Au temps de la comète

2.

Mes pensées s’en vont vers les forêts et les déserts, vers lavie sauvage des jungles, qui connurent, comme l’homme, cet arrêt detoute activité : je vois des millions d’actes de férocitéinterrompus, suspendus comme les paroles gelées que Pantagruelrencontra sur la mer. Toutes les créatures vivantes, tout ce quirespire, devint insensible et inanimé. Dans l’universel crépuscule,les bêtes féroces et les oiseaux furent paralysés, parmi lesarbres, les buissons et les herbes inertes. Le tigre s’allongeauprès de sa victime égorgée qui saigne à mort dans le silencesoudain du fourré. Les mouches mêmes, atteintes par la somnolence,se laissent tomber, les ailes éployées ; l’araignée se replieau centre de sa toile surchargée. Je vois flotter, comme un floconde neige multicolore, le grand papillon qui tournoie et se pose.Par un contraste remarquable, on suppose que le phénomène n’eutaucune action sur la vie des poissons et de tous les animauxaquatiques.

Ce détail me remémore une curieuse exception de cetteprostration générale ; l’équipage du sous-marin B 94 eut unsort particulier. Autant que je le sache, ce sont les seuls humainsqui n’aient pas vu le brouillard vert envelopper le monde. Pendanttout le temps que dura l’engourdissement des êtres vivants à lasurface de la terre et des flots, le sous-marin, sinistre crustacéd’acier, bondé de matières explosives, pénétrait dans l’embouchurede l’Elbe, avec une lenteur et des précautions extrêmes, pouréviter les mines ; rampant sur le lit du fleuve, il traînaitderrière lui, pour servir de guide à ceux qui allaient le suivre,une longue amarre qui le reliait au formidable cuirassé des flancsduquel il était sorti : parvenu dans le canal, par-delà les fortsde l’embouchure, il remonta enfin à la surface, pour se munir ànouveau d’air respirable et choisir ses victimes. Ceux del’équipage qui montèrent sur le pont durent sortir de leur carapaceau crépuscule du matin, car, par la suite, ils parlèrent del’extraordinaire éclat des étoiles. Ils furent stupéfaitsd’apercevoir, à moins de trois cents mètres d’eux, un cuirassééchoué dans la vase du rivage et que la marée descendante faisaitpencher sur le flanc ; il était en feu, par le milieu, du côtédes machines, mais nul n’y prenait garde ; dans le grandsilence éclairé par l’aube, personne ne prenait garde à rien. Cevaisseau, et tous les autres cuirassés d’alentour, noirs etmassifs, semblaient montés par des équipages de morts.

Ils passèrent là par une épreuve singulière ; ayant échappéaux instants d’immobilisation et d’insensibilité universelles, cefut, m’a-t-on raconté, soudainement et avec un grand rire, qu’ilsrespirèrent l’atmosphère renouvelée. Aucun d’eux ne s’est préoccupéde nous laisser une relation écrite de ce qui fut dit et faitalors, et nous n’avons aucun détail de leur surprise et de leurémerveillement. Seuls, donc, ils vécurent la nouvelle vie pendantles deux heures qui précédèrent l’éveil général, et, quand lesAllemands surgirent à leur tour du sommeil transformateur, ilstrouvèrent leur cuirassé aux mains de ces étrangers souillés etlas, qui, avec une ardeur incomparable, s’efforçaient, à la clartéde l’aube éblouissante, d’arracher quelques ennemis, insensiblesencore, à l’incendie et à l’immersion.

Ce spectacle sublime ne peut détourner longtemps ma pensée dessinistres et des horreurs qui furent comme la rançon et le prix dubien-être dont nous jouissons. Que de vaisseaux, dont la barreavait été lâchée par des pilotes somnolents, se brisèrent sur lesrochers et sombrèrent. Combien, sur les routes du monde,d’automobiles précipitées vers la destruction. Combien de trainscontinuèrent, malgré les signaux, à filer à toute vapeur, et queles mécaniciens ahuris retrouvèrent, les feux éteints, sur desvoies inaccoutumées ; et combien d’autres, moins heureux,présentèrent, au regard épouvanté des paysans ou des hommesd’équipe s’étirant sur des talus, le spectacle de leurs ruinesamoncelées et fumantes. Les hauts fourneaux de nos Quatre Villesvomissaient toujours vers le firmament la souillure de leurfumée ; les foyers sans surveillance s’étendirent ; lesfeux brûlaient, il est vrai, plus ardents dans cette atmosphèreplus carburante et se propagèrent…

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