Au temps de la comète

4.

– Qu’allons-nous faire ? – demanda Verrall.

Nettie choisit un œillet rouge sombre dans le bouquet qui ornaitla table, et se mit à arracher les pétales un à un. Son gestecontinuel sembla rythmer nos paroles ; elle aligna devant elleles pétales arrachés, les rangeant et les dérangeant à safantaisie, et plus tard, quand ils furent tous deux partis, jerestai seul à considérer son dessin laissé incomplet.

– Eh bien ! – dis-je, – la chose semble assez simple. Tousdeux, – je m’armai de tout mon courage, – vous vousaimez ?

Je m’interrompis. Ils ne me répondirent que par le silence, unsilence rêveur.

– Vous vous appartenez ; j’y ai réfléchi, j’ai examiné lachose à plus d’un point de vue… J’aspirais à un bonheur impossible.Je me suis mal conduit. Je n’avais pas le droit de vous poursuivre.– Et, me tournant du côté de Verrall : – Vous vous considérez commelié à elle ?

Il fit un signe d’assentiment.

– Nulle influence sociale, nul obscurcissement de cette clartégénéreuse qui nous environne… car la nuit pourra venir !… nemodifiera ?…

Il me répondit, en fixant sur les miens ses regardshonnêtes.

– Non, Leadford, jamais.

– Je ne vous connaissais pas, – continuai-je. – Je vous croyaistout autre que vous vous montrez aujourd’hui…

– J’étais autre, – répliqua-t-il.

– Maintenant, – continuai-je, – tout est changé.

Et je m’arrêtai, ayant perdu le fil de ma pensée.

_ Quant à moi, – poursuivis-je, en jetant un coup d’œil àNettie, qui baissait la tête, et contemplant ensuite les pétalesqui jonchaient la table entre nous, – puisque je suis possédé parune affection pour Nettie, puisque cette affection est grosse dedésir, puisque, de la voir à vous et tout entière à vous, m’est unspectacle intolérable, je dois m’éloigner ; vous devrezm’éviter, comme je devrai vous éviter… Il faut que nous nouspartagions la terre, comme le firent Esaü et Jacob… Je meconsacrerai, avec toute la puissance de ma volonté, à quelqueoccupation absorbante. Somme toute, cette passion n’est pas la vie.C’est peut-être la vie pour des brutes et des sauvages, mais nonpas pour des hommes. Nous devons nous séparer et je dois oublier.Quoi d’autre à faire ?

Je ne relevai pas mon regard, fixant, jusqu’à les graver dansmes yeux, les pétales rouges étalés sur la nappe ; mais jedevinais l’assentiment de Verrall. Le silence se prolongea ;Nettie le rompit.

– Mais… – commença-t-elle, et elle s’arrêta.

J’attendis un moment, poussai un soupir et m’appuyai au dossierde ma chaise.

– C’est très simple, – fis-je, avec un sourire, – maintenant quenos têtes ne sont plus échauffées.

– Est-ce si simple que cela ? – ajouta Nettie, et son douteanéantit tout mon discours.

Je levai les yeux : elle regardait Verrall.

– Voyez-vous, – lui dit-elle, – c’est que j’aime Willie. Il estdifficile de bien exprimer ce qu’on ressent. Mais je ne veux pasqu’il s’en aille ainsi.

– Mais, – objecta Verrall, – comment ?…

– Non… – interrompit Nettie, amassant ses pétales d’œillet ets’occupant à les aligner ensuite en file. C’est si difficile…Jamais jusqu’ici je n’avais essayé de voir jusqu’au fond de moncœur. D’abord, j’ai mal agi à l’égard de Willie. Il comptait surmoi, je le sais ; j’étais toute son espérance, sa joiepromise, comme la couronne de sa vie, un bonheur comme il n’enavait jamais eu, un orgueil intime. Il vivait de moi. Je le savais…quand nous avons commencé nos rendez-vous, tous deux… Je me suisrendue coupable d’une sorte de trahison.

– De trahison ! – me récriai-je. – Non, tu marchais àtâtons à travers toutes les perplexités.

– Tu as pensé, pourtant, que c’était une trahison – Avant, oui,mais plus maintenant.

– Je l’ai pensé et je le pense encore, car tu avais besoin demoi.

Je protestai faiblement, et me pris à réfléchir.

– Oui, même pendant qu’il nous poursuivait pour nous tuer, jesympathisais avec sa douleur, tout au fond de moi, – dit-elle àVerrall. – Ah ! je me rends compte de toutes ses tristesses,des humiliations qu’il subissait…

– Certes, – concédai-je. – Mais je ne vois pas…

– Et moi je ne vois pas mieux… J’essaie de voir. Toujoursest-il, Willie, que tu fais partie de ma vie. Je te connais depuisplus longtemps que je ne connais Edward ; je te connais mieux,je te connais, comment dire ?… de tout mon cœur. Tu as cru queles choses que tu me disais étaient paroles perdues, que je n’avaisjamais compris ce côté de toi-même, tes ambitions et le reste.Eh ! bien, non ! je comprenais tout, et bien mieux que jene croyais alors… Tout est clair à présent. Ce que j’avais àcomprendre en toi était plus profond que ce que m’apportait Edward.Je l’ai senti, tu fais partie de ma vie, et je ne veux pasretrancher et rejeter de moi tout cela, maintenant que je l’aicompris.

– Mais tu aimais Verrall…

– L’amour est une chose si bizarre… Y a-t-il un amour… n’ya-t-il qu’un seul amour, veux-je dire ? – Et, se retournantvers Verrall : – Je sais que je vous aime, je peux le dire touthaut désormais. Mon cœur s’est échappé d’une prison… Maisqu’est-ce, au juste, que cet amour que j’éprouve pour vous ?C’est un tas de petites choses… des façons d’être à vous, desaspects de vous, ce sont les sens… et le sentiment de certainesbeautés. Il y a aussi de la vanité, des flatteries, des mots quevous avez dits, des espoirs, des erreurs à propos de moi. Et toutcela réuni a été renforcé par les émotions profondes qui dormaientdans mon être ; cela embrassait tout, cela semblait être tout.Mais non, comment le décrirai-je ? Ce fut comme une lamebrillante à l’abat-jour épais ; presque toute la chambre estvoilée d’ombre, vous enlevez l’abat-jour, et toute la pièce estclaire ; c’est la même lumière, seulement elle éclaire tout lemonde.

Elle se tut. Pour un moment, personne ne dit mot, et Nettie,d’un rapide mouvement, forma une pyramide avec les pétales.

Le langage imagé m’a toujours troublé, et cette phrase : « C’esttoujours la même lumière », me revenait à l’esprit comme unrefrain.

– Il n’y a pas de femme qui admette ces choses et y ajoute foi,– affirma-t-elle soudain.

– Quelles choses ?

– Aucune femme ne partagerait cette opinion.

– Il vous faut choisir un homme, – dit Verrall, la comprenantavant moi.

– Nous sommes élevées avec cette idée. On nous dit… c’est dansles livres, dans les contes, dans ce que les gens rabâchent, dansla façon dont ils se conduisent… « Un jour un homme viendra… » Ilsera tout « et rien ne comptera plus. Quittez tout et vivez enlui…

– À l’homme aussi on dit cela d’une certaine femme, – répliquaVerrall.

– Seulement, les hommes ne le croient pas. Ils sont plusobstinés… Les hommes ne se sont jamais conduits comme s’ils lecroyaient. Il n’est pas besoin d’être vieux pour savoir ça. Parleur nature même, ils en doutent. Mais la femme n’écoute pas sanature. Elle s’enferme dans un moule, se cachant à elle-même sespensées.

– Oui, autrefois, – dis-je.

– Vous ne vous êtes pas caché les vôtres, en tout cas, –remarqua Verrall.

– Je suis sortie de moi-même. C’est la Comète, et Willie. Etparce que, au fond, je n’ai jamais cru au moule, même quand jepensais que j’y croyais. Je trouve bête de renvoyer Willie, peiné,déçu, et sans espoir de le revoir jamais, quand je l’aime. C’estcruel, c’est méchant et c’est laid de se jeter sur lui, comme surun ennemi vaincu, et de faire semblant de pouvoir être heureusequand même. Il n’y a pas de bon sens dans une règle de vie quiprescrit ça. C’est égoïste, brutal, insensé. Je… – Il y eut unsanglot dans sa voix. – Willie ! Je ne veux pas !

J’étais assis, rêveur, et mes yeux suivaient ses doigtsagiles.

– C’est brutal, en effet, – prononçai-je enfin, avec un toncalme, posé, résolu. – Néanmoins, c’est dans la nature des choses…Non !… Vois-tu Nettie, nous sommes après tout plus qu’à moitiédes brutes. Et les hommes, comme tu dis, sont plus obstinés que lesfemmes. La Comète n’a pas changé cela ; elle a rendu la choseplus claire. Nous devons notre existence à un tumulte de forcesaveugles… Je répète ce que je disais tout à l’heure ; nousconstatons que nos pauvres intelligences, notre raison, notre bonnevolonté de vivre selon le bien, s’en vont à la dérive, ballottéssur les flots des passions, des instincts animaux et stupides… Etnous voici donc comme des naufragés s’accrochant à une épave, commedes gens s’éveillant sur un radeau.

– Nous revenons à ma question, – observa Verrall doucement. –Qu’avons-nous à faire ?

– Nous séparer, – déclarai-je. – Vois-tu, Nettie, les corps quenous avons ne sont pas ceux des anges. Ils ont les mêmes organesqu’avant… J’ai lu quelque part que l’on pouvait trouver dans noscorps la preuve d’une origine très basse ; que, dansl’intérieur de nos oreilles, je crois, et dans nos dents, il y aquelque chose du poisson ; que nous avons des os rappelant…qu’est-ce déjà ?… les os d’ancêtres marsupiaux, et cent tracesdu singe. Même ton beau corps, Nettie, renferme ces tares. Non,écoute ! – Je me penchai vers elle, vivement. – Nos émotions,nos passions, nos désirs, leur substance, comme la substance de noscorps, forment un animal, une chose combative aussi bien qu’unechose de désirs. Tu nous parles en ce moment comme un esprit à desesprits… C’est facile lorsqu’on a pris de l’exercice, lorsqu’on abien mangé et que l’on n’a rien à faire… Mais lorsqu’on retourne àla vraie vie, on retourne à la matière.

– Oui, – dit Nettie, me suivant lentement. – Mais on peut lavaincre.

– En lui obéissant dans une certaine mesure. Il n’y a pas demagie là-dedans… Pour conquérir la matière, nous devons divisernotre ennemie et la prendre pour alliée. Il est absolument vraique, de nos jours, un homme, par la foi, peut transporter desmontagnes ; il peut dire à une montagne : « Sois déplacée etque la mer t’engloutisse. » Mais il ne réussit que parce qu’il aideses frères, les hommes, et se fait aider par eux, parce qu’il al’esprit, la patience et le courage de s’adjoindre le fer, l’acier,la dynamite, les grues, les machines, l’argent des autres… Pourvaincre mon désir de toi, je ne dois pas le stimulerperpétuellement par ta présence, il faut que je m’en aille, afin dene plus te voir… Il me faut chercher d’autres intérêts, me jeterdans le tourbillon de luttes et de débats…

– Et oublier ? – intervint Nettie.

– Non, pas oublier, – protestai-je. – Mais en tout cas cesser dete regretter.

Elle réfléchit pendant quelques instants.

– Non, – dit-elle. Puis, démolissant le dessin de ses fleurs,elle regarda Verrall, qui s’agitait.

Verrall se pencha en avant, les coudes sur la table, et lesmains croisées.

– Vous savez que je n’ai guère pensé à ces questions, –déclara-t-il. – Au collège et à l’Université, on ne s’en préoccupepas… le système d’éducation prohibe soigneusement ce sujet. On vachanger tout ça, sans doute… Nous semblons, – continua-t-ilpensivement, – nous semblons patiner sur des questions que nousavions entrevues dans le grec, avec variantes, dans Platon, maisqu’aucun de nous ne songea jamais à transporter de cette languemorte dans les faits réels de la vie…

Il s’arrêta, et répondit à une interrogation intérieure qu’ils’était posée :

– Non, je pense, comme Leadford l’a dit, qu’il est dans lanature de l’homme d’être exclusif. Les esprits sont libres etvagabondent par le monde, mais une femme ne peut être possédée quepar un seul homme. Elle doit écarter les rivaux. Nous sommes faitspour la bataille de la vie… Nous sommes la bataille de lavie ; les choses qui vivent sont le combat incarné de la vie,et cela fait que les hommes se battent pour leur compagne ;pour chaque femme, un homme seul prévaut. Les autres s’en vont.

– Comme les animaux, – se moqua Nettie.

– Oui…

– Il y a bien des incertitudes dans la vie, – déclarai-je, –mais celle-là est la dure, brutale et universelle vérité.

– Cependant, ç’a été changé réfuta Nettie, – vous ne combattezplus, depuis que l’humanité possède une raison.

– Oui, et c’est la femme qui décide elle-même de son choix, –rétorquai-je.

– Et si je ne veux pas choisir ?

– Ton choix est fait.

– Oh ! – fit-elle, avec un peu d’impatience. – Pourquoi lesfemmes sont-elles les esclaves du sexe ? Est-ce que cet âge deRaison et de Lumière ne va rien changer à cette situation ? Ilme semble que tout est bête. Je ne crois pas que ce soit là lasolution juste du problème, ce n’est qu’une mauvaise habitude dutemps révolu… L’instinct ! Il est une foule d’autres choses oùvous ne laissez pas vos instincts vous diriger. Me voici entrevous. Voici Edward. Je … l’aime parce qu’il est gai et agréable etparce que… parce qu’il me plait. Voilà Willie… une partie demoi-même, mon premier secret, mon plus vieil ami. Pourquoi nepuis-je les avoir tous les deux ? Ne suis-je pas aussi unesprit, que vous ne me consultiez qu’en tant que femme, qu’en choseà posséder, à conquérir par la lutte ?…

Elle se tut, et nous ne songions pas à lui répondre. Soudain,elle formula son inquiétante proposition.

– Ne nous séparons pas. Se séparer, c’est se haïr, Willie.Pourquoi ne serions-nous pas amis quand même ? On se verraitsouvent. On causerait…

– On causerait ! – me récriai-je. – De tout cela ?

Par-dessus la table, je rencontrai les yeux de Verrall, et nousnous étudiâmes l’un et l’autre. C’était le loyal et pur examen d’unantagonisme honnête.

– Non, – décidai-je. – Entre nous, rien de la sorte n’estpossible.

– Jamais ? – insista Nettie.

– Jamais ! – affirmai-je, convaincu.

Avec un violent effort pour rester maître de mon émotion, jecontinuai :

– Nous ne pouvons toucher aux lois et aux coutumes qui régissentces problèmes ; ces passions se rattachent trop intimement ànotre être essentiel. Plutôt une amputation qu’une pluielanguissante. De Nettie, mon amour veut tout. L’amour d’un hommen’est pas le dévouement, le sacrifice… c’est une exigence, un défi.Et d’ailleurs, – ici, j’outrai mes développements, – je me suisdonné maintenant à une autre maîtresse, et c’est moi, Nettie, quisuis l’infidèle. Derrière toi et au-dessus de toi s’élève la Citédu monde à venir, et ma place y est marquée. Cher cœur ! Tu esseulement le bonheur… et cela… oui vraiment, cette vocationm’appelle. Quand bien même mon sang devrait baptiser la pierreangulaire… et je voudrais espérer que ce sera là mon sort, Nettie,… je suis prêt à répondre à l’appel… – Et dans ces derniers mots jemis toute ma conviction : – Nul conflit de passion ne doit medétourner.

Il y eut un silence après cette conclusion quelque peuboiteuse.

– Alors, nous devons nous séparer, – articula Nettie, qui avaitl’expression d’une femme qu’on frappe à la face.

Je fis un signe d’assentiment.

Un nouveau silence, et je me levai. Nous étions à présent debouttous les trois. Nous nous quittâmes presque de mauvaise humeur,sans un mot de plus, et je restai seul dans le berceau deverdure.

Je ne crois pas les avoir suivis des yeux. Je me souviensseulement de moi-même, demeuré là, affreusement vide et seul. Jem’assis de nouveau et m’abandonnai à une vague rêverie.

Soudain, je levai les yeux. Nettie était devant moi et meregardait.

– Depuis notre conversation, j’ai réfléchi, – dit-elle. – Edwardm’a laissée revenir vers toi. Et je sens que peut-être je pourraimieux te parler en tête à tête.

Je ne soufflai mot, et ce mutisme l’embarrassa.

– Je ne pense pas que nous devions nous séparer, –répéta-t-elle. – On vit de différentes façons. Je me demande si tucomprendras ce que je vais te confier, Willie. C’est difficile deformuler ce que je sens, mais il faut que ce soit dit. Si nousdevons nous quitter pour toujours, il faut que ce soit spécifiéclairement… Auparavant, j’avais toujours cet instinct féminin,cette éducation de femme qui fait qu’on se cacha. Mais… Edwardn’est pas tout de moi. Pense bien à ce que je dis… Edward n’est pastout de moi… Je voudrais pouvoir mieux t’exprimer comment je voiscela. Je ne suis pas tout de moi-même non plus. Toi, en tous cas,tu es une partie de moi, et je ne peux endurer l’idée de telaisser. Et je ne vois pas pourquoi je te laisserais. Il y a commeun lien du sang entre nous, Willie. Nous avons grandi ensemble.Nous faisons partie l’un de l’autre. Je te comprends. Oui,maintenant, je te comprends vraiment. J’en suis venue en quelquesorte à te comprendre tout à coup. Assurément je te comprends, toiet ton rêve. Je veux t’aider. Edward… Edward n’a pas de rêve… Celam’est insupportable, Willie, de penser que nous deux devons nousséparer.

– Nous avons décidé pourtant, n’est-ce pas ? Il faut nousséparer.

– Mais… Pourquoi ?

– Je t’aime.

– Eh bien ! pourquoi le cacherais-je, Willie ?… Jet’aime…

Nos yeux se rencontrèrent. Elle rougit, puis continua résolument:

– Tu es ridicule. Le tout est ridicule. Je vous aime tous lesdeux.

– Tu ne sais pas ce que tu dis, Nettie.

– Tu veux que je parte ?

– Oui, oui, pars.

Un instant, nous nous dévisageâmes, sans prononcer une parolecomme si, par-delà les ténèbres insondables, par-delà la surface etla présente réalité des choses, quelque révélation muette sefaisait pressentir. Elle voulut parler, mais se retint.

– Faut-il donc que je parte ? – s’écria-t-elle enfin, leslèvres tremblantes et des larmes aux yeux, comme des étoiles. Ellevoulut m’objurguer encore.

– Willie…

– Pars – interrompis-je. – Oui, pars !

Nous ne bougeâmes ni l’un ni l’autre.

Elle restait là, en larmes, attendrie et apitoyée ;soupirant après moi, me plaignant. Quelque chose de cet amour pluslarge, qui mènera nos descendants au-delà de toutes les limites, detoutes les rigoureuses et claires obligations de notre viepersonnelle, nous émut, comme le premier souffle d’un vent venantdu ciel, qui s’agite et passe. J’eus l’envie de prendre sa main etd’y poser mes lèvres, mais je savais qu’en la touchant toute maforce m’abandonnerait…

Ainsi, debout, à distance, nous nous quittâmes, et, àcontrecœur, regardant derrière elle, Nettie s’en fut avec l’hommequ’elle avait élu, vers le sort qu’elle s’était choisi, hors de mavie… comme le soleil hors de ma vie…

Ensuite, je suppose que j’ai dû plier le journal et le mettredans ma poche. Mais mon souvenir de cette rencontre se termine avecle visage de Nettie se tournant pour partir. Je me rappelle fortdistinctement toute cette scène. Je pourrais presque garantirl’exactitude de chaque parole que j’ai mise dans nos bouches… Puis,vient une lacune. J’ai le vague souvenir d’être retourné dans lamaisonnette, près des terrains du jeu de golf, d’avoir assisté auxpréparatifs et au départ de Melmont, d’avoir trouvé importunel’activité de Parker, le secrétaire, et d’avoir été me poster surla route, avec le désir profond d’être seul pour dire au revoir àMelmont.

Peut-être étais-je déjà ébranlé dans ma résolution de me séparerde Nettie pour toujours, car je me proposais, je crois, de raconterà Melmont tout ce qui avait été fait et dit.

Je ne pense pas que j’aie eu avec lui la moindre conversation ouautre chose qu’une poignée de main. Ce détail m’est sorti del’esprit. Mais j’ai conservé la mémoire de la crise de désolationque j’ai traversée, du moment où l’auto de Melmont eut disparu ausommet de Mapleborough Hill ; c’est alors que s’imposa à moila conviction que le Changement et la tâche nouvelle qui m’étaitfixée dans la vie ne me procureraient pas le parfait bonheur. Uneprotestation s’éleva en moi, comme contre une injustice extrême,lorsque mes compagnons de ces derniers jours m’eurent quitté.

– C’est trop tôt, – murmurai-je, – c’est trop tôt pour melaisser seul.

Mon sacrifice était excessif, pensais-je. Après cet adieu à lavie de passion ardente et immédiate, après ce renoncement à Nettie,à mon désir, à la rivalité physique et personnelle, après cettemutilation de moi-même, il était cruel de me laisser seul, le cœursaignant, de m’envoyer tout de suite vers l’inexorable austérité dulabeur, réclamé par la vie plus large. Il me semble que jerenaissais, soudain dépouillé de tout, abandonné, perplexe.

– À l’œuvre ! – dis-je, me contraignant à l’héroïsme.

Je pressai le pas en soupirant, heureux toutefois que le cheminà suivre me menât vers ma mère… Mais, chose curieuse, je merappelle que je fus plutôt gai dans la ville de Birmingham, cesoir-là. J’éprouvais le besoin d’agir, de m’intéresser à quelquechose. J’avais dû m’arrêter pour la nuit, parce que le service destrains était quelque peu troublé. J’assistai à un concert donnédans le parc, – un orchestre qui jouait sur les vieux instrumentsde cuivre une musique du vieux monde, – et je liai conversationavec un homme qui, me dit-il, avait été reporter d’un des journauxlocaux. Il manifestait une curiosité avisée sur les projets dereconstruction qui se formaient pour la vie de l’humanité, et sespropos ravivèrent tout l’intérêt que je prenais à ce noble rêve. Ennous promenant au clair de lune, nous arrivâmes à un endroit appeléBourneville, et nous discutâmes alors des nouveaux groupementssociaux qui devaient remplacer les anciens domiciles particulierset isolés, et de la façon dont les gens seraient logés.

Ce Bourneville se prêtait bien au sujet. De gros manufacturiersy avaient essayé d’améliorer les habitations de leurs ouvriers.Pour nos idées d’aujourd’hui, ce qu’ils firent paraîtrait le plusfaible des efforts, mais, à cette époque, on venait de loin pourvoir des cottages coquets, avec leurs bains dissimulés dans leplancher de la cuisine (l’emplacement était bien choisi, envérité !), et autres ingénieux aménagements. Personne, danscet âge agressif, ne voyait qu’on attentait à la liberté enfaisant, des ouvriers, les locataires et les débiteurs de leurspatrons, bien qu’une loi eût été depuis longtemps votée, quiinterdisait toutes les tentatives peu importantes de ce genre.Mais, mon compagnon de rencontre et moi, nous paraissions avoirtoujours prévu les développements possibles dans ce sens, et nousne doutions pas que le devoir de loger les gens ne fût uneresponsabilité publique. Notre intérêt se portait plutôt vers lapossibilité d’établir des nurseries, des cuisines et des sallespubliques qui économiseraient le travail et donneraient au peupleplus de temps et plus de liberté.

C’était un sujet très captivant, mais qui n’avait rien departiculièrement gai, et, quand je fus étendu dans mon lit, cettenuit-là, je songeai à Nettie, aux bizarres raisons qu’elle avaitinvoquées pour justifier sa double préférence, et ma rêverie setransforma en une sorte de prière. Je priai, cette nuit-là,laissez-moi vous l’avouer, ou plutôt j’exposai mes aspirations àune image que je m’étais forgée dans mon cœur, et qui me sertencore de symbole pour tout ce qui est mystérieux etinconcevable ; j’adressai ma requête à un Maître Artisan, aucapitaine invisible de tous ceux qui contribuent à l’édification dumonde, au façonnement de l’humanité.

Après comme avant ma prière, j’imaginai que je causais etraisonnais et me rencontrais encore avec Nettie… Mais elle n’entrajamais avec moi dans le sanctuaire de mon culte.

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