Au temps de la comète

2.

Le train que je devais prendre à Wyvern pour Shaphambury avaitun retard d’une heure, attribuable, disait-on, à un mouvement detroupes concentrées sur la côte, en prévision d’un débarquementpossible des ennemis.

La petite ville de Shaphambury était bizarre, même pourl’époque ; j’avais, au reste, une disposition d’esprit qui meportait à noter la singularité des choses admises. Dans le recul dutemps, cette singularité me parait plus grande encore. Le lieuétait nouveau pour moi ; la mer même y affectait un aspectinconnu ; il faut dire que j’avais fait deux excursions, partrain de plaisir, en un port du pays de Galles, dont les côtesdécoupées, avec leurs énormes falaises granitiques et les hautesmontagnes de l’intérieur, n’offraient en rien l’horizon immense decette région de l’est où l’on appelait falaise un talus croulant etgris sale qui dominait la mer de cinquante pieds à peine.

Quand le petit train local arriva à l’entrée de la ville, aprèsavoir contourné un épaulement de colline, j’aperçus une séried’herbages onduleux, au milieu desquels étaient dressés de grandschâssis de planches couverts d’affiches qui attiraient l’œil etinterceptaient l’horizon de la mer. Ces placards vantaient tour àtour les qualités de tel ou tel comestible et les vertus de tel outel remède, avec une sollicitude égale pour les estomacs, et leurscouleurs se préoccupaient d’être frappantes bien plus que belles etde ressortir sur les tons gris adoucis du paysage. La plupart deces réclames, – qui étaient un facteur si remarquable de la vie decette époque-là, et qui rendaient possible l’existenced’innombrables journaux en papier de bois, – recommandaient desaliments, des boissons, des tabacs et des drogues qui promettaientde restaurer les organismes que les autres articles auraientsérieusement détériorés. On ne pouvait perdre de vue, dans ce «banquet de la vie », le terrible memento mori, griffonnésur l’espace et qui rappelait à chacun que l’homme, content devivre dans ses tanières, de se nourrir sans révolte de pareillesordures, consistait en un canal digestif « muni d’appendicespropres à en alimenter le fonctionnement », et qu’il n’était guèreplus qu’un ver de fumier, aveugle et sourd.

À côté de pareils placards, on en voyait d’autres, affichant, ennoir et blanc, des noms sonores de « domaines ». Les idées purementindividualistes de ces temps-là avaient entraîné la division parlots et par quartiers des terrains en bordure sur la mer. Presquetoute la côte de l’Est et du Sud avait été allotie de cettemanière, et si ces projets avaient réussi, la population entière denotre île eût pu se loger dans ces innombrables cottages virtuels.Il va sans dire que rien de pareil ne se réalisa, et que cettedéfiguration de nos côtes ne fut utile qu’à un petit nombre despéculateurs. On voyait, tantôt neuves et tantôt pourries, despancartes d’agences sans clients, dressées sur des terrains coupéspar des « voies d’exploitation » que l’herbe avait envahies et quedes écriteaux à demi effacés baptisaient pompeusement « Avenue deTrafalgar » ou « Boulevard de la Plage ». Çà et là, quelquesboutiquiers avaient consacré les économies d’une vie de travail às’ériger un cottage, et la piteuse bicoque, grotesque et minable,s’acroquevillait dans l’isolement de terrains vagues, au milieu dupetit lot, mal clôturé de planches, dans lequel, sur des cordestendues, flottaient au vent, comme on ne sait quel symbole de lafaillite environnante, les drapeaux versicolores d’une lessivebourgeoise.

Après avoir traversé une route, nous roulâmes entre desalignements de maisons ouvrières identiques, construites en pauvrebrique jaune, ayant toutes une arrière-cour avec un hangar enplanches noircies. Ce système de lotissement avait eu pour résultatd’attrister et de salir les approches de toute agglomération et enparticulier les abords de cette petite ville que les guidesqualifiaient, en un langage imagé, d’une « des plus délicieusesstations de cette région fleurie ».

Puis, ce furent d’autres maisons minables, la vaste hideur desusines de force électrique, et l’inévitable cheminée monumentaledont la hauteur accusait notre imbécile impuissance à rendrecomplète la combustion de la houille ; enfin, la gare, situéeà un bon kilomètre du centre de cet asile de santé et deplaisir.

Dès mon arrivée, je procédai à une exploration systématique deShaphambury. Les soirées devenaient très chaudes, et mes vainesrecherches dans Shaphambury s’exaspérèrent encore sousl’incomparable gloire de la nuit revenue, quand je pensai que, souscette bénédiction splendide de la nature, le jeune Verrall etNettie vivaient leurs amours.

Je me souviens de mes interminables allées et venues, au long dela plage, de mes regards indiscrets sous le nez de tout jeunescouples, et toujours la main prête dans ma poche, cependant qu’enmon cœur battait une douleur étrange qui n’était ni de la rage nide l’impatience. Je ne m’arrêtai que quand je fus seul sous lesétoiles, les derniers flâneurs ayant regagné leurs lits. Mesrecherches et mes questions furent sans cesse contrecarrées par ledésir exclusif qu’éprouvait chacun de mes interlocuteurs dediscuter les chances de débarquement allemand avant l’arrivée del’escadre de la Manche. J’avais passé la nuit dans un petit hôtelborgne, au fond de la ville, où je n’étais arrivé qu’à deux heuresde l’après-midi, à cause du petit nombre de trains qui circulent ledimanche, et ce n’est que dans la soirée du lundi que je trouvai unindice qui me mit sur la bonne piste.

Je commençai par une visite minutieuse de la ville ; la rueque j’abordai offrait tout d’abord une rangée de boutiquesprétentieuses et sentant la faillite prochaine, puis un café et unestation de voitures. Au bout d’une double enfilade de petitesvillas en briques rouges, emmitouflées de verdure, elle débouchaitdans une assez jolie Grande Rue, dont les magasins, dans l’accalmiedominicale, avaient clos leurs devantures ; une cloche sonnaitquelque part pour l’office, et des groupes d’enfants endimanchés serendaient au catéchisme. Traversant une place bordée de maisons auxfaçades de stuc, qui me rappelaient, en plus propre, mon quartier,je me trouvai soudain dans un grand jardin aux allées bitumées,qualifié somptueusement de « Terrasse Marine ». Du banc de fonte oùje m’étais assis, je parcourus du regard la vaste étendue d’uneplage de sable boueux avec des rangées de cabines sur roues,couvertes d’affiches préconisant des pilules ; puis, meretournant, j’examinai, du côté de la terre, les maisons quisemblaient hypnotisées par la lecture perpétuelle de ces conseilsmédicaux. Des pensions de famille, des hôtels, des maisonsmeublées, étaient groupés en terrasse à ma droite, puis cessaientbrusquement ; un échafaudage indiquait l’accroissement de laville dans la direction du nord, et, au bout d’un grand terraindésert, la silhouette rouge et monstrueuse d’un vaste caravansérailécrasait de sa masse tous les environs. Plus loin, sur les sommetsdes falaises basses et crayeuses, s’éparpillaient, comme untroupeau, les tentes blanches des volontaires de la régionconvoqués à la hâte, et, vers le sud, les dunes sablonneusesdéveloppaient à l’infini leurs varennes piquées çà et là d’ungroupe de pins, de buissons d’arbustes malingres ou d’une affichetendue à bout de perche. Un ciel bleu et métallique englobait cepaysage, et un soleil ardent y couchait des ombres noires ; àl’orient, blanchoyait la mer. C’était un dimanche, et le déjeunerplus tardif faisait la solitude dans les rues et sur la plage.

Étrange monde que celui-là, pensais-je alors, – et combien ildoit vous paraître plus invraisemblable !… Je fis un effortpour reprendre la suite de mes idées. Qui devais-jeinterroger ? Que fallait-il demander ? Voici ladétermination ingénieuse à laquelle je m’arrêtai. Venu àShaphambury afin d’y passer quelques jours de vacances, jeprofitais de l’occasion pour rechercher la propriétaire d’un boa deplumes oublié dans l’hôtel de mon oncle, à Wyvern, par une jeunedame voyageant avec un jeune gentleman, apparemment de nouveauxmariés. Ils devaient être arrivés à Shaphambury le mardi. Je merépétai longuement mon histoire imaginaire et inventai, pour mononcle supposé et son hôtel, des noms plausibles. L’histoirejustifierait mes questions.

Ce point décidé, je demeurai assis sur le banc, recueillant mesforces pour me mettre en campagne. Enfin, résolu, je me dirigeaivers un superbe hôtel que son luxe, à mes yeux inexpérimentés,désignait comme le lieu même que devait choisir un jeune hommeopulent et distingué.

La porte d’entrée, aux glaces pivotantes, me fut ouverte par unportier ironique et cérémonieux, qui, tout raide dans son uniformevert chamarré, m’écouta en m’examinant des pieds à la tête, pour enréférer aussitôt, avec un accent tudesque, à un somptueuxportier-chef qui, à son tour, me mena à un personnage princiertrônant derrière un bureau de chêne et de cuivre admirablementpolis. Tout en me répondant, l’élégant commis ne détachait pas sonregard de mon col et de ma cravate, que je savais dans un étatlamentable.

– Je cherche une dame et un monsieur qui sont arrivés àShaphambury mardi, – déclarai-je avec assurance.

– Des amis à vous ? – fit-il, avec une ironieimpitoyablement subtile.

Finalement, je parvins à la certitude que les jeunes gensn’étaient pas descendus là et n’y avaient pas retenu de chambre. Jeressortis par le majestueux tourniquet que manœuvra le portiernarquoisement obséquieux, et je me trouvai dans un état de désarroiet de malaise tel que je n’affrontai de l’après-midi aucun autreétablissement. Je me sentais abattu, et ma résolution chancelait.Les promeneurs chics du dimanche m’en imposaient. Le sentiment dema médiocrité personnelle me faisait perdre de vue le butpoursuivi ; la bosse que faisait à ma poche de vestonl’indéfectible revolver devait se remarquer et j’en avais honte.J’allai m’étendre parmi les galets et les glauciers, à quelquedistance de la ville, en face de la mer. Cette lassitude me tinttoute l’après-midi ; vers le coucher du soleil, je m’en fusinterroger, devant la gare, les portefaix, mais je constatai quecette classe d’hommes se souvenait plus facilement des malles quedes gens et j’ignorais totalement quels bagages avaient emportésles amants.

J’engageai ensuite la conversation avec un bonhomme à jambe debois, occupé à balayer les marches qui menaient à la plage ;je n’en tirai que des plaisanteries assez risquées sur les jeunescouples en général, mais rien de précis sur ce qui m’intéressait.Ce dialogue me rappela désagréablement les motifs sensuels de majalousie : aussi fus-je soulagé quand l’apparition d’un torpilleurau large fixa l’attention du bonhomme et coupa court à cedéplaisant entretien.

Je repris ma place sur le banc de la promenade et contemplai, àl’horizon, le rouge lever du phénomène dont l’éclat humiliait lescouchers de soleil et les aurores. Je retrouvais mon énergie, et, –à mesure que la lueur poussiéreuse du jour laissait la place auxlueurs nocturnes, entraînant avec elle la précision des chosesquotidiennes, – le sentiment romanesque me reprenait, la passionréchauffait mon sang, et je m’exaltais de nouveau à l’idée de monhonneur et de ma vengeance.

En ces temps-là, la nuit et la clarté des astres éveillaient ennous un sens plus intime de nous-mêmes et des choses. Le grandjour, avec le spectacle des villes, des rues encombrées, étaitattachant, mais n’influençait que comme un tintamarre ;l’effet en était dispersif en même temps qu’accablant. Lesténèbres, au contraire, couvrant de leur voile uniforme l’aspectabsurde des agglomérations humaines, rendaient les esprits àeux-mêmes, leur permettaient de se ressaisir on pouvait existerpour soi, vivre pour son imagination.

Or, cette nuit-là, j’eus l’étrange pressentiment que Nettie etson amant étaient tout proches, que j’allais soudain me trouver enface d’eux. Vous ai-je déjà dit que, dans le crépuscule, j’avaisdévisagé tous les couples que je rencontrais, dans l’espoir de lesreconnaître ?

Je m’endormis, ce soir-là, dans une chambre décorée de citationsbibliques enluminées, me maudissant d’avoir gaspillé majournée.

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