Au temps de la comète

2.

Je me souviens que la Vigile de cette première fête de Beltainefut la plus terriblement solitaire des nuits que j’ai vécues ;dans ma mémoire, elle reste fragmentaire, débordant d’émotions,avec des vides.

C’est d’abord, très distinctement, le grand escalier de lamaison de Lowchester, où je me trouvai, sans savoir comment, ni paroù j’avais passé, et sur le palier, voici Anna qui monte à marencontre. Elle venait seulement d’apprendre mon retour ; nousnous arrêtâmes, et, pendant que nous nous serrions les mains, sonregard, comme parfois le regard des femmes, scrutait mon visage.Cela dura une seconde, deux secondes ; je ne pouvais rien luidire, mais je sentais son émoi me gagner. Ma main répondit à lapression de sa main, que je laissai retomber, et, après unesingulière hésitation, je continuai à descendre, retournant à mespréoccupations. L’idée ne me vint pas alors de me demander quelspouvaient être ses sentiments à elle et ses pensées.

Je me rappelle le vestibule plein d’une lumière dorée, etcomment je fis quelques pas, machinalement, vers la salle à manger.Puis, à la vue de toutes ces petites tables, et au bruit des voixque la porte entrouverte m’envoya en bouffée, je réfléchis que jen’avais pas envie de dîner… Ensuite, je me vois traversant lespelouses devant la maison, et prenant le chemin des brandessolitaires. Un passant prononça le mot chapeau, et je m’aperçus quej’étais sorti nu-tête…

Les ombres s’allongeaient sur le gazon, doré des rayons dusoleil couchant… Le monde était étrangement vide, me semblait-il,sans Nettie et sans ma mère : les choses n’avaient plus de raisond’être… Nettie reprenait sa place dans mes pensées…

Puis, me voici sur les brandes. J’évite le sommet des collinesoù s’entassent les bûchers ; je recherche les lieux déserts.Je me souviens, très nettement, de m’être assis sur une barrière,un peu plus loin que le parc, dans un creux de la colline dont lesommet me cachait le feu de joie de Beacon Hill et les foules quil’entouraient. Je regardais et j’admirais le soleil couchant. Laterre et le ciel m’apparurent comme une bulle de savon irisée,flottant dans la sphère des vanités humaines. Puis, au crépuscule,je m’engageai dans un sentier inconnu, hanté des chauves-souris,entre de hautes haies.

Je ne dormis pas sous un toit, cette nuit-là. Mais j’eus faim,et me restaurai vers minuit dans une petite auberge près deBirmingham, à bien des milles de chez moi. Instinctivement, j’avaisévité les hauteurs où les foules s’assemblaient autour des feux dejoie ; mais il y avait, à l’auberge, de nombreux soupeurs, etje dus partager ma table avec un homme qui portait une liassed’hypothèques inutiles, pour les jeter au feu. J’en causai aveclui, mais mon âme était loin de mes lèvres.

Bientôt, les sommets se fleurirent d’une petite tulipe deflammes : de minuscules silhouettes noires l’entouraient, tachetantla base de ses pétales ; le reste de l’humanité vagabonderestait enseveli dans les ténèbres… À force de m’écarter des routeset des sentiers frayés, je parvins à m’isoler, bien que le fruitconfus des voix, le rugissement et le pétillement des grandsbrasiers parvinssent à mes oreilles.

Je pensai à ma mère, à ma nouvelle solitude… et au désir deNettie, qui me rongeait le cœur.

Je pensai à bien des choses, cette nuit-là, mais surtout àl’amour qui débordait de moi et à la tendresse qui m’était venuedans le sillage du Changement, du besoin plus pressant où j’étaisde ce seul être qui pouvait combler mes désirs.

Aussi longtemps qu’avait vécu ma mère, elle avait, en unecertaine mesure, occupé mon cœur : l’amour que je lui vouais avaitnourri suffisamment mes affections, avait mitigé le vide de monâme… mais, soudain, cette consolation m’était enlevée. Bien desgens, au moment du Changement, avaient cru que cet ampleélargissement de l’humanité entraînerait l’abolition de l’amourindividuel : il ne l’avait rendu, au contraire, que plus délicat,plus absorbant, d’une nécessité plus vitale. Certains s’étaientimaginés que les hommes, – désormais tout remplis de la passiond’agir et de créer, heureux, aimants, serviables entre eux, –n’éprouveraient plus le besoin de cette communion intime etconfiante qui fut la plus belle chose de l’ancienne vie. Et, pourautant que cet amour résultait d’avantages matériels et de la luttepour l’existence, ils n’avaient pas tort. Mais, en tant qu’émotionde l’âme, que sensation exquise de la vie, ils se trompaient dutout au tout.

Nous n’avions pas éliminé l’amour individuel, nous n’avions faitque le dépouiller de ses enveloppes grossières, de sa vanité, deses soupçons, de ses éléments intéressés, de ses rivalités, jusqu’àle dresser, éblouissant et invincible, devant notre esprit. Àtravers toutes les manifestations belles et divergentes de la vienouvelle, nous comprîmes avec plus d’évidence encore que, pourchacun de nous, telles personnes, mystérieusement etinexprimablement accordées au même rythme que nous-mêmes, nousoffraient une joie par leur présence, exigeaient notre tendressepar leur existence même ; et, servie par les circonstances,leur idiosyncrasie, en s’unissant à celle de leurs amantsprédestinés, devait former une harmonie complète et prédominante.Ces personnes étaient l’essentiel de la vie ; sans leurappoint, le beau spectacle du monde rajeuni ressemblait à quelquedestrier caparaçonné, mais sans cavalier, à un vase qui necontiendrait pas une fleur, à un théâtre où il n’y aurait pas dereprésentation…

Pour moi, au cours de cette vigile de Beltaine, il était clair,comme les grandes flammes blanches dans l’ombre, que Nettie, etNettie seule, pouvait éveiller en moi ces harmonies. Mais elleétait partie ! Je l’avais renvoyée de moi, je ne savais où latrouver. Dans un accès de vertu inconsidérée, je l’avais retranchéeà jamais de ma vie.

C’est ainsi qu’alors je jugeais ma situation, étendu, invisible,dans l’obscurité, pleurant et appelant Nettie à voix sourde. Lafigure dans l’herbe, je versais des larmes, pendant que la foulejoyeuse allait et venait, que la flamme des brasiers montait versles étoiles lointaines, s’illuminait de reflets rouges,épaississait ses ombres et dansait sur la face de la terre.

Non, le Changement nous avait délivrés de nos passions moinsnobles, de la concupiscence vulgaire et animale, des pauvreséventualités, des imaginations grossières ; mais de la passiond’aimer il ne nous avait pas affranchis. Il avait rendu à Éros,prince de la vie, son empire. À travers cette longue nuit detristesse, moi, qui l’avais repoussé, je reconnaissais sapuissance, au milieu de mes larmes et des regrets que je ne pouvaisapaiser. Je ne me rappelle pas, même vaguement, à quel moment je merelevai, ni comment j’errai à travers les vallées, entre lesbrasiers nocturnes, ni comment j’évitai le rire et la joie desmultitudes, dont le flot regagna, entre trois et quatre heures, leshabitations. Mais, vers l’aube, une aube grise et froide qui mefaisait frissonner sous mon vêtement léger, quand les cendres de lajoie universelle se ternirent, j’arrivai, en traversant uneclairière, à un petit taillis tapissé de jacinthes bleues ;une bizarre sensation de déjà vu arrêta mes pas et je restai là,intrigué, à une douzaine de pas du sentier. Bientôt, un arbreétrangement tordu éveilla mes souvenirs. L’endroit m’était connu,certes. C’est là que j’avais attaché mon vieux cerf-volant, etc’est d’ici que je m’exerçais à tirer sur cette cible avec monrevolver, me préparant à ma rencontre avec Verrall.

Cerf-volant et revolver, tout ce passé irascible et mesquinn’existait plus, et ses derniers vestiges s’étaient recroquevillés,étaient montés en fumée parmi les tourbillons des brasiers deBeltaine. Ainsi, je marchais, enfin, à travers un monde de cendresgrises vers la grande maison où reposait, morte, l’image, ladépouille abandonnée de ma pauvre chère mère.

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