant, je n’avaisqu’à regarder ce beau jeune homme à la figure sans caractère, pourreconnaître en lui un être plus faible et nullement meilleur quemoi. Elle serait son jouet jusqu’à ce que, lassé, il la rejetât, etle poison social avait à ce point corrompu la nature de Nettie,l’habit du jeune oisif, son allure dégagée, son argent lui avaientparu choses si belles, comparées à ma misère, qu’elle avaitconsenti à tout sans arrière-pensée. Et, néanmoins, le fait decritiquer ces conventions sociales était la marque, alors, de cequ’on appelait : la haine des classes, et des prédicateurs bien nésnous sermonnaient longuement, à la moindre récrimination contre uneinjustice tellement criante qu’aucun homme aujourd’hui vivant neconsentirait à la subir ou à en profiter.

À quoi bon prêcher l’amour et la paix, quand ce n’était partoutque lutte et exécration ? S’il existait, dans le désarroi dece vieux monde, un espoir, on ne le pouvait entrevoir que dans larévolte et la guerre à mort.

Si vous avez saisi tout ce qu’avaient de honteux et de grotesqueces conditions d’existence, vous êtes à même de conjecturer dequelle façon j’interprétai d’emblée l’apparition de MmeVerrall.

Elle venait proposer un compromis. Et les Stuart étaient prêts àtransiger, ce n’était que trop évident.

Une révolte de dégoût, en face de ces pourparlers qui allaientavoir lieu entre Stuart et la châtelaine, m’amena à agir avecviolence et avec un manque de bon sens absolu. J’éprouvais lebesoin de m’évader, pour ne pas être témoin de la scène, pour nepas même voir le premier geste du vieux Stuart, de m’évader à toutprix.

– Je file, – dis-je, en lui tournant le dos sans dire adieu.

Je ne pouvais m’esquiver qu’en passant devant la vieilledame ; aussi, je marchai droit sur elle : à mon approche, elleouvrit la bouche, écarquilla les yeux, plissa le front. Elle meprenait évidemment, à première vue, pour un quidam assez alarmantet, devant ma façon de foncer sur elle, pour ainsi dire, elledemeura bouche bée, en haut des trois ou quatre marches quidescendaient dans la serre. Mon allure était si déterminée qu’ellerecula d’un pas pour me laisser place, avec un air de dignitéoffensée.

Je ne fis aucun signe de salutation, et pourtant je la saluai,somme toute, à ma façon. Ce n’est pas le cas ici de m’excuser, etsi j’ai seulement pu vous exposer clairement les circonstances detemps, de lieu et de personnes, vous comprendrez et vous mepardonnerez… Je débordais du désir brutal et irrésistibled’insulter une opulente propriétaire.

J’interpellai cette pauvre petite vieille, si richementaccoutrée, dans les termes suivants, où je l’englobais dans unpluriel injurieux :

– Odieux voleurs de terre, vous voilà donc venus pour leuroffrir de l’argent ?

Et, sans attendre sa riposte, je la dépassai brutalement, lespoings fermés, ayant hâte de me sentir loin d’elle.

Quel effet avais-je pu produire sur cette vieille dame pour quije n’avais été, jusqu’à ce jour, qu’une petite entité humaine,entr’aperçue peut-être comme une tache noire insignifiante,cheminant au long de ses futaies ? Que signifiait pour ellemon apparition, au moment précis où, en proie à une douleur intime,elle venait, parée de son prestige, chercher dans ses propresserres le vieux Stuart, son jardinier ? Avec un grossissementcinématographique, je m’étais avancé vers elle, du fond de l’allée,grandissant à chaque pas, jusqu’à me dresser, magnifié, au-dessusd’elle, comme le fantôme presque d’une révolution, cependant qu’àses oreilles retentissait le grondement déplacé de mes insultesinintelligibles. Elle avait cru sans doute voir surgirl’anéantissement ; puis, soudain, le fantôme s’était évanoui,le monde reprenait, à ses yeux, son cours normal, et mon passage nelaissait dans son esprit que le sentiment d’un vague péril.

Mon erreur d’alors était de considérer globalement les richescomme de volontaires exploiteurs, pleinement conscients del’iniquité de leurs privilèges, clairement renseignés sur leursinjustices qu’ils se refusaient obstinément à redresser. De fait,la vieille Mme Verrall était aussi incapable d’un doute sur laparfaite moralité des droits de sa famille à dominer toute unepartie du pays qu’elle eût été incapable de critiquer lesTrente-Neuf Articles fondamentaux de l’Église Établie, oud’examiner la légitimité des autres assises sur lesquelles reposaitsa sécurité.

Elle avait pu ressentir de la peur, mais y démêler quoi que cesoit, elle ne l’avait certainement pas essayé.

Nul de sa classe ne comprit, en ces jours de révolte, lessoudaines lueurs de haine jaillies de l’ombre. Pour ces gens,c’était comme une sinistre figure de chemineau qu’éclaire soudainla lanterne d’une voiture et que la nuit engloutit de nouveau, – uncauchemar auquel il ne faut pas attacher d’importance, et dont onécarte l’obsession au réveil.

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