Au temps de la comète

Chapitre 2NETTIE

1.

Je ne puis me souvenir de ce qu’il s’écoula de temps, entre cesoir-là, où Parload me désigna d’abord la Comète que j’avais feintde contempler – et l’après-midi du dimanche que je passai àCheckshill.

J’avais, en tout cas, eu le loisir de donner mon congé et dequitter mon emploi chez Rawdon, de chercher inutilement, bienqu’avec ardeur, une autre situation, d’accabler ma pauvre mère etParload de duretés et d’injustices, et de traverser quelques phasesde profonde misère morale. J’eus aussi le loisir d’échanger unecorrespondance passionnée avec Nettie, mais cela s’est échappé dema mémoire. Je ne me souviens que de l’adieu grandiloquent que jelui écrivis, la rejetant de moi pour toujours. En retour, je reçusune petite missive fort nette, où il était dit que, quand bien mêmela fin de tout serait proche, rien ne m’excusait d’écrire depareilles inepties. Je répliquai sur un ton que je voulus rendresatirique. Elle ne répondit pas. Trois ou même quatre semainesdurent s’écouler ainsi, puisque la Comète qui, au début, n’avaitété qu’un point imperceptible au firmament, visible seulement parle moyen d’un télescope, était devenue un grand astre blanc, plusbrillant que Jupiter, et projetait une ombre bien à elle. La Comètepréoccupait vivement les hommes ; tous en parlaient ;chacun, au coucher du soleil, observait son éclat croissant. Elleremplissait de sa renommée les journaux, les cafés-concerts, lespalissades couvertes d’affiches.

C’est bien cela. La Comète brillait déjà de toute sa gloire,quand je me rendis auprès de Nettie pour une explicationdéfinitive. Et Parload avait dépensé une somme de deux livressterling, lentement amassée, pour s’acheter un spectroscope, defaçon à pouvoir, chaque nuit, observer, pour et par lui-même, laligne mystérieuse et troublante qui rayait la masse verte del’astre. Combien de fois dus-je, avant de me révolter, contemplerce symbole flou et vacillant de tout l’inconnu qui s’élançait surnous, hors du vide surhumain ? Je ne sais, mais je finis paréclater sous l’obsession, et je reprochai amèrement à Parload deperdre son temps en dilettantisme astronomique.

– Nous voici, – dis-je, – sur le point de tourner la page laplus tragique de l’histoire de ce pays-ci. Les patrons menacent defermer leurs ateliers et leurs usines : voici venir la misère et lafaim, voici toute l’organisation capitaliste prête à crever commeun abcès purulent, et tu passes tes heures à admirer bouche béecette petite tache de rien qui luit dans le ciel.

Parload me dévisagea.

– Eh bien ! oui, – fit-il lentement, comme si je venais delui révéler une idée nouvelle. – Est-ce que ?… Je me demandepourquoi tu me… ?

– Je veux organiser des meetings du soir sur la lande deHowden.

– Tu espères te faire écouter ?

– Ils écouteront tant que l’on voudra.

– Ils n’écoutaient guère, l’autre fois, – remarqua Parload,examinant son cher instrument d’optique.

– Il y a eu une manifestation de sans-travail à Swathinglea,dimanche. On a lancé des pierres.

Parload ne répondit pas d’abord, et je continuai sur le mêmesujet. Il semblait recueillir sa pensée.

– Somme toute, – déclara-t-il enfin, en tendant timidement lamain vers son spectroscope, – elle signifie bien quelque chose.

– La Comète ?

– Oui.

– Que peut-elle signifier ? Tu ne prétends pas me fairecroire à l’astrologie ? Qu’importe ce qui brille dans le ciel,quand les hommes meurent de faim sur la terre !

– C’est… c’est de science qu’il s’agit.

– La science… Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est dusocialisme.

Mais il semblait toujours peu disposé à abandonner sacomète.

– Le socialisme… rien de mieux, – dit-il. – Mais si cetteaffaire, là-haut, venait à heurter la Terre, ça pourrait aussi nousconcerner…

– Ce qui nous concerne, ce sont les créatures humaines.

– Et si elle allait nous écrabouiller tous ?

– Oh ! – fis-je. – Nous tombons dans l’extravagance.

– Je me le demande, – murmura Parload, encore bien indécis.

Il jeta un regard vers la Comète, et parut sur le point derépéter ce qu’il savait du croisement de sa trajectoire avecl’orbite terrestre, et des conséquences possibles. Aussil’interrompis-je par une citation empruntée à un auteur aujourd’huioublié, Ruskin, volcan de beau langage et de divagationssaugrenues, qui avait grand succès auprès des jeunes gens éloquentset émotifs d’alors. Il y était question de la vanité de la scienceet de l’importance suprême de la Vie. Parload m’écoutait, les yeuxmi-clos levés au ciel, caressant du bout des doigts sonspectroscope. Il sembla soudain prendre son parti.

– Non, je ne suis pas de ton avis, Leadford. Tu ne comprendsrien à la science.

Parload osait rarement de ces contradictions brutales. J’avaissi bien l’habitude de mener à ma guise la conversation que sa brèveriposte m’étourdit comme un choc.

– Tu n’es pas de mon avis ? – répétai-je.

– Nullement, – fit Parload.

– Mais en quoi ?

– Je crois que la science est plus importante que le socialisme,– expliqua-t-il. – Le socialisme, c’est de la théorie… La scienceest plus que cela.

C’est là tout ce qu’il trouvait à dire !

Nous nous embarquâmes dans une de ces étranges controverses oùles jeunes gens sans culture apportent tant de feu. La science oule socialisme ? C’était comme si nous eussions discuté pourdéterminer lequel vaut le mieux, d’être gaucher ou d’aimer lesoignons. Le parallèle était tout à fait impossible à établir. Maisenfin, les ressources de ma faconde me permirent d’exaspérerParload, et, quant à moi, son opposition seule suffisait àm’exaspérer. Cela se termina sur le ton de la dispute.

– Oh ! fort bien, – m’écriai-je, – du moment que tu enviens là !

Et je refermai la porte derrière moi si violemment qu’on aurait,à moins de bruit, dynamité sa maison. Furieux, je me précipitaidans la rue, bien persuadé qu’avant que j’eusse tourné le coin ilserait à nouveau en adoration devant sa sacro-sainte ligneverte.

Il me fallut une heure de marche pour retrouver le calme. Etc’était Parload qui m’avait initié au socialisme… le renégat !Les idées les plus abracadabrantes me traversaient le cerveau ences jours de folie. J’avoue, ce soir-là, que je vécus, en esprit,la plus belle des Révolutions, d’après le modèle français : jesiégeais dans un Comité de Salut Public, et condamnais à mort lesrenégats. Parload était là, parmi les prévenus, les mains liéesderrière le dos, traître et conscient trop tard de ses égarements,prêt pour l’échafaud ; à travers une porte ouverte, onentendait la voix de la justice, la rude justice du peuple. J’étaisnavré, mais le devoir avant tout…

– Si nous châtions ceux-là qui voudraient nous livrer auxtyrans, – dis-je, la voix triste mais assurée, – combien davantagedevons-nous châtier ceux qui se désintéressent de l’État pours’abandonner aux vaines recherches scientifiques.

Et, avec une sombre satisfaction, je l’envoyai à laguillotine.

– Ah ! Parload ! Parload ! Si tu m’avaisseulement écouté !

Néanmoins, notre dispute me peina extrêmement. Il était mon seulinterlocuteur, et il m’en coûtait beaucoup de l’éviter, soir aprèssoir, et de penser du mal de lui, sans personne pour écouter mesrécriminations. Ce fut une triste période pour moi, avant madernière visite à Checkshill. Mes longues heures d’oisiveté mepesaient aux mains. J’étais hors de chez moi toute la journée,moitié pour rendre apparemment plausible la fable que je cherchaisassidûment une situation, moitié pour échapper à la persistantequestion que je lisais dans les yeux de ma mère.

– Pourquoi t’es-tu fâché avec M. Rawdon ? Pourquoi ?Pourquoi ?… Pourquoi persistes-tu à aller rôder avec unefigure renfrognée, au risque d’offenser encore ce qui est au-dessusde nous ?

Je tuais le temps, le matin, dans la salle des journaux, à labibliothèque publique, rédigeant d’invraisemblables demandes pourdes emplois impossibles. J’offris, entre autres, mes services à uneagence de police privée, sinistre spéculation qui tirait profit debasses jalousies désormais disparues de la terre ; à uneannonce demandant des arrimeurs, je répondis que j’ignorais ce quepouvaient être les fonctions d’un arrimeur, mais que j’étais toutdisposé à me mettre au courant. L’après-midi et le soir, j’erraisentre les ombres et les lumières de ma vallée natale, haïssanttoute l’humanité, jusqu’à ce que mes promenades fussentinterrompues par suite de cette constatation, que j’usais messouliers.

Ô l’époque stagnante de torpeur et d’indécision !

Je vois bien que j’étais un jeune homme de caractère exécrable,dévoré de convoitise et capable de beaucoup de haine. Mais enfin…il y avait une excuse à mes ressentiments.

C’était mal à moi de haïr des individus, de me montrer grossier,brutal et vindicatif, mais c’eût été aussi peu digne d’acceptersans révolte la vie telle qu’elle s’offrait à moi. Je saismaintenant clairement que les conditions de mon existence étaientintolérables, mais je ne le ressentais alors qu’obscurément et avecune intensité variable. Mon travail était fastidieux et fatigant,et me prenait une part disproportionnée de mon temps ; j’étaismal vêtu, mal nourri, mal logé, mal instruit, mal éduqué ; mavolonté était réprimée et ligotée jusqu’à la torture ; jen’avais aucune fierté raisonnable de moi-même, ni aucune occasionraisonnable de redresser quoi que ce fût de ces imperfections. Jemenais une vie à peine digne d’être vécue. Le fait que, des gensqui m’entouraient, très peu jouissaient d’un sort meilleur et quebeaucoup en avaient un pire, ne peut qu’excuser mon ressentiment.Dans de telles conditions d’existence la satisfaction docile eûtété une honte. Si certains étaient résignés et contents, le malpour la collectivité en augmentait. Sans doute, ce fut irréfléchiet sot à moi d’abandonner ma place ; mais tout était à cepoint incohérent et vain, dans notre organisation sociale, que jene me sens pas le courage de blâmer mes actes d’alors, à part lapeine et l’inquiétude que je causais à ma mère.

Envisagez un instant le fait qui résume bien tant d’abus : lelock-out, la grève patronale.

Cette année-là avait été mauvaise, une année de désordreéconomique universel. Par un manque de direction intelligente, legrand trust américain du fer, – groupe de maîtres de forgesénergiques, mais sans largeur de vue, – avait coulé plus de fonteque le monde entier n’en pouvait consommer. On ne savait supputer,il est vrai, dans ces temps-là, quelle serait la demande, et yproportionner l’offre. Ces usiniers en avaient décidé ainsi de leurpropre chef, sans avertir leurs collègues du dehors. Pendant lapériode d’excessive activité, ils avaient attiré et embauché ungrand nombre d’ouvriers et avaient accru les moyens de production.Il eût été manifestement juste que les gens coupables de tellessottises en souffrissent ; mais il était possible, en cestemps de jadis, il était courant que les auteurs responsables deces véritables désastres fissent retomber sur d’autres lesconséquences déplorables de leur incapacité. On ne voyait riend’immoral à ce qu’un de ces « rois » industriels, après avoirengagé ses ouvriers dans une surproduction disproportionnée dequelque article, les abandonnât et les renvoyât. Rien, non plus,n’empêchait de provoquer de soudaines baisses de prix destinées àruiner un concurrent ou à lui voler une clientèle nécessaire pourrétablir des affaires qui périclitaient, rejetant ainsi sur ceconcurrent une part du châtiment mérité par le manque de prévoyanced’un autre. C’est cette opération que les maîtres de forgesaméricains tentaient à ce moment sur le marché britannique. Lespatrons anglais se préoccupaient naturellement de faire supporterleurs pertes, dans la mesure du possible, par leurs ouvriers ;et, en même temps, ils s’agitaient pour obtenir le vote de loisélaborées non pas dans le but de restreindre la surproduction, maispour les garantir, eux, contre l’importation d’articles en baisse.On s’ingéniait non pas à guérir la maladie, mais à pallier sesconséquences. La science organisatrice faisait défaut pour corrigerces effets et ces causes, mais personne n’en avait cure, et, pourrépondre aux besoins de la situation, il s’était constitué unsingulier consortium de protectionnistes, qui, pour riposter auxattaques convulsives de la production étrangère, proposaient devagues mesures de représailles et combinaient leur plan pouraboutir très évidemment à des spéculations financières. Leséléments malhonnêtes ou aventureux étaient si manifestes dans cettecombinaison, que le sentiment ambiant d’insécurité et de défiancemenaçait de devenir de l’affolement, et, dans la terreur généralede voir la puissance financière se concentrer entre de pareillesmains, on entendait des hommes d’État, fidèles à des principes d’unautre âge, déclarer véhémentement que ces importations désastreusesétaient un danger illusoire, ou même un bienfait pour l’industrienationale. Personne n’osait regarder en face la difficulté etdémêler la vérité dans l’enchevêtrement de ces questions. Toutcela, pour l’observateur rassis, se résumait en un chaos derécriminations déclamatoires contre une série de cataclysmeséconomiques irrationnels ; les prix de vente et de revientétaient bousculés comme par un tremblement de terre, culbutaientles uns sur les autres comme des tours qui s’écroulent, et, pendantce temps, les masses laborieuses s’en tiraient au petit bonheur,vivaient leur vie de souffrance, inquiètes, sans organisation,impuissantes, si ce n’est pour des soubresauts de protestationviolente et sans effet.

Il vous est à peu près impossible de vous figurer aujourd’hui laconstruction défectueuse et le mauvais fonctionnement de la machinesociale d’alors. Il fut un moment où des milliers d’hommesmouraient de faim dans les Indes, alors qu’en Amérique on brûlaitle blé surabondant et inutilisable. Tout ceci, n’est-il pas vrai, ades allures de cauchemar ? C’était un rêve, en effet, un rêvedont personne sur terre n’espérait plus s’éveiller. À nous autres,jeunes gens positifs et rationnels, comme l’est la jeunesse, il nesemblait pas possible d’attribuer à la seule ignorance, au seulmanque de réflexion et de sentiments humains, ces grèves, ceslock-outs, ces surproductions et leur corollaire demisères. Il nous fallait, au drame, des personnages plus vivantsque ces intelligences brouillées, que ces démons impalpables commedes fantômes. Nous cherchions un refuge dans ces leurres communsaux ignorants misérables, dans la croyance à de vastes complots,cruels et insensés, ourdis contre les pauvres. Vous vous rendrezassez bien compte de notre état d’esprit à cet égard en consultant,dans les bibliothèques, les collections des journaux socialistespubliés en Allemagne et en Amérique, à cette époque, et enexaminant les caricatures qui représentaient le Capital et leTravail.

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